2.4.L’ INTERPENETRATION ENTRE ESPACE PRIVE ET ESPACE PUBLIC

La quatrième section de cette seconde partie consacrée à la logique du spectacle et à la ’privatisation de l’espace public’ portera plus précisément sur une question qui nous semble particulièrement importante pour l’évolution de l’espace public dans les sociétés dominées par la communication de masse. Nous nous proposons en effet de démontrer l’hypothèse selon laquelle rien - ou presque - dans la vie sociale n’échappe aux médias de masse. Autrement dit, il nous apparaît que ceux-ci tendent de plus en plus à se substituer à l’espace public réel - comme nous le verrons plus en détail dans la troisième partie de la présente thèse - et plus généralement qu’ils sont devenus, ou qu’ils sont en train de devenir, un lieu symbolique privilégié où se joue la quasi totalité des médiations sociales (politiques, institutionnelles, culturelles, interpersonnelles, ludiques, etc.). On peut penser à cet égard que les médias de masse - et notamment la télévision - constituent une espèce de théâtre à domicile dont les rapports avec la vie réelle seraient comparables à ceux que le ’théâtre politique’, tel que l’a défini Pierre Bourdieu, ’entretient avec la lutte des classes’ 368 .

Nous n’en tirons pas la conclusion, bien évidemment, que les médiations sociales ’traditionnelles’ ont perdu toute pertinence et toute efficience. Une telle affirmation serait totalement absurde, et on pourrait facilement montrer que si certaines d’entre elles sont en déclin (armée, religion catholique...), d’autres, éventuellement au prix de profondes mutations, continuent à jouer un rôle décisif (famille, Ecole, Etat-providence...). Mais il nous semble essentiel de mesurer à quel point elles subissent aujourd’hui la concurrence des médias de masse, y compris dans le champ de la vie privée, de tout ce qui est relatif à l’affectif, à l’émotionnel, à l’intime même. Tout semble donc se passer comme si se dessinait une tendance de plus en plus nette du ’public’ à vivre une partie de ses relations sociales par procuration, ce qui risque d’entraîner progressivement un ’formatage’ des médiations sociales réelles par leur représentation médiatique. En tout cas, l’importance extrême qu’accordent les médias à la sphère privée, la façon qu’ils ont de ‘’déranger les rapports établis entre espace public et espace privé, de bousculer les frontières entre vie collective et vie personnelle’ 369 tend d’une part à donner l’illusion qu’ils peuvent se substituer à l’ensemble des médiateurs sociaux, du politique au religieux en passant par le psychanalyste et le sexologue, et d’autre part à modifier le fonctionnement de l’espace public qui utilise de moins en moins sur le registre de l’argumentation et de la démonstration et se fonde de plus en plus sur le ’vécu’, l’émotionnel et le spectacle.

Après une tentative de description sommaire de l’émergence de la sphère privée dans la presse écrite - et notamment dans la presse périodique - nous évoquerons donc plus précisément ce que Dominique Mehl appelle ’la télévision de l’intimité’, en actualisant ses travaux à partir de nos propres observations, puis nous tenterons d’analyser les transformations de l’espace public qui découlent de la communication ’compassionnelle’, transformations qui se caractérisent par une interpénétration de la sphère privée et de la sphère publique.

Notes
368.

Pierre BOURDIEU: Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, pp. 8-9.

369.

Dominique MEHL: La télévision de l’intimité, Seuil, Paris, 1996, 255 p., p. 12.