2.4.2.3. Les principales caractéristiques

Nous avons pu constater tout d’abord que, même si de nombreuses émissions du début des années 1990 ont disparu, de nouveaux magazines ont été créés. Et même si les formes ont évolué, la ’philosophie’, si l’on ose dire, est restée fondamentalement la même. Elle ‘’mêle deux inspirations conjointes:l’irruption de la parole profane sur la scène publique d’un côté, la valorisation du témoignage privé de l’autre’’ 424. La ’télévision de l’intimité’ se porte bien, elle se porte même mieux que jamais si l’on prend en compte les émissions qui en relèvent directement et le fait que ‘le témoignage privé sur la place publique (...) s’immisce dans la plupart des magazines de télévision, des plus divertissants aux plus sérieux. Il semble désormais difficile d’aborder une question sociale, de traiter de moeurs, d’évoquer une controverse médicale sans que le discours profane en soit convoqué aux côtés, ou parfois contre, le verbe expert’ ’ 425. Cette analyse que posait Dominique Mehl en 1995 nous semble totalement confirmée aujourd’hui et le phénomène s’est même sans doute amplifié dans la mesure où il touche maintenant de plus en plus les journaux télévisés, ce qu’elle ne mentionne pas. Et en ce qui concerne les magazines spécifiquement ’intimistes’, s’il est difficile de faire une comparaison quantitative ente la situation actuelle et celle du début des années 1990, nous pouvons tout de même indiquer – et cela nous semble significatif – que, pendant le second trimestre de l’année 2000, nous avons recensé (uniquement sur TF1, France 2 et France 3) 14 émissions différentes et un total général de 58 émissions (en ne prenant en compte les programmes qu’entre 20h30 et 24h). Sur ces 58 émissions, 5 seulement – et uniquement des émissions ’orphelines’ – ont été diffusées sur France 3, ce qui est insignifiant, et sur les 53 restantes, 25 ont été proposées par France 2 et 28 par TF1, ce qui donne une moyenne d’environ 2 magazines par semaine pour chacune d’entre elles, sachant que chaque magazine a une durée généralement comprise entre 1h30 et 2 heures.

Notre seconde observation constitue en quelque sorte une relativisation de la première. En effet, si ’la télévision de l’intimité’ reste quantitativement très importante, il faut néanmoins souligner que la plupart des magazines ’intimistes’ ont été renvoyés en seconde partie de soirée, alors qu’au début des années 1990, ils étaient davantage diffusés en ’prime time’, au moins pour ce qui est de certaines émissions emblématiques comme ’Perdus de vue’ (TF1), ’La nuit des héros’ (France 2), ’Les marches de la gloire’ (France 2). Incontestablement, ces émissions apparaissaient à l’époque comme une espèce de ’produit d’appel’, particulièrement sur TF1. Aujourd’hui, en tout cas, seuls 2 magazines sont diffusés en ’prime time’: ’Jour après jour’ (mensuel, France 2), ’Combien ça coûte ?’ (en principe bimensuel, TF1), et, ponctuellement quelques émissions ’orphelines’. Au fond, on a le sentiment que la ’télévision de l’intimité’ s’est en même temps pérennisée et banalisée et qu’elle est devenue plus discrète, ce qui ne veut pas dire moins présente. Force est de constater que le ’prime time’ est plus que jamais consacré à la fiction (films et téléfilms), au sport (notamment le football), et, accessoirement, au ’divertissement’, ce dernier genre n’étant d’ailleurs pas tout à fait sans rapport avec la ’télévision de l’intimité’.

Notre troisième observation peut être considérée comme une relativisation de la relativisation que nous venons de faire qui se situe, cette fois-ci du côté de la réception. Si l’on examine, en effet, l’audience des programmes considérés, on constate qu’en ’prime time’ comme en seconde partie de soirée, elle se situe la plupart du temps parmi les 5 meilleurs scores de la semaine tels qu’ils sont publiés par ’Le Monde Télévision’ 426 .C’est ainsi que, par exemple, ’Ca se discute’ (France 2, deuxième partie de soirée) obtient généralement entre 5,5% et 6% d’audience, ce qui représente environ 3 millions de téléspectateurs et 44,3% de parts de marché. ’Combien ça coûte ?’ (’prime time’, TF1) réalise entre 17?5% et 18% d’audience, soit plus de 9 millions de téléspectateurs et 48,8% de parts de marché. ’Y’a pas photo’ (TF1, deuxième partie de soirée) se situe entre 6,5% et 7% d’audience, c’est-à-dire environ 3,5 millions de téléspectateurs et 47,6% de parts de marché. Enfin, ’Sans aucun doute’ (TF1, deuxième partie de soirée), avec un score situé entre 5,5% et 6% d’audience, soit plus de 3 millions de téléspectateurs parvient à mobiliser 50% de parts de marché. Nous ne disposons pas hélas de chiffres d’audience des années 1990, et d’ailleurs, toute comparaison serait un peu aléatoire, compte tenu notamment de l’explosion de l’offre cablo-satellitaire qui tend à éroder l’audience des chaînes hertziennes. Néanmoins, on peut raisonnablement penser que les magazines ’intimistes’ – sous la réserve que nous venons d’indiquer – ont grosso modo maintenu leurs positions.

Notre quatrième remarque est relative à la portée de la ’télévision de l’intimité’ . chacun se souvient – et Dominique Mehl en fait état – des polémiques provoquées par les ’reality shows’: ‘Les polémiques contre ces émissions et leurs animateurs ont été vives. Elles se sont focalisées sur la dénonciation du couple exhibitionnisme/voyeurisme (...) Ces nouvelles comparutions publiques sont à la fois indécentes et véridiques, impudiques et sincères. Toutes transgressent des habitudes et des tabous en montrant de l’immontrable et, dans le même temps, toutes mettent en scène de véritables détresses, de véridiques malaises, de vraies quêtes’ 427 . Et évoquant notamment ’les sarcasmes des milieux intellectuels’, elle indique que ceux-ci ‘’ont rapidement logé ces initiatives au rayon du vedettariat, de la recherche du spectaculaire et de l’audience’ 428. Mais tout en admettant que l’on ne peut ‘’nier ces dimensions essentielles à la mise à l’écran sur toutes les chaînes généralistes, tout particulièrement sur la première’’ 429, elle insiste sur la ’philosophie de la prestation psycho-cathodique’ qui se présente comme ’pédagogique’ et qui prétend démocratiser la psychanalyse. Dominique Mehl est sociologue et il est logique qu’elle raisonne comme telle, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse de la même façon aux individus qui viennent raconter leurs malheurs à la télévision, à ceux qui conçoivent et animent les émissions considérées, aux évolutions de l’espace public induites par la ’télévision de l’intimité’, ou au phénomène médiatique lui-même. Partant du postulat – contestable – selon lequel ’les mots médiatiques révèlent le plus souvent des maux sociaux’ 430, Dominique Mehl a tendance, selon nous, à surestimer une analyse de la télévision conçue comme un effet plus ou moins déformé de la société et, ipso facto, à sous-estimer la logique propre de la télévision, ontologiquement fondée sur le spectacle et économiquement contrainte par le marketing généralisé et la dictature de l’audimat. Pour notre part, sans nier que al télévision – et les médias en général – entretiennent avec la société des liens dialectiques complexes qui ne peuvent se réduire à la manipulation, nous considérons qu’ils jouent un rôle très important dans l’évolution des rapports sociaux, des mentalités et de l’espace public. Et nous pensons au surplus, comme nous l’avons déjà indiqué dans le chapitre 2.1., que ce rôle est d’autant plus grand que le capital culturel des téléspectateurs est plus faible. Il nous apparaît justement, à partir de là, que la ’télévision de l’intimité’ – y compris dans la façon dont elle s’immisce dans les journaux télévisés et les magazines d’information – constitue une manière particulièrement subtile, non pas sans doute de ’modeler les consciences’, mais à coup sûr, d’accompagner et de légitimer une tendance naturelle – notamment dans les couches sociales défavorisées sur les plans économique, social et culturel – à privilégier les intérêts particuliers et le court terme au détriment de l’intérêt général et du long terme, et à ’raisonner’ de façon purement empirique, en considérant le vécu, et notamment son propre vécu, comme le critère de la vérité. Ajoutons encore – en lien étroit avec ce qui précède – que tout ceci se situe dans le cadre d’un hédonisme de plus en plus prégnant qui tend à rechercher plutôt l’avoir que l’être, et plutôt le bonheur individuel (conçu selon les normes petites bourgeoises) que l’épanouissement collectif.

Notre cinquième et dernière observation porte sur la tonalité des magazines ’intimistes’ d’aujourd’hui. Celle-ci nous apparaît comme beaucoup plus douce, beaucoup plus mesurée, beaucoup moins ’tape-à-l’oeil’ et, d’une certaine façon, beaucoup moins provocatrice qu’au début des années 1990. En arrivant à maturité, la ’télévision de l’intimité’ a renoncé aux excès de sa jeunesse. Souvenons-nous d’ailleurs que la fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été une période d’excès à bien des égards et que la télévision, tout juste sortie du monopole, ne pouvait pas échapper, du point de vue de sa programmation, au modèle néo-libéral, d’autant que France 2, notamment sous la présidence de Jean-Pierre Elkabbach, avait pris le parti de concurrencer TF1 sur son propre terrain. Toujours est-il que les émissions les plus racoleuses et les plus contestables sur le plan déontologique - comme ’Perdu de vue’, ’La nuit des héros’, Les marches de la gloire’, ’Vie privée’ et même ’L’amour en danger’ – n’ont pas eu de véritable descendance. Il apparaît donc que ce que Dominique Mehl appelle le ’verbe thérapeutique’ c’est-à-dire les ’mises en scène psychothérapeutiques orchestrées’ 431, ont pratiquement disparu, en tout cas sous leur forme très ambiguë de simulacres, à vocation curative plus ou moins revendiquée, de l’entretien psychanalytique, à propos desquels le psychanalyste Gérard Miller écrivait‘:’Se jouant des exclus qu’elle réintroduit dans le lien social, la télévision gomme la détresse dont ils sont le jouet. Elle fait de la folie une véritable originalité: il n’y a plus que des hobbies et des lubies, le monde est une vaste cour des miracles. Et puis, après avoir fermé le micro, elle les laisse tomber, sans se préoccuper plus avant de savoir s’ils ne se sentent pas lâchés par le public qu’elle leur a ainsi offert. Au risque que l’acte, l’acte grave, devienne alors pour eux le seul recours’’ 432 . Par contre, les entretiens visant à provoquer es témoignages intimes, et utilisant pour cela une tonalité plus ou moins ’psy’ mais sans parodie de thérapie, - comme ceux menés par Mireille Dumas ou Daniel Karlin – continuent leur carrière et sont complètement rentrés dans les usages. Par ailleurs, on peut également constater que les magazines visant à suppléer les carences de la police et/ou de la justice et fondées sur l’appel au témoignage – voire à la délation – du public, comme ’Perdu de vue’, ou ’Témoin numéro un’, n’ont plus d’équivalent aujourd’hui, peut-être là encore parce qu’ils reposaient sur une ambiguïté, voire une supercherie. En effet, ces émissions avaient une double dimension: en même temps spectacle de la souffrance basé sur des témoignages intimes et instrument de résolution des énigmes non élucidées. Or, de même que la psychanalyse cathodique n’a jamais guéri personne, la télévision judiciaire n’a pas obtenu les résultats escomptés. Il faut enfin signaler que les ’reality shows’ fondés sur la survalorisation ’d’exploits’ réalisés par des individus ordinaires confrontés à des situations extraordinaires n’ont actuellement pas d’équivalent. Ces ’shows de l’aventure’ qui en appelaient ’à l’action d’éclat, à la bravoure, à l’exploit’ s’inspiraient ’de faits divers, réels dont ils retrouvaient les protagonistes’ 433qui venaient témoigner sur le plateau et commenter des reconstitutions filmées de leurs prouesses. ’La nuit des héros’ (France 2), puis ’les marches de la gloire’ (TF1), ’Etat de choc’ (M6), ’Mystères’ (TF1), constituaient des fleurons de ce genre particulier qui a disparu, sans que l’on sache exactement pourquoi. Peut-être – de façon purement conjecturale – peut on avancer deux raisons: d’une part, la nature nécessairement ’bidonnée’ des reportages enlevait sans doute beaucoup de force émotive à ces émissions et d’autre part, tout simplement, il se peut très bien que la mise en avant d’actions d’éclat qui impliquent un certain courage et un certain sens civique ne soient plus en phase ni avec l’évolution hédoniste et individualiste de la société ni avec les exigences actuelles du libéralisme.

Notes
424.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 8.

425.

Ibid. p. 7.

426.

A partir de chiffres fournis par Médiamat - Médiamétrie.

(1% d’audience représentant 525 900 individus âgés de 4 ans et plus)

427.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 225.

428.

Ibid. p. 87.

429.

Ibid. p. 87

430.

Ibid. p. 13.

431.

Ibid. p. 81.

432.

Gérard MILLER: Malaise, Editions du Seuil, Paris, 1992.

433.

Dominique MEHL: La télévision de l’intimité, opus cité, p. 200.