2.3.2.2. La ’marée noire’ de ’l’Erika’

Après avoir évoqué ’l’affaire’ du sang contaminé, qui constitue une espèce de modèle d’une certaine forme de construction émotionnelle de la réalité sociale, il nous semble utile d’aborder un autre ’événement’ exemplaire, significatif à nos yeux d’une conception de ’l’information’ de plus en plus répandue dans les médias et notamment à la télévision, conception caractérisée par le traitement prioritaire des ’nouvelles’ susceptibles de produire de l’émotion, particulièrement les accidents et catastrophes naturelles en tous genres: il s’agit en l’espèce de la ’marée noire’ de ’l’Erika’.

Le 12 Décembre 1999, le pétrolier ’Erika’ se brisait et coulait au large du Finistère, libérant 10 000 tonnes de fioul lourd, les 18 000 tonnes restantes demeurant prisonnières dans ses cales par 120 mètres de fond. Après 13 jours d’efforts infructueux pour éponger les nappes avant qu’elles ne viennent souiller les côtes bretonnes et vendéennes, la ’marée noire’ a commencé à atteindre le littoral dans la soirée du 24 Décembre, en entraînant des dégâts considérables et un déferlement médiatique impressionnant qui s’est prolongé plusieurs semaines durant. A vrai dire, les médias s’étaient emparés de ’l’événement’ aussitôt connu le naufrage de l’Erika, car ils avaient pour une fois la chance - ce qui n’est pas si fréquent - de pouvoir écrire la ’chronique d’une catastrophe annoncée’ en maximisant l’émotion par un suspense habilement ménagé.

En l’espèce nous avons considéré comme pertinent d’évoquer cette ’marée noire’ de ’l’Erika’ car celle-ci permet de mettre en lumière une série de catégories générales caractéristiques de la production de l’émotion par les médias. On peut en déterminer au moins quatre: la construction dramatique; le choix des ’événements’; le déferlement médiatique; la mise en cause des pouvoirs publics.

En effet, le concours de circonstances que nous évoquions plus haut a permis aux médias de mettre en oeuvre une construction dramatique tout à fait comparable à celle des ’films catastrophes’. On part d’une situation initiale susceptible de générer un désastre quelconque, la première partie de la narration étant consacrée à intensifier progressivement l’émotion à partir d’une double incertitude: la catastrophe attendue aura-t-elle vraiment lieu et, si oui, quand et comment se produira-t-elle ? Et dans une seconde partie, le drame étant finalement intervenu, on exploite l’horreur de ses conséquences, la lutte inégale des malheureuses victimes et de ceux qui leur viennent en aide contre le fléau, pour terminer par une forme de ’happy end’ qui traduit, sous une forme ou sous une autre la victoire, après toute une série de rebondissements, du bien sur le mal. La construction dramatique n’est évidemment pas toujours strictement identique à ce modèle, ne serait - ce qu’en raison du fait qu’il n’est pas toujours possible de ménager un suspens quant à l’arrivée des catastrophes. Dans de très nombreux cas, les drames se produisent sans qu’ils aient été prévus. Il reste que la mise en oeuvre par les médias d’une construction dramatique assez élaborée pour rendre compte de ’l’actualité’ montre qu’un de leurs objectifs majeurs est bien de produire de l’émotion. Comme dans la fiction, la composante narrative joue un rôle déterminant.

La seconde catégorie aisément repérable est relative à la nature des événements que les médias choisissent de développer. Et là encore, il apparaît clairement que les thèmes les plus largement traités sont, d’une façon générale, ceux qui génèrent ’naturellement’ de l’émotion. L’importance accordée aux catastrophes, naturelles ou provoquées, aux crimes, aux guerres, aux malheurs du monde, est à la mesure de la charge émotionnelle contenue a priori dans ces sujets. De ce point de vue, la ’marée noire’ de ’l’Erika’ - comme d’ailleurs les tempêtes ’historiques’ qui ont frappé la France au même moment - constitue un exemple typique qui mérite d’être analysé, dans la mesure où il permet de mettre en lumière un certain nombre d’éléments qui contribuent fortement à construire la dimension émotionnelle d’un ’événement’. Et nous postulons que ces éléments constituent pour les médias des critères de choix des informations à traiter et en même temps des axes de traitement desdites informations. On peut donc repérer, en étudiant la mise en scène médiatique de la ’marée noire’ de l’Erika au moins trois dimensions constitutives de la construction journalistique de l’émotion: l’inscription dans une catégorie émotionnelle bien établie; la ’récupération’ d’un thème auquel ’l’opinion publique’ est réputée sensible; l’insistance extrême sur le sort des victimes avec, en corollaire, la ’dénonciation’ vertueuse des bourreaux, ou la mise en avant de la ’fatalité’, s’il s’agit d’une véritable catastrophe naturelle. Précisons pour ce dernier point que dans les deux cas la mise en cause des pouvoirs publics, sinon en termes de responsabilité - encore que cela puisse arriver - du moins en termes de remédiation, de réparation, constitue une donnée essentielle à laquelle nous consacrerons un développement particulier.

Il nous apparaît donc en premier lieu que les médias s’attachent à inscrire les événements dramatiques qu’ils rapportent dans des catégories précises, dans une histoire, la récurrence passée des désastres étant en quelque sorte annonciatrice de leur ’éternel retour’. En l’espèce, l’utilisation unanime et récurrente de la métaphore lexicalisée ’marée noire’ (devenue un véritable cliché) renvoie évidemment le naufrage de ’l’Erika’ et la pollution des côtes bretonnes qui s’est ensuivie à tous les sinistres de même nature qui se sont produits dans le monde depuis que l’on transporte du pétrole par voie maritime. On peut ainsi lire à la une du ’Monde’ daté des 26 et 27 Décembre 1999, sur 4 colonnes, en haut de page: ’Marée noire: le littoral atlantique souillé’. De même, la une de ’Libération’ daté des 25 et 26 Décembre 1999 annonce, dans un titre secondaire situé en haut à droite et accompagné d’une photographie: ’La marée noire arrive’. On constate d’une façon générale que la plupart des articles et reportages consacrés à ce thème ont été placés, explicitement ou implicitement, dans le cadre d’une actualisation, ou d’un nouvel épisode de la grande histoire des ’marées noires’. C’est ainsi que tous les médias ont consacré une place importante au rappel des différentes catastrophes pétrolières ayant eu lieu dans le passé, en insistant particulièrement sur le naufrage de ’l’Amoco Cadiz’ intervenu le 16 Mars 1978, à l’occasion duquel 230 000 tonnes de mazout se répandirent sur les côtes du Finistère. Ce naufrage de ’l’Amoco Cadiz’ constitue évidemment dans la mémoire collective des Français une référence incontournable, un modèle en quelque sorte, aussi bien sur le plan de l’ampleur du désastre écologique (230 000 tonnes de fioul déversées sur les plages) que sur le plan des recherches de responsabilité, des procédures judiciaires qui ont duré une bonne quinzaine d’années et de l’indemnisation des victimes qui s’est finalement avérée très insuffisante. Signalons au passage que cette inscription dans l’histoire revêt une dimension hyperbolique et contribue à dramatiser la situation dans la mesure où elle conduit à mettre sur le même plan des accidents très différents du point de vue de leur dimension. En effet, même si une ’marée noire’ reste dans tous les cas une terrible catastrophe, les 10 000 tonnes de ’l’Erika’ ne sont pas comparables aux 230 000 tonnes de ’l’Amoco Cadiz’, aux 123 000 tonnes du ’Torrey Canion’ le 18 Mars 1967, aux 250 000 tonnes de ’l’Olympic Bravery’ le 24 Janvier 1976, etc., pour ne citer que les naufrages ayant eu des incidences sur les côtes françaises.

Nous considérons, en second lieu, que la ’marée noire’ de ’l’Erika’ permet de mettre en lumière la façon dont les médias exploitent sans vergogne un certain nombre de thèmes qui ont acquis, au fil des années, une charge émotionnelle très forte en même temps qu’une dimension sociale et politique importante. En l’espèce, il est tout à fait évident que la protection de l’environnement en général et le refus de la pollution sous ses différentes formes en particulier sont devenus depuis quelques années des questions auxquelles la plupart des gens sont particulièrement attachés et qui provoquent, dans de nombreuses circonstances, des réactions viscérales, violentes et souvent irrationnelles; Il semble bien, à partir de là, que les médias hiérarchisent les informations qu’ils diffusent non pas en fonction de leur portée réelle, mais en fonction de critères symboliques liés aux représentations émotionnelles du public. Pour illustrer notre propos, nous ne prendrons qu’un seul exemple, mais qui nous apparaît comme particulièrement significatif: le faux pas médiatique de Dominique Voynet, ministre verte de l’environnement, dans l’appréciation de la gravité de la ’marée noire’. Celle-ci, en effet, après avoir interrompu ses vacances à la Réunion, s’est rendue tardivement sur les côtes bretonnes pour ‘’témoigner de la solidarité du gouvernement’ aux populations ’dont elle partage l’émotion et la colère’ 356. Mais au lieu de rester dans le registre de la compassion et de la dramatisation, Dominique Voynet a cru bon d’essayer de relativiser les effets de la ’marée noire’ en déclarant notamment, poussée sans doute par des préoccupations ’tiers-mondistes’ tout à fait louables bien qu’en l’occurrence un peu hors de propos: ‘’Ce n’est pas la catastrophe écologiste du siècle (...) Au Vénézuéla, il y a au moins 25 000 morts’ 357 . Cette appréciation pourtant objectivement incontestable lui a valu une volée de bois vert de la part des médias ainsi que de ses propres ’amis’ politiques et elle s’est trouvée sommée de ’s’expliquer’ et, in fine, de faire amende honorable, parce qu’elle avait adopté une attitude insuffisamment marquée par l’émotion. Ainsi, pour ’Le Monde’, ’ce propos a choqué les populations qui, le lendemain matin, ont découvert leurs côtes souillées’ 358 . Au fond, tout est dit dans ces trois lignes de journal qui, en utilisant une proposition relative dont la valeur est en réalité explicative, donnent la force de l’évidence au ’choc’ provoqué par les déclarations de Dominique Voynet, alors que ce choc, purement subjectif, est précisément causé par le décalage incontestable entre l’émotion vécue par les populations et un discours visant au contraire à dédramatiser. On a là un exemple type, dont la portée est assez générale, dans la mesure même où la ’surdétermination’ 359 d’un certain nombre de thèmes par des considérations émotionnelles par définition subjectives, pervertit totalement le fonctionnement de l’espace public. Il en va ainsi - et nous y reviendrons dans la troisième partie de la présente thèse - pour des questions aussi importantes que l’immigration ou la sécurité qui échappent souvent à toute rationalité.

Evidemment, ’Libération’ n’a pas manqué de mettre en avant ’l’erreur’ de Dominique Voynet. On trouve ainsi, à la ’une’ du Lundi 27 décembre 1999, une manchette ainsi libellée: ’Marée noire: Voynet s’explique’, qui renvoie à un entretien occupant presque une page entière où la première question donne le ton : ‘’ Samedi soir, vous avez déclaré sur France 2 que vous n’étiez pas certaine que cette pollution soit une catastrophe écologique. Aujourd’hui, ça ressemble à une marée noire ?’.’ On a donc, un peu comme dans ’Le Monde’, une antithèse entre les propos de la ministre de l’Environnement et ce qui est présenté comme une évidence vécue et donc incontestable, à savoir la ’marée noire’. Et à partir du moment où la situation est inscrite dans le cadre émotionnel véhiculé par la figure lexématique ’marée noire’, il n’y a plus de place pour la nuance, ni pour la relativisation. Et du coup Dominique Voynet, tout en maintenant, pour garder la face, qu’il ne s’agit pas de la ’catastrophe écologique du siècle’, convient que ‘’l’Erika c’est une catastrophe écologique, économique et patrimoniale, mais il était difficile d’évaluer son ampleur samedi (...)’ ’. Cette espèce de ’repentance’ n’empêche pas Jacques Amalric, dans son éditorial du même jour, d’enfoncer le clou, en accusant Dominique Voynet de ’n’avoir pas été à la hauteur’, d’avoir commis une ’erreur politique’, d’avoir ‘aggravé son cas en se livrant à un douteux exercice de chicanerie’ ’.

Comme il se doit, les télévisions et les radios n’ont pas été plus tendres avec Dominique Voynet dans ce procès en sorcellerie qui lui a été intenté pour avoir failli à ses obligations émotionnelles. On peut même dire qu’elle a dû faire face pendant plusieurs mois, à une véritable campagne de presse fondée sur son incapacité - réelle ou supposée - à s’émouvoir. Revenant sur cette image médiatique de Dominique Voynet, Philippe Lançon développait, dans ’Libération’ du 20 Mars 2000, près de trois mois après le naufrage de ’l’Erika’, une analyse à nos yeux assez pertinente malgré son relatif cynisme. Il écrivait notamment: ‘Trois mois plus tard, la verte du gouvernement reste engluée, telle la mouette, dans cette image: audiovisuellement mazoutée (...). Ce mot qu’elle refusa de prononcer devant les caméras, ’catastrophe’, lui colle au marocain (...). Elle a beau se débattre, se taire, parler, agir, donner des coups d’aile, pousser des cris, l’épaisse pâte médiatique a pris autour de sa faute’ 360 (...). Voynet, sur une plage de Bretagne, a confondu les deux rôles, médical et politique. Elle a prêché froid, à contretemps et à contre - époque, oubliant cette règle contemporaine: moins l’homme politique a de pouvoir, plus il doit feindre l’émotion et faire du sentiment. Hurler avec les loups, pleurer avec les victimes et sourire avec tout le monde, telle est désormais sa fonction d’eunuque audiovisuel’ ’. Même si Philippe Lançon oublie (volontairement ?) que c’est bien le fonctionnement du dispositif médiatique qui pousse certains hommes politiques à se comporter comme il l’indique et même si notre propre conception de la politique se situe sur le fond aux antipodes de celle qui est exprimée dans cet article, il reste que celui-ci nous semble particulièrement révélateur - sans doute involontairement - de l’importance extrême de l’émotion dans la construction médiatique de la réalité sociale. Car que reproche-t-on à la ministre de l’Environnement ? En fait, ce que les médias - et par suite ’l’opinion publique’ - ne lui ont pas pardonné, c’est d’avoir tenu un discours dans lequel elle ne ’jouait pas le jeu’ de la dramatisation puisqu’elle tentait, au contraire, de relativiser l’ampleur de la catastrophe. Et pourtant, Dominique Voynet n’a pas été longue à modifier la teneur de ses propos: interrogée par ’Libération’ le lendemain de ses déclarations sur France 2 361, elle ne tardait pas à relativiser sa relativisation de la veille en arguant de la difficulté à apprécier l’ampleur du désastre à son tout début: ‘’Hier on avait des arrivées de flaques, de galettes et de boulettes de fioul éparses sur la Finistère Sud et la Morbihan. Aujourd’hui, des nappes importantes ont accosté à Noirmoutier, au Croisic, au Pouliguen et à Belle - Ile’ 362. Notons au passage comment, dans cette merveilleuse antithèse entre ’hier’ et ’aujourd’hui’, l’émotion est construite non seulement dans le vocabulaire, mais aussi et surtout dans l’utilisation des noms propres. Ainsi les ’flaques’, les ’galettes’, et les ’boulettes’ - qui décrivent donc une situation peu alarmante - sont associées au ’Finistère Sud’ et au ’Morbihan’, c’est-à-dire à des lieux géographiques relativement vastes. Par contre, les ’nappes importantes’ frappent des lieux beaucoup plus précis, en l’occurrence des villes voire des villages. On a par conséquent, outre l’antithèse entre les deux phrases débutant par ’hier’ et par ’aujourd’hui’, une antithèse à l’intérieur de chacune de ces phrases. La première, mettant en corrélation des lexèmes ayant en commun le sème /petit/ et des noms de départements indiquant une certaine dimension, vise à minorer la situation du samedi. La seconde, en revanche, qui associe une figure lexématique dénotant l’étendue à des noms propres indiquant un espace limité, a pour effet de dramatiser la situation du dimanche. Au surplus, l’utilisation de noms de bourgs est évidemment beaucoup plus porteuse de sentiments et d’émotion que l’évocation de noms de départements, en ce sens que le particulier est toujours beaucoup plus proche de nous que le général.

Le troisième trait caractéristique à nos yeux de la façon dont les médias produisent de l’émotion est relatif au déferlement médiatique orchestré autour d’un certain nombre ’d’événements’. En d’autres termes, nonobstant ce que nous avons indiqué précédemment, l’émotion naît aussi de la suraccumulation d’images, de commentaires, d’articles, de reportages, d’entretiens. Il est en effet extrêmement frappant de constater à quel point un certain nombre ’d’affaires’ occupent une place importante, d’un point de vue quantitatif, dans la presse écrite et audiovisuelle et relèguent tout le reste au second ou au troisième plan. Et cette extraordinaire ’hyperbolisation’ ne peut pas rester sans effets sur le ’grand public’ qui ne peut guère réagir autrement que d’une façon émotionnelle à partir du moment où il se trouve confronté à cette espèce de ’raz de marée médiatique’ d’une violence symbolique d’autant plus forte qu’elle n’apparaît pas comme telle. Cette forme particulièrement pernicieuse de ’matraquage émotionnel’ tend à conditionner l’individu, à le mettre en situation, à lui imposer une grille de lecture de ’l’événement’ fondamentalement marquée par une confusion, volontairement entretenue, entre le réel et le symbolique, entre ’l’événement’ et la narration médiatique. Autrement dit, le lecteur ou le téléspectateur lambda sera d’autant plus sensible à une quelconque catastrophe qu’on lui en aura parlé davantage et qu’on lui en aura davantage montré des images. C’est en tout cas le calcul que semblent faire les médias, qui, en certaines circonstances, n’hésitent pas à consacrer l’essentiel de leur contenu, pendant plusieurs jours, à un seul ’événement’ dramatique certes, mais dont l’importance réelle est, à l’évidence, sans commune mesure avec le traitement médiatique dont il a bénéficié.

Nous avons ainsi pu constater, à de nombreuses reprises, - et notamment dans les journaux télévisés, que ce soit sur TF1, France 2 ou France 3 - que sur une édition de 40 minutes, 25 ou 30 minutes pouvaient être consacrées à un seul sujet, comme ce fut le cas pour la ’marée noire’ de l’Erika entre le 25 Décembre 1999 et le 5 Janvier 2000, le temps d’antenne s’amenuisant ensuite peu à peu, avec néanmoins des poussées sporadiques, à l’occasion de tel ou tel rebondissement réel ou fabriqué. Il est vrai que ’l’actualité’ à cette époque n’était pas très riche mais il reste que cette étonnante inflation du traitement télévisuel des ’événements’ dramatiques constitue selon nous, l’une des caractéristiques de al période actuelle. Et la ’marée noire’ de l’Erika ne peut être considérée comme un cas isolé, dans la mesure où nous avons pu observer que la télévision procède de la même façon à chaque fois qu’une opportunité se présente. Ce fut ainsi le cas à l’occasion du procès des ministres dans l’affaire du sang contaminé ou, entre le 17 et le 25 Novembre 1999, lorsque des spéléologues français se trouvèrent bloqués dans une grotte. Mais on pourrait multiplier les exemples.

Pour ce qui est de la presse écrite, le phénomène semble assez comparable, même si la place accordée à un seul événement - fût-il particulièrement dramatique - n’atteint pratiquement jamais, en tout cas dans la presse quotidienne, les proportions que l’on peut observer à la télévision. Par exemple, ’Le Monde’ a consacré à la ’marée noire’ de l’Erika 2,5 pages sur 20 dans son numéro daté des 26 et 27 décembre (dont un éditorial et un article sur 4 colonnes à la ’une’, accompagné d’un dessin sur 3 colonnes). Le 28 Décembre, toujours dans ’Le Monde’, on trouvait 3,5 pages sur 26, dont 2 articles à la ’une’, l’un sur 5 colonnes et l’autre sur 4 colonnes, ainsi qu’un dessin sur 3 colonnes. Il faudrait préciser que, la veille, la tempête s’était ajoutée à la ’marée noire’, les deux ’événements’ ayant été traités conjointement par ’Le Monde’. Le 29 Décembre, ce même quotidien dédiait encore près de 4 pages sur 26 à la ’France en état de catastrophe’ 363, dont un article sur 5 colonnes à la ’une’ illustré par un dessin sur 3 colonnes.

’Libération’, pour sa part, dans son édition datée des samedi 25 et dimanche 26 Décembre 1999, consacrait2 pages sur 36 à la ’marée noire’, avec un titre de ’une’ - accompagné d’une photo - sur une colonne. Le lundi 27 Décembre 1999, la ’marée noire’ et la tempête n’occupaient pas moins de 6 pages sur 40 dont un éditorial et la totalité de la ’une’, celle-ci présentant sur les deux tiers de sa surface une photographie ’choc’ destinée à illustrer le poids du titre: ’La mort subite’. Et le mardi 28 Décembre 1999, on pouvait dénombrer 4,5 pages (sur 40) qui développaient les deux titres de la ’une’: ’La tempête frappe au centre’ (caractères extra bold, justifié sur 3 colonnes) et ’Marée noire: l’épave fuit toujours’ (en vidéo inversée, justifié sur 1 colonne), ce dernier étant accompagné par une photographie en couleurs montrant une plage et des rochers souillés par du pétrole.

On pourrait évidemment prendre de nombreux autres exemples qui montrent comment la presse écrite, comme la télévision, suraccumule à sa façon ’le poids des mots’ et le ’choc des photos’ - pour reprendre le slogan de ’Paris Match’ - afin de construire, par un effet quantitatif, une espèce d’a priori émotionnel. Il nous faut également préciser que les journaux que nous venons d’évoquer ne sont pas nécessairement les plus significatifs de ce mécanisme - même s’ils y prennent largement leur part - et que d’autres publications, notamment dans la presse magazine, et particulièrement dans la presse ’people’, exploitent ce procédé d’une façon beaucoup plus systématique encore . On pourrait, à cet égard, citer toute une série de revues à fort tirage qui, à l’instar de ’Paris Match’ que nous avons déjà évoqué, s’inscrivent à des degrés divers dans la logique hyperbolique que nous avons sommairement décrite.

La quatrième caractéristique de la fabrication de l’émotion par les médias n’est pas la moins importante. Il s’agit de la mise en cause quasiment systématique des pouvoirs publics, formule à prendre au sens large et qui recouvre le gouvernement, les collectivités territoriales, les administrations, etc. C’est le cas de toutes les ’affaires’: le gouvernement sait ce qu’on ignore et n’agit pas en conséquence. Nous avons déjà abordé cette question à propos de ’l’affaire du sang contaminé’, mais il nous paraît utile d’y revenir dans la mesure où la ’marée noire’ de l’Erika se situe dans un contexte a priori bien différent du point de vue de la responsabilité (éventuelle) des ministres ou de la classe politique en général. En effet, si la transfusion du sang - compte tenu de la tradition, des pratiques et de l’éthique de notre pays - relève à l’évidence de la santé publique (et elle est d’ailleurs gérée par un organisme public, le ’Centre National de la Transfusion Sanguine’), le transport des produits pétroliers et les pollutions engendrées par ceux-ci, relèvent des champs du privé et du fonctionnement du libéralisme économique, même si l’Etat ne peut évidemment pas s’en désintéresser et est censé jouer un rôle de régulation et de réglementation, notamment en matière de sécurité. En première analyse donc, une ’marée noire’, aussi scandaleuse et inadmissible soit - elle, devrait inciter à rechercher les responsabilités au niveau des personnes ou organisations privées qui sont à l’origine de la catastrophe (Compagnie Total, armateur de ’l’Erika’, capitaine du bateau, etc.) et non pas au niveau de l’Etat ou des collectivités locales. Et la prise en charge de la réparation des dégâts causés à l’environnement devrait normalement être organisée et financée totalement par les pollueurs ou leurs assurances, sans préjudice de dommages et intérêts.

Or les choses ne se passent pas du tout de cette façon-là, et les médias renvoient assez largement à l’action - ou à l’inaction - des pouvoirs publics. Tout en admettant - et même parfois en dénonçant - la responsabilité de ’Total’ et de l’armateur de ’l’Erika’, la presse semble souvent se focaliser sinon sur la ’culpabilité’ de l’Etat, au moins sur sa négligence ou son incompétence, et en tout cas sur son obligation de réparer les dégâts et de faire en sorte que ’cela ne se reproduise pas’.

Il est vrai que les pouvoirs publics, face à de telles catastrophes, non seulement ne s’en lavent pas les mains - ce qui est heureux - mais prennent effectivement les dispositions nécessaires, sans doute insuffisantes et critiquables, pour remédier aux conséquences de la pollution ou des drames de toute nature, et pour élaborer des réglementations de plus en plus strictes. Soit dit en passant, c’est lorsque se produisent ce genre ’d’événements’ désastreux que les libéraux les plus convaincus et les plus chauds partisans de la déréglementation et de la dérégulation redécouvrent les vertus et l’utilité du service public, les médias n’étant évidemment pas en reste, à ces moments-là, pour encenser l’action des pompiers, de l’armée, de la protection civile, de la gendarmerie, d’E.D.F., de la S.N.C.F., etc., tout en critiquant l’insuffisance des moyens mis en oeuvre. Et pourtant, d’une manière générale, la presse semble habituellement plutôt encline à relayer le discours libéral et à dénoncer le nombre des fonctionnaires, les impôts trop élevés, la réglementation trop lourde, l’administration trop pesante qui étouffe l’initiative privée, etc.

Pour illustrer sommairement notre propos, voyons comment ’Le Monde’ et ’Libération’ ont appréhendé la question des pouvoirs publics pendant les premiers jours de la ’marée noire’ de ’l’Erika’. Nous ne reviendrons pas ici sur la polémique dont a été victime Dominique Voynet - que nous avons déjà évoquée ci-dessus 364 - ci ce n’est pour indiquer qu’à travers elle, c’est bien le gouvernement qui était visé (même s’il faut faire la part des critiques qui s’adressaient à elle en raison de son comportement personnel ou en tant que chef des ’Verts’) et donc les capacités de l’Etat à intervenir vite et de façon pertinente dans une situation de crise. La polémique portait certes sur son discours, c’est-à-dire sur du symbolique, et non pas sur l’action ou l’inaction réelle de l’Etat, mais il n’en reste pas moins que cette sévère mise en cause portait bien sur une ministre, alors même que le patron de ’Total’ par exemple a été régulièrement épargné.

Au-delà donc de cette polémique, l’éditorial du ’Monde’ des 26 et 27 Décembre 1999 365 est particulièrement éclairant du point de vue de ce que nous essayons de montrer. En effet, après avoir expliqué que ‘les énergies reines du XXème siècle (le charbon, le pétrole, le nucléaire), si elles ont apporté le progrès, se sont toutes révélées d’un maniement fort dangereux’ et après avoir appelé Thierry Desmarets, patron de ’Total Fina’ à ’faire preuve de sens politique’ et à ‘apporter sans réserve la collaboration de Total Fina au nettoyage du littoral’ , il insiste longuement, dans sa seconde moitié, sur le fait que ‘les responsables politiques ne peuvent pas non plus se laver les mains de cette catastrophe’ ’. Et l’auteur (l’article n’est pas signé) décline ensuite les trois fronts sur lesquels les pouvoirs publics doivent, à ses yeux, intervenir: action réelle, action symbolique, réglementation. Il écrit notamment: ‘’Certes, le gouvernement a fait, apparemment, le nécessaire, tout particulièrement grâce à Jean-Claude Gayssot, pour en limiter, autant que faire se peut, les conséquences. Le plus grave n’est pas la nouvelle bourde de Dominique Voynet qui, après avoir déclaré que cela ne servirait à rien (...) se décide à rentrer de vacances pour assumer ses responsabilités ministérielles (...). La marée noire méritait amplement un de ces gestes symboliques dont la ministre de l’environnement a su user en d’autres circonstances. Mais surtout, Lionel Jospin a raté une belle occasion de démontrer par son credo en faveur d’une régulation du capitalisme pouvait se traduire en actes’ ’. Et l’éditorial se conclut par un vibrant appel à ‘’la lutte contre les pavillons de complaisance, contre l’organisation mondiale du transport maritime, où le profit a plus de poids que la sécurité (...). Comme celle contre les paradis fiscaux [cette lutte] doit relever d’un accord international. Encore faut-il le demander haut et fort, en faire un des axes de son action diplomatique, se battre au sein des instances européennes et internationales et avancer des propositions précises’ ’. On a donc bien, malgré un satisfecit, d’ailleurs mesuré, pour l’action réelle menée par le gouvernement, une mise en cause assez sévère de son action symbolique et de ses actes dans le domaine de la régulation et de la réglementation.

On trouve une autre illustration de notre propos dans l’éditorial du ’Monde’ du lendemain (28 Décembre 1999, p. 12) intitulé: ’Dépression politique’ qui indique en particulier: ‘’Dans l’épreuve, l’administration, la sécurité civile, notamment, a assumé son rôle. Surprise sans doute, débordée assurément, elle n’en fut pas moins disponible et mobilisée (...). Mais un acteur a manqué: le politique (...). Il ne fut guère représenté, notamment au plus haut niveau de l’exécutif. La question n’était pas dimanche que fait le gouvernement? mais où est le gouvernement ? (...) La carence fut (...) celle, collective, de la fonction symbolique du politique (...). Quand une même épreuve unit le pays, on attend du politique l’expression d’une sollicitude, une mission d’accompagnement, une pédagogie de la solidarité et de l’entraide, une disponibilité au service du bien commun. A l’heure où la mondialisation modifie le rôle de la puissance publique, où le politique vit une crise de crédibilité, où un égoïste souci de soi mine trop souvent l’appel collectif du vivre ensemble, l ‘événement appelait une présence politique’ ’. On retrouve là en même temps un hommage appuyé au service public – néanmoins implicitement taxé d’une certaine inefficacité – et une critique sans indulgence de l’absence du politique, en l’occurrence assimilé à la « puissance publique », le rôle de celle-ci étant curieusement réduit à une fonction d’assistance sociale et d’intervention symbolique.

Même chose dans « Libération » où on peut lire par exemple, dans l’éditorial de Jacques Amalric du lundi 27 Décembre 1999 : ‘’Les catastrophes naturelles ne font pas toujours que d’innocentes victimes. Elles peuvent aussi frapper durement et durablement des responsables politiques (...) quand, à tort ou à raison, ceux-ci donnent l’impression au commun des mortels de ne pas assumer leurs responsabilités, de ’n’être pas à la hauteur’. (...) Quant à Dominique Voynet ; personne ne lui demandait d’aller poser, armée d’un seau et d’une pelle. Mais sa place, depuis plusieurs jours était bel et bien à son travail, dans son bureau ou sur le terrain. Non pas parce qu’elle est dotée de quelque pouvoir magique, mais tout simplement parce qu’elle incarne, même pendant les congés de fin d’année, une part de cet Etat déjà jugé par trop indifférent. A moins que l’impuissance généralisée face à l’adversité n’ait été érigée définitivement en dogme gouvernemental. Difficile, en effet, dans ce cas, d’invoquer comme excuse à une telle défaillance les lois du marché ou l’hégémonisme bruxellois’ ’. 366

Dans cet article de « Libération », comme dans de nombreux autres, on retrouve à peu de choses près le même discours que dans  ’Le Monde’ : Les pouvoirs publics doivent  ’donner l’impression d’assumer leurs responsabilités’ . En effet, l’Etat, d’une façon générale, est accusé ’d’indifférence’, et l’absence de ses représentants, ou leur ’ invisibilité ’ et leur ’inaudibilité’ constitue une faute grave susceptible d’être interprétée comme une doctrine politique renvoyant l’Etat à son « impuissance » face au libéralisme économique ou aux directives européennes. Mais dans ce cas précis, écrit, Jacques Amalric, on ne lui demandait qu’une présence et un discours, c’est-à-dire une action symbolique, dont la carence ne peut pas être justifiée.

En somme, on se trouve face à un paradoxe : d’un côté la presse – et particulièrement ’Libération’ - prend sans ambiguïté le parti du libéralisme et de l’intégration européenne à longueur de colonnes, et d’un autre côté, elle ne manque pas une occasion, lorsque se produisent des « événements » dramatiques, de fustiger une prétendue passivité de l’Etat. Mais le paradoxe n’est peut-être qu’apparent. Il faut en effet réfléchir sur la conception du rôle des pouvoirs publics développée par les médias, conception sur laquelle nous reviendrons dans la troisième partie de la présente thèse. Il est tout à fait frappant de constater que la ’puissance publique’ est réduite à une fonction très largement symbolique, qu’on a pu appeler autrefois, pour le stigmatiser, le ’ministère de la parole’. Et c’est bien sur ce terrain-là – et non pas sur son action concrète, qui est souvent, en cas de catastrophe reconnue 367 - que l’Etat et ses représentants sont accusés de déficience. Nous avançons donc l’idée qu’au fond, ce qui est reproché à l’Etat, c’est son incapacité – réelle ou supposée – à prendre sa part dans l’émotion ambiante, à tenir un discours conforme aux attentes de la population et des dirigeants de la Nation de ne pas suffisamment mettre en oeuvre les techniques du marketing politique, alors même qu’ils font mine de blâmer les hommes et les femmes politiques qui ’n’assument pas leurs responsabilités’, qui ’ne sont pas à la hauteur’, et sont incapables de tenir un discours ’vrai’ et ’courageux’.

Notes
356.

Le Monde, 28 Décembre 1999.

357.

Ibid.

358.

Ibid.

359.

Nous employons ce terme au sens que lui donne Louis Althusser.

360.

C’est nous qui soulignons.

361.

Journal télévisé de 20h du Samedi 25 Décembre 1999.

362.

Libération, 27 Décembre 1999.

363.

Titre de la ’une’ sur 5 colonnes.

364.

Cf. p.

365.

L’occasion manquée’ , Le Monde, p.9.

366.

Editorial titré ’Intempéries d’Etat’.

367.

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’action de l’Etat en matière ’humanitaire’ ou dans le domaine de la remédiation physique (nettoyage, remise en état, reconstruction, ...) n’est généralement pas remise en cause.