2.4.1.1. ’Libération’

’Libération’ constitue de ce point de vue un exemple assez significatif de l’évolution que nous décrivons. Sa dernière page de couverture est ainsi utilisée, d’une façon quasi systématique, pour brosser le portrait d’une personnalité, en adoptant toujours un ton et une posture très intimiste, en insistant beaucoup sur la dimension familiale et personnelle, et en choisissant dans la plupart des cas des personnages au parcours et/ou à la personnalité symbolisant bien cette interpénétration entre sphère publique et sphère privée. On pourrait citer, par exemple, pour la seconde quinzaine du mois d’Avril 2000, les titres suivants: ‘Bernard Fixot, 56 ans, patron des éditions X.O., fou de lecture et vendeur roublard de gros tirages’(surtitre), ’Bookmaker’ (titre) 371; ’Fernando Gabeira, 59 ans, ex-révolutionnaire converti à l’écologie, dérange la conscience brésilienne’ (surtitre), ’Le repos du guerillero’ (titre) 372; ’Trevor Rees-Jones, 32 ans, ex-garde du corps de Dodi Al-Fayed, témoin amnésique de la mort de Diana, tente de refaire surface’ (surtitre), ’Di, Dodi, body’ (titre) 373; ’Paul Pavlowitch, 58 ans, a personnifié Emile Ajar, prix Goncourt 1980 et invention de son oncle, Romain Gary. Il s’en remet en écrivant’ (surtitre), ’Altéré’ (titre) 374; ’Jean-Michel Dagory, 54 ans, touche-à-tout culturel, traverse la France par la ligne droite de la méridienne verte pour redresser sa vie’ (surtitre), ’Zigue Zag’ (titre) 375; ’Michel Jonasz, 53 ans, cultive depuis 30 ans une nostalgie chaloupée et sort aujourd’hui ’Pôle Ouest’ (surtitre), ’Monogamme’ (titre) 376; ’Jean-Luc Mélenchon, 48 ans, ex-grande gueule du P.S., rentre dans le rang avec celui de ministre délégué’ (surtitre), ’L’importuniste’ (titre) 377; et enfin, ’Charles Piaget, 72 ans, syndicaliste porteur des espoirs autogestionnaires de Lip, a vécu les désillusions d’une crise de trente ans’ (surtitre), ’Avec le temps’ (titre)’ 378. Dans presque tous les cas, ces titres – et le corps des articles va dans le même sens – font référence à un problème d’identité, et plus précisément à une question de changement ou de recherche d’identité. A chaque fois, ’l’âge du capitaine’ est cité, un certain rapport au temps est évoqué, caractérisé par une antithèse entre le passé et le présent. Il faut également souligner l’utilisation récurrente de la particule ’ex’ (’ex-révolutionnaire, ex grande gueule’, etc.) et de différentes formes linguistiques indiquant une identité apparemment révolue mais dont les effets perdurent dans le présent. D’une façon générale, cette identité est marquée par une espèce de malaise, ou de mal-être lié à des rapports ambigus, voire à une certaine schizophrénie entre identité privée (ce que l’on est pour soi-même) et l’identité publique (ce que l’on est pour les autres). Nous nous trouvons donc bien, avec ce type d’articles, dans une démarche qui ‘’participe à la fois de l’incertitude sur les valeurs et de la quête identitaire typique de nos sociétés contemporaines. Quête identitaire marquée du sceau de l’inquiétude et du manque’ 379.’

Ce que nous venons d’indiquer à propos de la dernière page de couverture de ’Libération’ n’est que l’une des formes – et pas nécessairement la plus importante – par lesquelles ce quotidien participe à une mise en scène de l’intimité. En effet, outre une écriture qui fait généralement la part belle à la parole profane, Libération a longtemps proposé (en 1997 et en 1998) une rubrique quasi quotidienne intitulée ’Vous’ qui traitait sur une page entière les questions relatives au mariage, au divorce, à la sexualité, à la santé, à la vie quotidienne, etc. Aujourd’hui, cette rubrique n’existe plus en tant que telle, mais son contenu a été intégré dans les pages ’société’ et dans les pages ’guide’ et de nouvelles rubriques ont été crées pour prendre en compte les nouvelles pratiques sociales, notamment la rubrique ’Internet’ qui, de façon fréquente, consacre une page, voire deux, à raconter et à commenter ce qui se passe sur le ’Web’. Notons encore que la rubrique ’guide’ est utilisée, au moins une fois par semaine, pour présenter une ’sélection digitale’, c’est-à-dire les meilleurs (selon ’Libération’) CD-Rom, jeux vidéo, sites Web, ’high tech’, etc.

Pour être un peu plus précis, on peut dire que les pages ’Société’ constituent un véritable fourre-tout qui rassemble pêle-mêle des ’faits divers’, des problèmes de santé, l’éducation, la sexualité, l’alimentation et de nombreuses questions qui relèvent de la sphère privée. Cette espèce de ’melting pot’ que constituent les pages ’Société’ de ’Libération’ nous apparaît comme très significatif de cette interpénétration entre sphère privée et sphère publique que nous évoquions précédemment. A titre d’exemple, le numéro daté des 22 et 23 Avril 2000 consacre 7 pages sur 52 à la rubrique ’société’. Sous le titre ’L’école perd la lutte des classes’, une page et quart développe l’idée que ’la scolarisation massive n’a pas entraîné la réduction des inégalités sociales’. Sur la page suivante, le gros titre indique: ’Les cathos ratent leur vade retro erotissimo ’ et un article, accompagné d’une photographie montrant un panneau d’affichage annonçant le salon ’Erotissimo’ de Bordeaux, utilise les trois quarts de la page pour expliquer que ’le comité pour la propreté des villes et des familles n’a pas pu empêcher la tenue du salon à Bordeaux’. La page suivante, titrée ’Le maire est nu et sa ville sans tête’ raconte l’histoire du maire ’d’une toute petite ville’, ’poursuivi pour exhibitionnisme et viol’. On trouve ensuite une page titrée ’Plaintes contre des proches de De Villiers’ qui évoque les ’remous au Conseil Général de Vendée, après les accusations de détournement de fonds’ contre des hauts fonctionnaires de l’assemblée départementale. La page suivante comporte deux articles. Le premier est intitulé: ’A Roissy, deux Chinois dans une zone de non droit’ et expose la situation de deux Chinois que ’la police a tenté d’expulser’ alors que leur demande d’asile politique n’avait pas été examinée. Le second, titré ’R.G.: beaucoup de bruit pour rien’ traite d’une sombre affaire de ’guéguerre’ entre la gendarmerie nationale et les Renseignements Généraux. On passe ensuite à une page dont l’article principal (une demi-page) est consacré à ’Louis XVII: les ’survivantistes’ s’accrochent au mythe’. On y apprend – information de la plus haute importance – que, malgré les analyses d’A.D.N. qui confirment ’que le coeur entreposé à la basilique de Saint-Denis est bien celui du dauphin’, un certain nombre de ’mystico-dingos’ ’crient à l’imposture’. Sur cette même page, un article justifié sur une mini-colonne (28mm) et intitulé ’Scream en famille’ raconte comment un adolescent a agressé ses parents à coups de couteau après avoir vu le film ’Scream 3’. Enfin, trois petits articles justifiés sur une colonne de 53 mm traitent l’un, de l’attentat contre le Mac Donald’s de Quévert en Breatgne, l’autre d’une ’manifestation silencieuse à Lille’ à la mémoire d’un jeune homme tué lors d’un contrôle policier, et le troisième de la mise en examen d’un troisième responsable socialiste dans l’affaire de la M.N.E.F. Enfin, la dernière page ’Société’ de ce numéro comporte 8 ’brèves’ et deux articles. Les ’brèves’ traitent respectivement de la ’mise en examen d’un responsable des Scouts d’Europe’, de la condamnation de la France pour non respect des droits de la défense, d’un ’Pittbull qui n’avait pas mordu les policiers’, de l’arrestation d’un ’sérial braqueur’, d’un ’léger mieux’ au niveau des ’mutations des profs’, d’une manifestation d’agriculteurs, de l’empoisonnement de deux ours et de l’efficacité des ’tests de résistance’ en matière de traitement du SIDA. Quant aux deux articles, ils développent tous les deux des questions plus ou moins scientifiques: celui situé en haut de la page est intitulé: ’Génome de la mouche: l’erreur était humaine’ et explique que ‘’des fragments d’A.D.N. de l’homme se sont glissés dans la carte génétique de la drosophile’ ; celui situé en bas de la page indique que ‘’Manger des fibres n’éloigne pas le cancer’ et que ’selon deux études, le colon ne serait pas protégé par un tel régime’ ’.

En ce qui concerne la rubrique ’Internet’, l’édition de ’Libération’ du 28 Avril 2000, par exemple, comporte deux pages pour trois sujets. Le plus important (annoncé à la ’une’) est titré: ’Marre des Start up !’ et indique que ’les allergiques au boom ’net économique’ donnent de la voix’. Un autre article s’intitule: ’On ’e-rigole’sur kasskooye.com’ et décrit ce site qui ’parodie tous les excès de la nouvelle économie’. Et le troisième article évoque ’L’enragé de San Francisco’ qui prétend ’bouter hors de son quartier les yuppies’. Dans les trois cas, le journal met en scène des individus ou des petits groupes qui entretiennent des rapports conflictuels, ou en tout cas décalés, avec une norme sociale ou en tout cas avec une tendance dominante. Il s’agit, certes, d’une posture générale de ’Libération’ – qui met volontiers en avant les gens et les ’événements’ (apparemment) hors normes pour affirmer en permanence son statut de journal un peu à part, original, impertinent et non institutionnel. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur cette image que ’Libération’ cherche à donner de lui-même, tant elle est, selon nous, éloignée de la réalité. Mais ce qui nous semble certain, c’est que ce positionnement, sans doute plus net dans ’Libération’ que dans d’autres quotidiens, s’inscrit dans la logique de démonstration d’une certaine forme de rapports sociaux a-normaux qui relèvent peu ou prou de la sphère privée en ce sens qu’ils sont caractérisés par une ’déviance’ par rapport à des pratiques sociales présentées comme naturelles. Et en même temps, cette ’déviance’ contribue à légitimer la norme qu’elle enfreint en la posant précisément comme norme, de même – comme nous l’avons montré dans d’autres travaux 380 - que le discours sur ’l’exclusion’ participe à la construction symbolique d’une représentation de la société qui évacue la lutte des classes au profit du clivage entre la grande masse des ’inclus’ et une petite minorité ’d’exclus’ sinon responsables de leur sort, du moins ’programmés’ pour celui-ci.

Le dernier exemple significatif concernant ’Libération’ concerne la rubrique ’Guide’ qui aborde régulièrement non seulement les loisirs, au sens large du terme, mais aussi la vie quotidienne: cuisine, ameublement, mode, consommation, etc. Ainsi, dans le numéro des 22 et 23 Avril 2000, deux pages sont consacrées aux fours à micro-ondes, avec le surtitre ’tendance intérieurs’ et le titre ’le micro-ondes s’évade de la cuisine’. On apprend ainsi que ’rêvé et conçu par huit grands designers, le micro-ondes sort du format télé et se balade loin du frigo et des casseroles’ et qu’il devient ’esthétique, portable et multifonctionnel’. Et tout en nous présentant, dans un style volontiers esthétisant, les dernières innovations stylistiques des concepteurs de fours à micro-ondes, qui ont inventé ’de nouvelles lignes, en fonction de la diversité des styles de vie’, l’auteure, (Anne-Marie Fèvre) intègre complètement son propos dans une approche ’psycho-sociale’ assez révélatrice de la volonté des médias de sonder les reins, les coeurs et les pratiques sociales. En témoigne notamment, la conclusion de l’article, que nous ne résistons pas au plaisir de citer: ‘’Et si c’était précisément un objet comme le micro-ondes, incrusté depuis 20 ans dans les cuisines, banalisé mais sous-utilisé, mal apprivoisé, sans légende, qui allait (...) contribuer à décloisonner l’appartement bourgeois XIXème siècle qui pèse sur nos prêts-à-meubler mentaux ?La famille éclatée et recomposée, qui n’est plus centrée autour de la cène, c’est-à-dire les repas obligatoires et unificateurs, redistribue la fonction des pièces dans une fusion à la fois composite et individualiste. Où le temps n’est plus partagé de la même manière par les habitants d’un même lieu’.’

Cette analyse sommaire de ’Libération’ pourrait évidemment être pratiquée sur d’autres quotidiens, et l’on pourrait ainsi montrer comment chacun d’entre eux, à sa façon, s’inscrit dans une tendance lourde des médias à s’intéresser de près à la sphère privée et parfois, très privée. Mais cette tendance nous semble encore plus nette dans la presse périodique, qu’elle soit généraliste ou spécialisée.

Notes
371.

Libération, 17 Avril 2000, dernière page de couverture sur 4 colonnes.

372.

Ibid., 18 Avril 2000, dernière page de couverture sur 4 colonnes.

373.

Ibid., 20 Avril 2000, même page, même présentation.

374.

Ibid., 22-23 Avril 2000, même page, même présentation.

375.

Ibid., 24 Avril 2000, même page, même présentation.

376.

Ibid., 25 Avril 2000, même page, même présentation.

377.

Ibid., 27 Avril 2000, même page, même présentation.

378.

Ibid., 29-30 Avril 2000, même page, même présentation.

379.

Dominique MEHL, opus cité, p. 239.

380.

Mémoire de D.E.A. sous la direction de Jean-François TETU, 1995, opus cité.