2.4.1.2. La presse périodique

Nous ne reviendrons pas longuement sur les publications ’people’, que Pierre Albert qualifie de ‘celles des récits de la vie des gens’ qui ’trouve ses sujets émouvants dans la vie des vedettes de l’aristocratie, du monde du spectacle ou du crime, voire de la politique’ 381, ni sur la presse ’sentimentale’ comme ’Nous Deux’, si ce n’est pour dire qu’elles représentent au bas mot 4 millions d’exemplaires hebdomadaires, simplement en prenant en compte les tirages les plus importants: ’Paris Match’, ’France Dimanche’, ’Ici Paris’, ’Voici’, ’Gala’, etc. et en s’en tenant à une définition stricte de la notion de ’people’. Cette presse, en effet, fait commerce de l’intimité et, d’une certaine façon, elle annonce la couleur. Un peu à l’image de la presse de ’charme’ en ce sens qu’elle montre ce qui est normalement caché, elle est manifestement au journalisme ce que Barbara Cartland était à Marcel Proust. On ne peut donc guère en tirer argument pour caractériser l’ensemble du champ médiatique, même si cette presse ’à sensation’ ou ’à scandales’ occupe une place non négligeable dans la construction des représentations sociales.

Plus intéressant sans doute est le cas de la presse périodique spécialisée non ’people’, qu’elle soit destinée à un seul public ou consacrée à un seul sujet. C’est évidemment un très vaste champ d’investigations 382 et nous ne pouvons, dans le cadre qui est le nôtre, que l’évoquer rapidement. Nous nous contenterons donc de rappeler un certain nombre de constats généraux tendant à démontrer qu’effectivement la presse périodique spécialisée accorde une place toute particulière à la sphère privée considérée dans ses différentes dimensions.

En ce qui concerne la presse périodique destinée à un seul public, nous aborderons plus particulièrement la presse féminine et la presse pour les retraités. La presse féminine, en effet, constitue un énorme marché qui, en 1995, comptait 75 titres (8 hebdomadaires, 37 mensuels et 30 trimestriels) et diffusait environ 18 millions d’exemplaires au numéro. Elle était – et elle est toujours – le plus important support publicitaire de toute la presse magazine, la ’ménagère-de-moins-de-cinquante-ans’ étant l’une des cibles principales des annonceurs. D’une façon générale, nous pensons pouvoir affirmer, pour en avoir consulté de nombreux exemplaires, notamment de ’Femme actuelle’ – dont la diffusion hebdomadaire avoisine les 1,9 millions d’exemplaires, ce qui est considérable – que la presse féminine s’intéresse principalement à des thèmes relevant de la sphère privée et souvent de l’intimité. A titre d’exemple, il est assez significatif d’examiner le contenu d’un exemplaire de ’Femme actuelle’, étant entendu que les rubriques varient peu d’un numéro à l’autre.

C’est ainsi que le numéro 818, du 29 Mai au 4 Juin 2000, qui comporte 130 pages, propose les grandes rubriques suivantes: mode (12 pages); beauté (4 pages); jeux (6 pages); forme (6 pages); astrologie (8 pages); psychologie (2 pages); vos droits (3 pages); santé (2 pages); diététique (1 page); auto-moto (1 page); bande dessinée (1 page); tourisme (3 pages); échos actualités (2 pages); nouvelles du show-biz (2 pages); témoignages (3 pages); vos enfants et vous (1 page); écouter, voir, lire (1 page); multimédia (1 page); cuisine (6 pages); décoration (3 pages); idées shopping (2 pages); vos animaux et vous (1 page); patron (3 pages); jardin (1 page); bricolage (1 page); courrier des lectrices (2,5 pages); le reste, soit 54 pages étant occupé par de la publicité axée sur les mêmes thèmes.

Un tel contenu n’est évidemment pas une surprise. On sait bien, empiriquement, qu’il ne faut pas s’attendre à trouver dans ce type de magazine des analyses politiques, sociales, économiques ou ayant un rapport quelconque avec l’intérêt général. Ce n’est pas leur fonction et, au surplus, ces revues entièrement fondées sur le marketing, ne se soucient guère que de leurs ventes et de la publicité qu’elles collectent. Elles cherchent donc à répondre le mieux possible aux attentes de leurs lectrices, et, techniquement, ils semblent le faire plutôt bien. Deux éléments nous semblent néanmoins importants à souligner, dans la mesure où, selon nous, ils ne sont pas sans répercussion sur le fonctionnement de l’espace public. D’une part, ’Femme actuelle’ et l’ensemble de la presse féminine construisent une représentation des femmes dont on pourrait aisément démontrer qu’elle est assez éloignée de la parité économique, sociale, politique et privée. Ce n’est pas tout à fait ’sois belle et tais-toi !’ mais la femme idéale doit tout de même être belle, sexy, à la mode, sportive, bien faire la cuisine, savoir coudre et tricoter, s’occuper des enfants et des animaux, etc., guidée pour cela par les prédictions astrologiques et la psychologie de salon. Et même si, de temps à autre, la presse féminine évoque les droits, les problèmes liés au travail, voire même à la création d’une entreprise, même si, ici ou là, elle met en avant – comme c’était le cas dans le ’Femme actuelle’ que nous citions précédemment – le témoignage de quelques femmes chefs d’entreprise ou cadres supérieurs, elle donne en règle générale une représentation très rétrograde de la condition féminine peu susceptible d’aider les femmes (et les hommes) à jouer tout leur rôle dans l’espace public. D’autre part, au-delà de la seule question de la citoyenneté féminine, la presse féminine construit également une représentation de la vie sociale en général. Là encore, on pourrait facilement montrer que la société décrite par les revues comme ’Femme actuelle’ est très largement fondée sur des valeurs individualistes, sur des relations sociales axées sur le couple et la famille, sur une conception du bonheur très ’petite bourgeoise’. La mode, la beauté, la santé, la forme, la bonne cuisine, une belle maison, un beau jardin, des enfants, des animaux, des vacances et des jeux, voilà les problèmes essentiels de l’être humain. Il y a là une espèce de sacralisation de la sphère privée et même, d’une certaine manière, de négation de la sphère publique, qui ne peut être sans incidence sur les comportements sociaux et politiques de millions de gens et donc sur la structure même de l’espace public.

Après avoir évoqué la presse périodique destinée aux femmes, nous prendrons comme second exemple la presse qui s’adresse plus particulièrement aux retraités. C’est en effet une presse dont on parle assez peu, alors même que son public est nombreux et de plus en plus courtisé par les annonceurs 383 et que les revues considérées atteignent des tirages très conséquents 384.

Nous examinerons plus particulièrement ’Notre Temps’ qui est le plus ancien et le plus important des magazines du troisième âge. Il a en effet été créé en 1978 et, malgré une concurrence qui n’existait pas à l’époque, il reste le premier en termes de diffusion. Le numéro de Juin 2000 servira de support à nos investigations, sachant que les différentes rubriques et la part respective accordée à celles-ci ne varie guère d’une livraison à l’autre.

Si l’on observe globalement le sommaire de ’Notre Temps’, on constate qu’à l’exception de quelques rubriques ’isolées’, très peu nombreuses, tous les thèmes traités sont assez strictement regroupés en 10 grandes catégories bien séparées au niveau de la mise en page. Autrement dit, toutes les pages consacrées à une même rubrique se suivent et constituent une espèce de bloc. C’est ainsi que la rubrique ’santé–bien être’ occupe les pages 28 à 50 (12,84% du journal); la rubrique intitulée ’vivre ensemble’ va de la page 60 à la page 71 (6,7% de la revue); la rubrique ’évasion’ fait exception à la règle, puisqu’elle est composée de 2 articles non regroupés, l’un, de 5 pages, en début de magazine et l’autre, de 7 pages, situé 50 pages plus loin (6,7% du total); la rubrique ’mode-beauté’ est interrompue par le cahier détachable consacré à ’vos droits–votre argent’ qui comprend 16 pages (8,93% du journal), et se compose donc de 8 pages (4;46% du total); la rubrique ’Art de vivre’ s’étend sur 16 pages (8,93%); la rubrique ’culture–loisirs’ comporte 17 pages (9,49%); la rubrique ’entre nous’ occupe 12 pages (6,70%); la rubrique ’jeux’ comprend 6 pages (3,35%); enfin, nous avons gardé pour la bonne bouche la rubrique ’notre époque’, puisqu’elle est la seule à aborder des questions relevant de l’espace public: elle se compose de 7 pages (3,91%), ce qui fait d’elle la rubrique quantitativement la moins importante; encore faut-il souligner qu’en l’espèce, les sujets abordés (interview de Martine Aubry à propos de la ’Prestation Spécifique Dépendance’ et article sur l’avenir des régimes de retraite complémentaire) sont étroitement liés aux préoccupations personnelles – mais néanmoins légitimes – du lectorat de ’Notre Temps’, ce qui, d’une certaine manière, les renvoie à la sphère privée, ou en tout cas, à des opinions ’non publiques’ 385.

Pour être un peu plus précis, on peut évoquer le contenu des principaux articles, ce qui permettra de mettre en évidence les représentations construites et/ou véhiculées par ce magazine. Ainsi, dans la rubrique ’santé–bien être’ on trouve un dossier intitulé ’Réveillez votre mémoire: des conseils, des jeux et des tests’ ainsi que différents articles qui vont de ’la pilule qui aide les femmes à rester jeunes’ à ’cancer de la prostate: enfin un traitement qui respecte la virilité’ en passant par les ’aides auditives’, la diététique et le mal de dos. La rubrique ’vivre ensemble’ est consacrée pour l’essentiel, aux relations familiales et aux graves problèmes qui peuvent les perturber; un article est par exemple intitulé: J’ai un chouchou parmi mes petits enfants, ma fille me le reproche’; un autre: ’De père en fils, comment s’écrit l’histoire familiale’. La rubrique ’Art de vivre’ traite de la maison, du jardin, des animaux et de l’automobile. Quant à la rubrique ’culture’, elle traite évidemment de livres, de films et de télévision, mais aussi de ’manifestations culturelles’, de chansons, de peinture amateur (’les accros du pinceau’), de généalogie, de brocante et de multimédia.

Au total, on peut faire - mutatis mutandis - les mêmes observations que pour la presse féminine. Outre la place marginale accordée aux questions relevant véritablement de la sphère publique, on peut observer que ’Notre Temps’ construit des représentations des personnes âgées et des relations sociales en général très lénifiantes et tout à fait caractérisées par la focalisation sur quelques thèmes dominants: la santé, la beauté, la jeunesse, la famille, la réussite ’petite bourgeoise’ (maison, jardin, animaux, etc.), le mode de vie des ’gens heureux’ (bonne cuisine, tourisme, loisirs, ’culture’, sécurité morale et matérielle, etc.). L’image de la société présentée par ’Notre Temps’ apparaît comme assez irénique, en tout cas exempte de conflits et de contradictions fortes, les seuls problèmes ou dysfonctionnements relevant non pas de l’organisation économique, politique ou sociale mais de difficultés personnelles ou familiales. Comme la presse féminine, la presse pour personnes âgées - car les autres revues que nous avons eu l’occasion d’examiner comme ’Pleine Vie’ ou ’Bel Age’ sont tout à fait comparables - est fondée sur des valeurs individualistes, privées, qui tendent à limiter l’horizon pertinent aux intérêts particuliers de l’individu et de ses proches, ou plus précisément, à ne montrer le monde que du point de vue desdits intérêts particuliers, ce qui, bien évidemment, ne peut que conforter et renforcer cette tendance naturelle que, selon nous, nous avons tous, peu ou prou, à considérer notre réalité comme la réalité. Cette sacralisation de la sphère privée que nous évoquions à propos de ’Femme Actuelle’ semble bien donc constituer, au moins en termes de tendance, une constante de la presse périodique spécialisée destinée à un public précis, même si, en l’occurrence, nous n’avons évoqué qu’une petite partie de celle-ci. En tout cas, cette hypothèse dont la confirmation totale est très difficile, tant le nombre de revues est élevé, nous semble d’ores et déjà quasiment certaine, même si quelques exceptions devaient être constatées.

Quant à la presse consacrée à un seul sujet particulier, elle est aussi très diverse et elle atteint des tirages considérables. On peut dire que, d’une certaine façon, les publications qui relèvent de cette catégorie renvoient toutes, par nature à la sphère privée. En effet, soit elles traitent de thèmes directement centrés sur l’individu et la micro-société qui l’entoure, soit elles abordent des domaines un peu différents, mais avec lesquels, en toute hypothèse, le lecteur entretient une relation personnelle très forte.

Pour ce qui est de la première catégorie, on constate une floraison de revues axées sur la famille, la santé, la psychologie, les enfants, les animaux, la consommation, etc. Citons à titre d’exemple le mensuel ’Santé magazine’ (près de 500 000 exemplaires), l’hebdomadaire ’Top santé’ (580 000 exemplaires), ’Réponse à tout santé’ (510 000 exemplaires), ’Votre beauté, votre santé’ (850 000 exemplaires), ’Vie de famille’ (900 000 exemplaires), le mensuel ’Parents’ (400 000 exemplaires), le mensuel ’Enfants magazine’ (200 000 exemplaires), ’Psychologies’, ’Psychanalyse’, ’60 millions de consommateurs’, ’Que choisir?’, etc., sans oublier les nombreux magazines consacrés à la cuisine, à la maison, au jardin, et aux animaux (nous mettons les animaux dans cette catégorie d’une part, en raison des 30 millions d’animaux domestiques recensés en France et d’autre part, à cause des relations quasiment familiales que la plupart des gens entretiennent avec ceux-ci). En somme, la plupart des thèmes abordés dans la presse féminine ou dans les revues destinées aux personnes âgées constituent le sujet unique d’un nombre parfois très important de publications spécialisées.

Pour ce qui est de la seconde catégorie, elle est pour une part importante composée de magazines consacrés au sport et aux loisirs. Il faut tout d’abord évoquer – même si c’est un quotidien – le journal ’L’Equipe’ qui avoisine les 350 000 exemplaires, avec une pointe à 485 000 le lundi, ainsi que ’Paris Turf’ même si sa diffusion n’est que de 115 000 exemplaires. En ce qui concerne les périodiques, la presse sportive est également particulièrement florissante, puisque l’on recense 109 magazines parmi lesquels 15 hebdomadaires, 66 mensuels et 28 trimestriels 386. Et même si, certains tirages sont confidentiels (’Vélo magazine’, mensuel, 28 000 exemplaires), d’autres sont assez conséquents: ’L’Equipe magazine’ (389 000 exemplaires), ’France football’ (bihebdomadaire, 225 000 exemplaires), ’Onze mondial’ (mensuel, 175 000 exemplaires), etc. Notons encore le succès des revues consacrées à l’automobile et à la moto, à la charnière entre le sport et les loisirs: ’L’action auto-moto’ (mensuel, 400 000 exemplaires), ’Auto-moto’ (mensuel, 330 000 exemplaires), ’L’autojournal’ (bimensuel, 160 000 exemplaires), ’Auto plus’ (mensuel, 340 000 exemplaires), etc.

Toujours dans cette seconde catégorie, on trouve de multiples revues spécialisées dans tous les loisirs et toutes les activités possibles et imaginables pour peu qu’ils aient un certain nombre d’adeptes: informatique, vidéo, tourisme, cinéma, bricolage, pêche, chasse, bricolage, décoration, jeux classiques ou sur console, Internet, nature, électronique, etc. Il faut souligner là aussi que si certaines de ces revues – qui sont de bons supports publicitaires – n’ont qu’un rayonnement modeste, d’autres atteignent une audience tout à fait étonnante. C’est le cas du ’Chasseur français’, avec près de 600 000 exemplaires, de ’Rustica’, avec 280 000 exemplaires, ou de ’La vie du rail’ avec environ 200 000 exemplaires.

Il nous reste enfin à aborder, pour clore notre propos relatif à la presse spécialisée dans un seul sujet, le cas de la presse de radio et de télévision qui comprend une trentaine de titres qui vendent environ 12 millions d’exemplaires par semaine. Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, ces publications très particulières constituent en quelque sorte la revanche de la presse écrite sur l’audiovisuel, dans la mesure où, compte tenu de la multiplication des chaînes et des programmes, elles sont de plus en plus indispensables pour pouvoir s’y retrouver. C’est sans doute pour cette raison que certains de ces magazines atteignent des tirages impressionnants: ’Télé 7 Jours’ (2 800 000 exemplaires), ’Télé poche’ (1 350 000 exemplaires), ’Téléstar’ (2 000 000 exemplaires), ’Télé Z’ (2 200 000 exemplaires), ’Téléloisirs’ (1 600 000 exemplaires), ’TV Magazine’ diffusé comme supplément du dimanche par 35 quotidiens (4 500 000) exemplaires, etc. Il faut également citer ’Télérama’ (hebdomadaire, 6 500 000 exemplaires) même si celui-ci est d’une tout autre facture compte tenu de la qualité de ses analyses et de la pertinence de ses critiques sur la production audiovisuelle, mais aussi sur de nombreux sujets d’actualité, ce qui l’apparente davantage aux ’news magazines’. Ces revues spécialisées, outre les programmes de radio et de télévision, comportent généralement une partie magazine assez importante, ainsi qu’un certain nombre de rubriques pratiques censées répondre aux éventuels problèmes techniques posés par la télévision, l’enregistrement, la réception du câble et du satellite, les différents ’bouquets’, etc. La partie magazine aborde évidemment l’actualité de la production audiovisuelle, sous un angle plutôt ’people’: les ’dessous’ des tournages, les histoires d’amour et de sexe des vedettes de la télévision, les différents ’événements’ médiatiques, comme par exemple Roland Garros ou le championnat d’Europe de football, etc. On retrouve également dans cette presse spécialisée des jeux, l’horoscope, le courrier des lecteurs, et, comme il se doit, une rubrique ’Internet’. La presse de télévision – il n’est guère besoin d’y insister - se situe donc bien, pour l’essentiel, du côté de la sphère privée, dans la mesure où elle s’en tient la plupart du temps à un point de vue purement distractif.

Signalons enfin, pour terminer ce rapide panorama de la presse écrite, que les magazines d’informations générales eux-mêmes, couramment appelés ’news magazines’ 387, n’échappent pas tout à fait à ce glissement généralisé vers le ’people’, ou, en tout cas, vers une prise en compte de plus en plus nette des questions relevant de la sphère privée. Certes, les ’news magazines’ – comme les quotidiens nationaux généralistes 388 - continuent à traiter, la plupart du temps, de thèmes qui alimentent le débat public. On peut néanmoins observer, d’une façon générale, deux phénomènes qui nous semblent significatifs: d’une part une préoccupation de plus en plus affirmée pour ce que l’on appelle couramment les problèmes ’de société’, qui, en réalité, sont souvent des questions d’ordre privé. Ainsi, les ’news’ n’hésitent-ils pas, y compris en ’une’, à aborder les pratiques sexuelles des Français, les émotions (’L’Express’, décembre 1999), l’adolescence (numéro spécial du ’Nouvel Observateur’, juin 2000), les ’nouveaux liens entre frères et soeurs’ (’L’Express’du 22 au 28 Juin 2000), ’Quand les homos veulent des enfants’ (’Le Nouvel Observateur’ du 22 au 28 Juin 2000).

On peut en tout cas penser, à l’issue de cette rapide analyse, que Pierre Albert voit assez juste quand il écrit: ‘On assiste, en particulier depuis le début des années quatre-vingt, à la généralisation du genre people qui affecte finalement presque tous les magazines (...) Il exploite la fois les tendances à la personnalisation de l’actualité que la télévision a exacerbées en montrant l’image même des personnalités de tout bord et en créant le besoin d’en savoir plus sur ce qu’elles sont dans leur vie privée quotidienne; il joue aussi sur le désir des ’vedettes’ de l’actualité politique, artistique, culturelle ou autre, de non pas seulement s’imposer au grand public dans leurs prestations professionnelles mais aussi d’entrer dans leur familiarité, en lui révélant un peu de leur intimité. La volonté des vedettes (...) rencontre le besoin des magazines de trouver des sujets intéressants, susceptibles de susciter non pas une adhésion réfléchie à l’action du personnage mais un réflexe de sympathie ou de compassion pour sa personne. L’évolution vers ce genre, sinon nouveau, du moins renouvelé, de journalisme pénètre dans presque toutes les rubriques de la presse magazine (parfois aussi des quotidiens), et s’y épanouit d’autant plus qu’il s’agrémente de photographies (...) ’Les gens’ sont apparemment devenus aussi intéressants que les faits et c’est par ce biais du vécu que désormais sont analysés les problèmes du monde.’ 389

Pour notre part, ce dernier point nous semble particulièrement important dans la mesure où, plus encore que l’exposition de la vie privée des ’vedettes’, il constitue bien une tendance lourde qui touche la quasi totalité de la presse, comme nous avons essayé de le montrer empiriquement à partir de quelques exemples significatifs. Même les journaux et périodiques qui conservent une certaine réserve par rapport au genre ’people’, et même les publications qui se situent par fonction dans le cadre de l’espace public, comme la presse généraliste ou les magazines d’informations générales, semblent profondément marqués par cette espèce de subjectivisme qui fait du point de vue de l’individu la mesure de toute chose. On arrive ainsi à une certaine relégation au second plan de l’intérêt général – et donc de l’espace public lui-même – dans la mesure où toutes les opinions privées, toutes les expériences individuelles, tous les vécus non seulement se valent, mais constituent en tant que tels des valeurs indiscutables, au sens propre du terme, et donc impossibles à intégrer dans un débat public. Il est en effet impératif, pour qu’il puisse y avoir débat, de s’abstraire à un moment donné du champ du sensible et du point de vue individuel. Sinon, on ne peut qu’en rester à une juxtaposition d’impressions, de sensations, d’émotions qui ne peut jamais déboucher sur une vision globale tant soit peu objective et rationnelle.

Notes
381.

Pierre ALBERT: La presse française, opus cité, p. 152.

382.

Plus de 3 000 titres, de différentes périodicités, ont été recensés dans la presse française.

383.

Les personnes âgées de plus de 60 ans représentent 20,5% de la population française, celles de plus de 65ans se situant à 15,9% (Sources: Institut national des Etudes Démographiques, Mars 2000, site Internet.)

384.

Les deux principaux mensuels atteignent à eux deux une diffusion de près de deux millions d’exemplaires: 1 042 567 pour ’Notre Temps’ du groupe Bayard Presse, et 825 084 pour ’Pleine Vie’. (Source: Diffusion Contrôle 1998).

385.

Cf. Jürgen HABERMAS: L’espace public, opus cité.

386.

Ces chiffres, comme les autres, proviennent, sauf indication contraire, du livre de Pierre ALBERT: La Presse française, opus cité.

387.

’Le Nouvel Observateur’ est diffusé à 445 000 exemplaires, ’L’Express’ à 420 000, ’Le Point’ à 295 000, ’VSD’ à 235 000, ’Marianne’ à 205 000, ’L’Evénement’ à 135 000, soit au total, 1 735 000 exemplaires par semaine, ce qui reste important, même si ces chiffres sont très inférieurs à ceux de la presse féminine ou de la presse de télévision (source: Diffusion contrôle 1998).

388.

La Presse Quotidienne Régionale, elle, s’intéresse beaucoup aux faits divers, à l’information très locale, aux loisirs, aux services, et donc à la sphère privée.

389.

Pierre ALBERT: La presse française, opus cité.