2.3.2.1. ’L’affaire’ du sang contaminé

Après plus de 10 ans de procédures judiciaires et un ’matraquage’ médiatique particulièrement intense à partir de la fin 1987, ’l’affaire’ du sang contaminé s’est conclue, pour ce qui est en tout cas de sa dimension politique, par le procès des trois ministres concernés devant la Cour de Justice de la République, qui s’est déroulé du 9 au 25 Février 1999, le verdict ayant été prononcé le 9 Mars 1999. Nous avons choisi d’aborder cette ’affaire’ car c’est sans doute celle qui a le plus défrayé la chronique dans une période relativement récente, ne serait - ce qu’en raison de sa durée, alors même que dans d’autres pays européens où le même drame a eu lieu, il n’a pas pris les mêmes proportions ni sur le plan médiatique, ni sur le plan judiciaire, ni sur le plan politique. Par ailleurs, cette ’affaire’ nous est toujours apparue, intuitivement, comme particulièrement révélatrice d’une logique générale visant à privilégier l’émotion au détriment de la raison.

Comme chacun s’en souvient, ’l’affaire’ du sang contaminé remonte, historiquement, à Juillet 1984, date du décès du premier hémophile français atteint du SIDA, un adolescent de 15 ans. Mais ce n’est que trois ans plus tard que les médias vont véritablement commencer à la construire en tant ’qu’affaire’, avec, en particulier, la publication par ’L’express’, en Décembre 1987, d’une enquête consacrée aux hémophiles séropositifs. Et c’est en 1988 que la justice considère comme recevable juridiquement les plaintes déposées par un certain nombre d’hémophiles contaminés par le virus du SIDA pour empoisonnement. En Octobre 1992, après une instruction extrêmement longue et difficile, le premier procès - en correctionnelle - a lieu. Trois prévenus sont condamnés: le Docteur Michel Garetta, ancien directeur du Centre National de Transfusion Sanguine, est convaincu de ’tromperie sur la qualité substantielle d’un produit’ et frappé d’une peine de quatre ans de prison ferme et de 500 000F d’amende; Jean-Pierre Allain, ancien chef du département recherche du C.N.T.S., écope de quatre ans d’emprisonnement, dont deux ans avec sursis; enfin, le professeur Jacques Roux, ancien directeur général de la santé, est condamné à quatre ans d’emprisonnement avec sursis pour ’non-assistance à personne en danger’. C’est la même année, le 20 Décembre, que le Parlement vote la mise en accusation de Laurent Fabius, ancien Premier Ministre, Edmond Hervé, ancien secrétaire d’Etat chargé de la Santé et Georgina Dufoix, ancienne ministre des Affaires Sociales et de la Solidarité, tous trois en poste à l’époque des faits délictueux, en 1984 et 1985. Le chef d’accusation est la ’non-assistance en personne en danger’. Mais il faudra attendre la loi du 27 Juillet 1993 pour que la Haute Cour de Justice - qui n’était compétente qu’en cas de ’haute trahison’ - soit remplacée par la ’Cour de Justice de la République’ habilitée à instruire et à juger tout membre du gouvernement accusé d’avoir commis un délit ou un crime dans l’exercice de ses fonctions. Et c’est à partir du 20 Janvier 1994 que les premières plaintes contre les trois ministres pour ’empoisonnement’ sont reçues par la Cour de Justice de la République, dont la commission d’instruction, en Septembre, met en examen Laurent Fabius, Edmond Hervé et Georgina Dufoix pour ’complicité d’empoisonnement’. Le 11 Mars 1997, le procureur général Jean-François Burgelin requiert un non-lieu, en arguant du fait que la responsabilité politique ne relève pas du droit pénal, ce qui n’empêche pas la commission de poursuivre son instruction. Le 11 Juin 1998, le procureur général réitère ses réquisitions de non-lieu, mais, le 17 Juillet, la commission d’instruction décide de traduire les trois ministres concernés devant la Cour de Justice de la République. Celle-ci, le 9 Mars 1999, a relaxé Laurent Fabius et Georgina Dufoix, mais a condamné Edmond Hervé pour ’défaut dans les mesures d’accompagnement du dépistage’ tout en le dispensant de peine. Précisons encore, si d’aventure il en est besoin, que toute ’l’affaire’, sur un plan juridique, repose sur deux griefs: le premier, qui s’adresse aux ministres et à leurs conseillers, porte sur la mise en place tardive du dépistage systématique du SIDA chez les donneurs de sang et du chauffage des produits sanguins; le deuxième, qui met en cause les responsables du Centre National de Transfusion Sanguine, a pour objet le fait de ne pas avoir retiré du marché ou fait détruire les lots de sang contaminé.

Il n’est évidemment pas possible, dans le cadre de la présente thèse, d’étudier dans son ensemble le traitement médiatique de cette affaire. Nous nous contenterons donc de présenter quelques réflexions générales qui tendent à montrer qu’elle constitue en quelque sorte un modèle.

Il n’est pas dans notre propos de contester le drame humain qu’a été celui des hémophiles contaminés par le virus du SIDA et de leurs proches: ils ont naturellement droit au respect, à la sympathie, à la vérité et à la réparation. Il n’est pas non plus dans notre intention de dédouaner les responsables politiques, techniques ou administratifs de leurs éventuelles fautes: la justice a bien pour mission de faire la lumière et de sanctionner les crimes et les délits quand ils sont constitués. Nous avons simplement été frappé par deux constatations simples: la première, c’est le retentissement médiatique extraordinaire - au sens strict du terme - de ce dossier; des milliers d’articles, des centaines d’heures de radio et de télévision, la presse exerçant une pression considérable sur la justice et la classe politique; de ce point de vue, le sang contaminé est tout à fait exemplaire. La seconde constatation, c’est ce qui nous est apparu, tout au long des années, comme une espèce d’acharnement à vouloir prouver à tout prix que les ministres devaient forcément être coupables, sur la base d’un paralogisme étonnant qui traduit assez bien la règle exprimée par Aristote selon laquelle il vaut mieux raconter ce que le public croit vraisemblable, même si c’est faux, plutôt que quelque chose de vrai que le public considère comme invraisemblable 352: en l’espèce, ce paralogisme postule que l’affaire est trop grave, trop dramatique, trop insupportable pour notre bonne conscience pour que les coupables ne soient pas à la mesure du scandale. Pour parler en termes magiques, il faut pour apaiser les dieux (et notre bonne conscience est le pire des dieux), que le sacrifice soit particulièrement important.

Cet impact médiatique exceptionnel est dû selon nous, au fait que le dossier du sang contaminé réunissait a priori la plupart des ingrédients indispensables à la production de l’émotion. Il s’agissait en somme d’une de ces situations spontanément émouvantes que nous avons évoquées dans le chapitre précédent. En effet, avant même de procéder à la moindre construction, les médias avaient à leur disposition nombre d’éléments susceptibles de provoquer la tristesse, la crainte, la colère, l’indignation, la vengeance, etc. Simplement en analysant ce qui constitue en quelque sorte le titre générique utilisé par tous les médias ’l’affaire du sang contaminé’, on peut aisément repérer une opposition ’vie’ versus ’mort’, ’Eros’ versus ’Thanatos’, on ne peut plus fondamentale pour l’être humain: la naissance, comme la mort nous font pleurer. Au surplus, le ’sang’ est fortement connoté comme quelque chose d’extrêmement précieux, fragile et émouvant. Nombreux sont ceux d’ailleurs que la vue du sang met mal à l’aise. L’idée de ’contamination’, pour sa part, fait évidemment référence à la maladie, à l’infection, à la souillure, à la corruption (au sens propre du terme). L’expression ’sang contaminé’ constitue donc une espèce d’oxymore ou en tout cas une sorte de paradoxe. Quant au lexème ’affaire’, il introduit l’idée d’une illégalité, d’un crime, d’un scandale et en même temps une notion de ’caché’, de ’secret’, ’d’occulte’ que les médias, bien sûr, se donnent pour mission de clarifier.

Mais ce n’est pas tout. Si l’on regarde les choses d’une façon un peu plus générale, en prenant en compte leur connotation sociale globale, on se rend aisément compte que les premiers ingrédients que nous avons indiqués doivent être resitués dans le contexte du SIDA, de la sexualité en général, des victimes innocentes (par rapport à d’autres qui le seraient moins), des rapports des individus au politique, de l’aspiration à la justice, tous ces éléments véhiculant en eux-mêmes de l’émotionnel mais constituant un ensemble cohérent infiniment plus puissant que la somme de ses parties. Et c’est bien pour cela, à notre sens, que les médias ont tant exploité ce filon et que ’l’affaire du sang contaminé’ constitue en quelque sorte un modèle. Le SIDA, tout d’abord, est une maladie - sexuellement transmissible, nous y reviendrons - qui, à l’évidence, est devenue la maladie qui cristallise toutes nos angoisses, un peu à la façon de la peste au Moyen-Age, alors même qu’objectivement en France elle ne frappe que quelques milliers de personnes (quelques centaines de contaminations par transfusion), infiniment moins que le tabac (60 000 morts par an), l’alcool (60 000 morts par an), les maladies cardio-vasculaires en général, les cancers ou même les accidents de la route. C’est que le SIDA revêt un certain nombre de caractéristiques à partir desquelles les médias, une partie de la classe politique, notamment à l’extrême-droite, l’Eglise, la doxa populaire, etc. ont construit des représentations qui tendent à nous renvoyer à des comportements magiques, émotionnels, peu rationnels: mystérieux quant à son processus d’apparition initiale en 1981, mal connu sur le plan médical d’un point de vue fondamental et surtout thérapeutique, mortel à coup sûr jusqu’à une période très récente, (aucun vaccin n’étant prévisible à court terme), pernicieux, pervers et malin (comme le diable) dans la mesure où il prive les malades de leurs défenses immunitaires et les livre pieds et poings liés à une nature hostile, le SIDA nous semble largement considéré, inconsciemment et parfois consciemment, comme un ’fléau de Dieu’, une punition infligée à l’homme en raison de ses péchés, et en tout cas, comme ’la grande peur des bien-pensants’. La prévention elle-même (l’usage du préservatif) renvoie à une technique qui, dans son principe, remonte, dit-on, au Moyen-Age. Cela nous conduit à évoquer la seconde caractéristique essentielle du SIDA - largement aussi importante, si ce n’est plus que la première - à savoir sa dimension éminemment sexuelle. De ce point de vue, le SIDA, dans l’inconscient collectif de notre culture occidentale est évidemment connoté par les représentations de la syphilis au fil des siècles et jusqu’à l’invention des antibiotiques. Le SIDA, en effet, même s’il peut être transmis par piqûre 353, transfusion ou même micro - coupure, est pour l’essentiel une ’maladie sexuellement transmissible’ avec tout ce que cela comporte en termes de tabous, d’interdits religieux, de normes sociales, de ’péché’, de ’secrets d’alcôve’, de ’déviances’, de désir, de plaisir, de refoulements, etc. Freud a assez montré l’importance de la sexualité dans l’inconscient humain pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir longuement ici. Au surplus, le SIDA est généralement présenté comme une maladie qui frappe surtout les homosexuels et ceux (ou celles) qui mènent une vie ’dissolue’ (partenaires multiples, pratiques hors normes, etc.). Il se situe donc bien au carrefour d’Eros et de Thanatos, de l’intime et du social, de l’individu, de la morale et de la religion, de la liberté et de la fatalité, etc. Et il nous semble important d’insister sur le fait que le SIDA est très souvent lié à une notion de culpabilité, d’une part parce qu’il faut bien que les ’événements’ aient une cause, sinon réelle au moins symbolique, d’autre part parce que la civilisation judéo-chrétienne a toujours ’culpabilisé’ la sexualité, celle-ci devant être strictement réservée à la procréation. D’une certaine manière, le SIDA apparaît donc à bien des gens, peu ou prou, comme relevant soit d’une justice immanente, soit d’un châtiment divin et, en toute hypothèse, comme la sanction d’une faute ou d’un péché. On n’ose pas tout à fait dire que les malades du SIDA n’ont que ce qu’ils méritent, mais on sous-entend souvent, en tout cas, qu’ils paient le prix - sans doute très lourd, mais hélas prévisible - de la vie qu’ils mènent. C’est à partir de cette analyse qu’il convient selon nous d’examiner une troisième caractéristique du SIDA qui explique en grande partie l’impact émotionnel considérable de ’l’affaire du sang contaminé’: c’est que, même si c’est difficile à admettre d’un point de vue éthique, il existe bel et bien deux sortes de victimes, celles qui, pour détourner quelque peu une formule célèbre, sont, sinon coupables, au moins responsables, et celles qui sont totalement innocentes, c’est-à-dire celles qui n’ont été contaminées ni par voie sexuelle, ni en s’injectant de la drogue, en l’occurrence les hémophiles. Et puis, il y a les ’innocents absolus’, si l’on peut dire, c’est-à-dire les enfants et, accessoirement, les adolescents, - nombreux parmi les hémophiles contaminés - qui ont fait l’objet d’un traitement médiatique tout particulier dans la mesure où ils étaient porteurs d’un ’pathos’ extrêmement fort.

Qui dit victime, dit, en principe, bourreau. La quatrième caractéristique de ’l’affaire du sang contaminé’, que nous avons déjà évoquée en introduction de ce sous-chapitre, était évidemment la possibilité de la transformer facilement en ’affaire d’Etat’ dans la mesure même où la santé, en France, repose beaucoup sur des organismes et institutions publiques ou para-publiques, dans la mesure même où il existe une vraie politique de santé publique symbolisée par un ministère, l’assurance maladie, le Centre National de Transfusion Sanguine, les Directions Départementales de l’Action Sanitaire et Sociale, l’Agence Nationale de Lutte contre le SIDA, etc. Autrement dit, les structures de l’Etat- Providence en général, et dans le domaine de la santé en particulier, la relative dépendance dans laquelle se trouve la population vis-à-vis des institutions politiques et administratives, tout cela contribue puissamment à ce que ’l’opinion publique’ considère l’Etat comme responsable de tout, et donc ’coupable’, au moins de négligence, quand un problème ou un drame survient. Il n’a donc pas été difficile, pour les médias, d’exploiter cette mentalité, d’autant que s’il fut un temps où les hommes politiques étaient ’intouchables’, la tendance judiciaire, depuis un certain nombre d’années, est plus, en ce qui concerne les élus et les ministres à la ’présomption de culpabilité’ qu’à la ’présomption d’innocence’. Au surplus, il est tout à fait évident que, quand les ’bourreaux’ sont des dirigeants politiques, des enseignants, des éducateurs, des religieux, etc. - ceux-là mêmes dont la mission normale est d’aider, de protéger, de surveiller, éventuellement de punir, en tout cas ceux à qui l’on doit spontanément faire confiance, ceux qui doivent prendre les bonnes décisions - le ’pathos’ est à la mesure de la contradiction entre l’attente et la ’réalité’, même si cette réalité n’est que médiatique.

Il y a enfin, dans cette affaire, - même si cela ne lui est pas spécifique - la mise en jeu d’une émotion particulièrement vive, celle que provoque le spectacle de l’injustice. L’aspiration à la Justice est selon nous, un sentiment très profond chez l’être humain, spécialement en France, au pays des Droits de l’Homme, où l’égalité fait partie de la devise de la République, où la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la Justice sont des valeurs cardinales, où toute la culture politique et sociale est profondément imprégnée par le concept de justice considérée comme une ‘vertu morale qui inspire le respect absolu du droit des autres’ qui suppose ’l’équité, le respect de la valeur d’autrui’ 354. Or, le scandale du sang contaminé relevait de la Justice d’un double point de vue: d’une part, il mettait en scène une injustice flagrante, inexplicable, injustifiable, frappant des victimes innocentes et sans défense; d’autre part, comme nous l’avons déjà indiqué, il constituait un terrain idéal pour qu’une procédure judiciaire soit médiatiquement ’porteuse’, en raison de la qualité des présumés coupables et de l’importance symbolique des procès, de ’recherche de la vérité’ dans les ’affaires d’Etat’.

En somme, si le drame du sang contaminé a été construit par les médias comme ’affaire’, c’est, selon nous, parce que sa charge émotionnelle était spontanément puissante et susceptible de ’faire de l’audience’. En retour, son traitement médiatique exceptionnel, et particulièrement pathétique, a contribué d’une façon décisive à le constituer comme un ’scandale’. En effet, ‘’rien ne s’impose avec autant d’évidence qu’un scandale, dès lors qu’il s’installe aux premières pages des journaux. Il tend même à être si évident qu’on risque d’oublier qu’il est en fait un produit social (...) Or le poids de la presse dans la constitution des ’scandales’ est fondamental, non pas celui de la ’presse à scandales’ (...) (qui) ne suffit pas à elle seule à produire des scandales, mais celui de la grande presse, et notamment de la presse parisienne. Il n’ est sans doute pas exagéré de dire qu’est ’scandaleux’ ce que le champ journalistique, dans son ensemble, considère comme tel et parvient surtout à imposer à tous’’ 355.

Notes
352.

Cf. Roland BARTHES: L’ancienne rhétorique, opus cité.

353.

Notons tout de même, à propos de piqûre, que le SIDA est également réputé frapper beaucoup les drogués qui réutilisent des seringues usagées. Mutatis mutandis, l’analyse qui suit s’applique parfaitement à eux.

354.

Dictionnaire Larousse.

355.

Patrick CHAMPAGNE avec Dominique MARCHETTI: L’information médicale sous contrainte (à propos du ’scandale du sang contaminé’) in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-102, Mars 1994, p. 43.