2.4.3.1. La communication ’compassionnelle’

Tout média, tout programme de télévision, propose implicitement, tant par son contenu que par sa forme, une espèce de pacte entre l’émetteur et le récepteur. Selon la formule d’Eliséo Veron, toute émission de télévision repose sur un ’contrat de lecture’ qui fait que ‘’la différenciation entre les produits se fait alors principalement sur le plan du lien que le média propose au récepteur (...). Communiquer aujourd’hui implique d’entretenir un lien contractuel dans le temps’ 436 . Et, naturellement, c’est à partir des différentes sortes de ’contrat de lecture’ que se constituent les différents modèles de presse écrite ou de télévision. Pour ce qui est de la presse écrite, nous sommes de ceux qui considèrent qu’après la presse ’d’opinion’, où l’émetteur constitue le centre de gravité, et la presse ’d’informations’, où l’émetteur s’efface au profit du message, c’est-à-dire de ’l’événement’, on est aujourd’hui dans une presse de ’communication’ (au moins tendanciellement) où l’accent est davantage mis sur le récepteur ou, plus précisément, sur la relation entre le journal et le récepteur. Mais de plus en plus semble se faire jour un nouveau modèle qui cohabite avec les deux précédents. C’est que la presse se veut actrice de la vie politique et sociale. Elle prétend même, de façon récurrente, s’ériger en ’quatrième pouvoir’. Elle essaie en tout cas de jouer un rôle en même temps de ’conseiller du Prince’ (et souvent de censeur), de pédagogue, de sondeuse (des reins, des coeurs et des opinions), de recours conte les injustices, de pourfendeuse de la corruption et des ’affaires’, de mauvaise conscience, etc. Et tout cela, elle le fait au nom du ’grand public’, au nom de l’Humanité souffrante pour les maux de laquelle elle fait mine d’éprouver une profonde sympathie. Il nous apparaît donc que la médiatisation de la sphère privée dans la presse écrite s’inscrit, pour une part, dans une stratégie de communication visant à affirmer une proximité, une familiarité avec le lecteur, une connaissance et une compréhension de ses problèmes avec l’objectif bien sûr de maximiser les chiffres de vente, mais aussi de légitimer sa fonction de porte-parole du peuple. Ce que nous venons de dire s’applique – on l’aura compris – à la presse quotidienne et périodique ’d’information générale’. Pour ce qui est de la presse périodique spécialisée, que ce soit dans un seul sujet ou pour un seul public, elle est en quelque sorte ’empathique’ par nature puisque ses lecteurs l’achètent précisément pour s’y retrouver ou pour y retrouver tel ou tel de leurs centres d’intérêt. Néanmoins, l’audience considérable de cette presse nous apparaît comme une dimension significative de la communication de masse aujourd’hui qui n’est pas sans influence sur l’espace public, dans la mesure où elle tend à sacraliser la sphère privée et à véhiculer des représentations assez largement libérales et parfois même carrément réactionnaires.

Pour ce qui est maintenant de la télévision, un certain nombre d’auteurs 437 considèrent que deux modèles généraux sont apparus successivement et continuent à cohabiter, auxquels il faut ajouter, selon Dominique Mehl, un troisième modèle, apparu au début des années 1990. Le premier modèle de télévision, celui qui, aux tout débuts du petit écran et pendant de nombreuses années est resté totalement dominant, est centré sur le message, sur le contenu de l’émission, dans le cadre d’une relation pédagogique – magistrale, et donc assez unilatérale – dans laquelle le public, même lorsqu’il est présent sur le plateau, se trouve ne situation d’apprentissage, d’acquisition de connaissances. Et, comme l’indique Eliséo Veron 438, le téléspectateur est regardé ’les yeux dans les yeux’ par un locuteur éloigné et pourtant singulièrement proche qui s’adresse à lui dans une logique de persuasion. Ce modèle de télévision ’messagère’, caractéristique des années 1950 et 1960, mais qui s’est poursuivi bien après, a profondément imprégné le travail des pionniers de la télévision et a été à l’origine de remarquables dramatiques – comme ’Jacquou le croquant’ ou ’la cousine Bette’ au milieu des années 1960 ou encore ’Les rois maudits’ au début des années 1970 - , de passionnantes émissions didactiques - comme ’La caméra explore le temps’ de Stellio Lorenzi – et de débats visant à faire le point sur tel ou tel problème de société – comme ’Les dossiers de l’écran’ -. Un second modèle de télévision est apparu peu à peu à partir des années 1970 et s’est développé en même temps qu’avec la création d’Antenne 2 (1964), puis de FR3 (1974), la concurrence entre les chaînes commençait à modifier la logique de programmation. Mais ce n’est évidemment qu’avec la libéralisation de l’audiovisuel en 1982 et la création de chaînes privées à partir de 1984, que la télévision ’relationnelle’ s’est véritablement imposée. Cette télévision ’relationnelle’ est centrée non plus sur le contenu du message mais sur la communication entre la télévision et le public, communication qui se met elle-même en scène sur le mode de la sympathie, voire de l’empathie; une connivence, et, à la limite, une communion, se met en place entre l’émetteur/animateur et le téléspectateur. L’animateur, qui, dans la télévision ’messagère’, n’était rien d’autre qu’un présentateur, joue un rôle central dans la ’télévision relationnelle’. En effet, c’est du rapport qu’il est capable d’instituer avec le public – incité à venir nombreux dans le studio – que dépend le succès ou l’échec de l’émission. Pour parvenir à créer cette relation privilégiée, l’animateur se présente comme le porte-parole du public, de ses demandes et de ses envies. Tout se passe dans le cadre d’un rapport affectif, d’un lien émotif valorisé en tant que tel auquel les personnalités invitées ne peuvent échapper, ce qui les conduit à se dévoiler autant, si ce n’est plus, qu’à exposer leurs idées: ‘’parallèlement, le débat cède peu à peu la place au talk show. Les dispositifs de la télévision relationnelle sont monstratifs, tandis que les dispositions de ses spectateurs sont affectives (...). Le modèle relationnel assure le triomphe de la télévision des animateurs’ 439. Guy Lux, Jacques Martin, Michel Drücker, Jean-Pierre Foucault, Pierre Bellemare, etc. furent (et sont encore pour certains d’entre eux) parmi les fleurons du modèle relationnel qui a connu son heure de gloire, sous sa forme initiale, entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980.

Selon Dominique Mehl – mais nous signalons sur ce point une petite divergence avec elle – la ’télévision de l’intimité’ constitue un troisième modèle qu’elle nomme ’télévision actrice’ fondé sur une intervention directe dans le champ social, sur une prise en charge directe des individus en difficulté, sur la recherche de solutions ou de remédiations. Selon elle, ce n’est plus l’animateur qui est au centre du dispositif, mais l’individu anonyme d’un côté et le public de l’autre, celui-ci n’ayant plus seulement à regarder et à écouter, mais aussi à donner son opinion, à faire part de son émotion, à se mobiliser, soit pour effectuer des dons, soit pour proposer un logement ou un emploi, soit le cas échéant, pour retrouver une victime ou rechercher un coupable. Pour elle, ‘’le dispositif des programmes est interactif, tandis que les dispositions des téléspectateurs sont participatives’ 440 . Notre divergence avec Dominique Mehl porte sur ces deux points. D’une part – c’est de l’ordre du détail – nous ne considérons pas que la ’télévision actrice’ constitue véritablement un nouveau modèle, mais simplement qu’elle est l’aboutissement ultime de la logique de la demande, du public, du marketing déjà à l’oeuvre dans le modèle relationnel. Il nous semble, en effet, quelque peu naïf de croire, comme le fait Dominique Mehl, que dans la ’télévision actrice’ l’offre et la demande ’sont mises en équivalence’, comme si on avait d’un côté ’une bonne volonté médiatique’ et de l’autre des ’quémandeurs’ 441 se légitimant mutuellement dans une espèce d’échange de bons procédés. Notre seconde divergence porte sur le concept même de ’télévision actrice’ qui, en l’espèce, nous semble devoir être immédiatement borné par l’idée que cette action relève largement du symbolique et du spectacle plutôt que du réel (sauf dans quelques rares cas comme le ’téléthon’ ou le ’sidaction’). Autrement dit, ’l’action’ de la télévision dans les domaines concernés par la ’télévision de l’intimité’ et qui, on l’a déjà indiqué, est d’ailleurs rarement efficace, n’a, selon nous, pas d’autre objectif que de pouvoir être montrée: il s’agit d’une stratégie, d’une posture, de la construction d’une image de marque, mais pas de la philanthropie. Autre chose est, naturellement de la volonté de la télévision – comme de la presse écrite – d’agir sur le terrain politique, social et idéologique, mais d’une façon qui n’a rien à voir avec la résolution concrète de problèmes privés.442 Car, signalons-le au passage, il y a tout de même un paradoxe assez piquant dans la médiatisation outrancière de la sphère privée: c’est que d’un côté, les médias, et notamment la télévision, survalorisent l’émotionnel, le vécu, le témoignage intime, ce qui a pour effet de dévaloriser l’intérêt général, le débat public, l’argumentation rationnelle; mais, d’un autre côté, ces mêmes médias sont bien loin de déserter le terrain de l’espace public comme nous le verrons plus précisément dans la troisième partie de la présente thèse.

A ces réserves près, nous partageons l’analyse de Dominique Mehl selon laquelle, à partir du début des années 1990, ‘’tandis que la société semble sombrer dans la dépression, que les mouvements collectifs refluent, que le repli sur soi est à l’ordre du jour, la télévision se met à jouer un rôle actif sur la scène sociale. Elle prend en charge la charité publique, supplée aux institutions policières ou judiciaires, épaule ou remplace les spécialistes des questions relationnelles, suscite la solidarité contre l’exclusion et la misère’ 443 . Et elle a raison de signaler que ’la télévision de l’intimité’ repose pour une part essentielle, y compris dans les journaux télévisés et les magazines ’classiques’, sur la mise en scène de la souffrance, sur l’exhibition du malheur. Notons à ce propos que la presse écrite, notamment la presse périodique spécialisée, ne fonctionne pas tout à fait sur le même registre, et met volontiers en scène le ’bonheur’ familial. Mais la presse quotidienne nationale et la presse périodique d’informations générales se situent pour une large part dans le cadre du spectacle de l’adversité. En tout cas, ‘’la télévision de la détresse signe avec le public un pacte particulier: le pacte compassionnel’ fondé, du côté de l’émission, ‘’sur l’exhibition de l’individu, de sa souffrance particulière, (...) sur la manifestation émotionnelle et sur l’expression corporelle’ et, du côté de la réception, ‘sur ’l’identification au malheureux et sur l’empathie avec les souffrants’’ 444 . Il faut souligner que la communication ’compassionnelle’ présente une caractéristique essentielle qui la différencie fondamentalement de la communication de masse traditionnelle qui s’est toujours plus ou moins nourrie des drames collectifs: guerres, catastrophes naturelles, famines, épidémies, guerres civiles, exodes, etc. C’est que la communication ’compassionnelle’ s’intéresse à la ’misère du monde’ non pas dans sa dimension ’publique’ – sociale ou politique – mais dans sa dimension privée, individuelle. Tous les magazines ’intimistes’ – et de plus en plus les journaux télévisés et les magazines d’informations classiques, de même que la presse écrite – se focalisent sur une personne, sur un cas particulier dont les malheurs sont mis en scène d’une façon totalement affective. La logique, l’analyse, la tentative de comprendre un problème en le resituant dans une problématique globale, tout cela n’est pas de mise dans la communication ’compassionnelle’. Ce qui importe, ce n’est pas l’importance d’un phénomène social du point de vue de l’intérêt général, mais les conséquences douloureuses qu’il peut avoir sur un individu donné. Notons encore que la télévision ’compassionnelle’ met largement l’accent sur l’apparence physique des ’victimes’. Certes les témoignages sont émouvants, les discours poignants, les révélations intimes bouleversantes, mais il est certain qu’au-delà du discours, et en concordance avec lui, les attitudes corporelles, toute la mimo-gestualité, la tenue vestimentaire, la physionomie générale, ont un impact considérable sur l’affectivité du téléspectateur. Une bonne photo de presse peut d’ailleurs avoir le même effet pour signifier le désespoir à partir d’un regard, la panique à partir d’un geste, la misère à partir d’habits déchirés, l’accablement à partir d’une posture générale, etc. Ainsi, comme l’indique très justement Dominique Mehl, ‘’les médias donnent à une abstraction lointaine, la pauvreté ou la douleur, un visage, une chair. Ils annulent, au moins symboliquement, la distance qui sépare la population de ces situations lointaines. Le petit écran amène l’adversité à domicile, l’écart entre le spectateur et le mal-être ou l’infortune’ 445. ’

Notes
436.

Eliséo VERON: Les médias en réception: les enjeux de la complexité in Médias Pouvoirs, n° 21, Janvier-Mars 1991, p. 59.

437.

Cf. notamment Umberto ECO: TV: la transparence perdue in La guerre du faux, Grasset, Paris, 1985 et Francesco CASETTI et Roger ODIN: de la paléo à la néo-télévision in Communications, n° 51, 1990.

438.

Eliseo VERON: Il est là, je le vois, il me parle in Communications, n° 38, 1983.

439.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 197.

Cf. aussi à propos des animateurs: Sabine CHALVON-DEMERSAY et Dominique PASQUIER: Drôles de stars, Aubier, Paris, 1990.

440.

Ibid. p. 108.

441.

Ibid. p. 19.

442.

Cf. supra p.

443.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 212.

444.

Ibid. p. 212.

445.

Ibid. pp. 213-214.