2.4.3.2. Vers un effacement de l’espace public ?

Après avoir tracé les contours généraux de la communication ’compassionnelle’ qui tend à devenir un modèle dominant dans les médias de masse et particulièrement à la télévision, il convient maintenant d’analyser plus précisément une question essentielle du point de vue de la présente thèse: la mise en scène publique de la sphère privée, la survalorisation du témoignage profane, la logique ’compassionnelle’ ont-elles véritablement une influence sur l’évolution de l’espace public, et sommes-nous en train d’assister à un effacement progressif de l’espace public ?

Un des premiers problèmes qui se pose est celui de la portée intellectuelle et politique de l’attitude ’compassionnelle’. On pourrait en effet imaginer que la compassion provoquée par une souffrance individuelle soit le point de départ d’une prise de conscience plus globale. Or, il apparaît en réalité que le sentiment compassionnel commence et finit avec le cas particulier: il ne peut pas voir plus loin que le bout de son coeur. Comme l’indique admirablement Hannah Arendt, ‘’La compassion, par sa nature même, ne peut pas être inspirée par la souffrance d’une classe entière. Elle ne peut aller plus loin que ce que souffre une personne unique sans cesser d’être ce qu’elle est par définition: une co-souffrance. Son intensité participe de l’intensité de la passion même, qui, en opposition avec la Raison, ne peut comprendre que le particulier, mais reste sans connaissance du général et nulle capacité de généralisation. En étroite relation avec cette incapacité à communiquer est cette curieuse mutité ou du moins maladresse à s’exprimer par des mots qui, contrairement à l’éloquence de la vertu, caractérise la Bonté, de même qu’elle est le signe de la compassion face à la loquacité de la Pitié. La passion et la ’compassion’ ne sont pas muettes, mais leur langage consiste en gestes et expressions du corps plutôt qu’en mots’ 446. Du coup, la compassion n’est porteuse d’aucune perspective d’action concrète rationnelle et ne peut déboucher, selon Hannah Arendt, que sur la violence: ’En général, ce n’est pas la compassion qui entreprend de modifier les conditions de vie du monde en vue d’alléger la souffrance humaine mais, quand elle le fait, elle esquive les interminables méthodes de persuasion, négociation et compromis de la Loi et de la politique, et prête sa voix à la souffrance elle-même pour exiger une action directe et rapide, c’est-à-dire l’action par les moyens de la violence’’ 447 . La communication compassionnelle ne peut donc s’inscrire dans un registre de compréhension et encore moins de transformation du monde. C’est pourquoi, quand il arrive qu’elle appelle à une action, il s’agit d’action caritative ou humanitaire, comme dans le ’téléthon’, ’ensemble contre le SIDA’, ou, ponctuellement, dans des initiatives comme la collecte des pièces jaunes pour aider les enfants malades ou des incitations à effectuer des dons à l’occasion d’un tremblement de terre, d’inondations ou de famine. On est bien dans le registre de la charité qui, d’une certaine façon, est la négation même de l’action politique, en ce sens que la charité renvoie à la résolution individuelle alors que l’action politique renvoie au débat public et à l’intervention collective pour mettre en oeuvre des solutions globales. Et comme le signale Luc Boltanski, à propos de la mise en scène de la souffrance par la télévision, ‘’le rassemblement autour d’une cause, la configuration d’un collectif ne se fait pas, comme dans une topique de la dénonciation, par la convergence des jugements, mais par la contagion des émotions qui font circuler du liant d’intériorité à intériorité’ ’ 448 . Et en effet, si la télévision exhibe à l’envi le malheur, elle évite soigneusement d’en désigner les responsables. De même, si elle proteste contre l’exclusion, elle se garde bien d’expliciter ses causes profondes 449. De la même façon, les malaises sociaux et les états d’âme sont décortiqués sans que soient évoqués ni les responsabilités, ni l’environnement global. En somme, ‘’les plaignants semblent porter le poids d’une fatalité, assumer un destin contre lequel bute l’impuissance. [La communication compassionnelle] en appelle à la tolérance et à la solidarité avec les victimes, mais n’importune pas les fauteurs de mal’’ 450 . Au fond, on peut se demander si la communication compassionnelle ne constitue pas un véritable obstacle au fonctionnement ’normal’ de l’espace public dans la mesure où elle dissimule les problèmes politiques derrière les drames personnels et où elle débouche (au mieux) sur la charité laïque plutôt que sur la volonté de comprendre et de trouver des solutions structurelles.

D’abord, même si elle constitue à nos yeux une tendance lourde qui imprègne peu à peu l’ensemble des médias – mais surtout la télévision – la communication compassionnelle n’a pas encore envahi l’ensemble du champ médiatique. La télévision elle-même ne fonctionne pas complètement sur ce registre, et un certain nombre d’émissions (journaux télévisés, magazines d’informations classiques, débats...), bien que touchés par le phénomène, continuent à faire vivre, pour une part, l’espace public. On a vu par ailleurs que la ’télévision de l’intimité’ est pratiquement absente sur France 3 et que les magazines ’intimistes’, relégués le plus souvent en deuxième partie de soirée, réalisent des audiences certes importantes, mais qui ne dépassent pas, sauf exception, 7% et 50% de parts de marché. Ces magazines, au surplus, ne sont diffusés, on l’a vu, que deux fois par semaine environ. Cela laisse donc beaucoup de place pour d’autres types de programmes, même si cette place est souvent occupée par des fictions ou des émissions de sport ou de divertissement qui, à l’évidence, relèvent de la logique du spectacle et, à leur manière, constituent une survalorisation de la sphère privée. Malgré cela, il demeure à la télévision, même parfois sur TF1, des émissions et des magazines de qualité qui permettent, malgré leurs défauts et leurs limites, une certaine animation de l’espace public. Il en va ainsi, par exemple, des journaux télévisés de France 3 (tant nationaux que régionaux), ou des magazines comme ’La marche du siècle’ (France 3), ’Envoyé spécial’ (France 2), ’Des racines et des ailes’ (France 3), ’Mots croisés’ (France 2), ’France Europe Express’ (France 3), et, jusqu’à la fin du premier trimestre 2000, ’7sur7’ puis ’Public’ et enfin, ’19heures Dimanche’ (TF1).

Il faut également insister à nouveau sur le fait que la télévision, malgré son caractère prégnant, n’occupe pas, fort heureusement, la totalité du champ médiatique. Malgré les difficultés économiques qu’elle a connues, mais qui tendent à s’estomper, la presse quotidienne nationale, et, dans une certaine mesure, régionale, continue à jouer un rôle essentiel dans la mise à disposition du public des éléments nécessaires à la réflexion et au débat, même si, comme on le verra dans la troisième partie de la présente thèse, la presse écrite, comme la télévision, ’construisent l’opinion’. Rappelons à ce propos que la presse quotidienne nationale d’informations générales représente, tous titres confondus, plus de 2 millions d’exemplaires journaliers, soit un lectorat de 6 à 7 millions de personnes environ, ce qui est largement supérieur au public de la plupart des magazines ’intimistes’. Les ’news’ – diffusés à plus de 2 millions d’exemplaires hebdomadaires (y compris ’le canard enchaîné’) – contribuent également, quelles que soient les réserves que l’on puisse exprimer sur leur contenu, à l’existence d’une certaine ’action critique’, au maintien d’une certaine discussion publique à propos de questions touchant à l’intérêt général. Signalons enfin qu’un certain nombre de ’grandes revues’ ‘’sont un peu les organes d’expression des grands courants de la pensée des milieux intellectuels contemporains’ 451 . Et même si leur diffusion reste relativement modeste, ‘’ces publications, mensuelles ou trimestrielles, conservatoires culturels ou laboratoires de réflexion, sont pourtant un des secteurs les plus riches de la presse française. Les titres sont nombreux, et chacun, dans son domaine et sa perspective, sert à l’expression et à la maturation des doctrines et des idées’ 452 et donc, ipso facto, à l’animation de l’espace public. De La nouvelle revue des deux mondes’ à ’La nouvelle revue française’, en passant par ’Esprit’, ’Les temps modernes’ et ’La pensée’, sans oublier ’Critique’, ’Pouvoirs’, ’Infini’, ’Le débat’, ’La nouvelle revue socialiste’, ’Les cahiers rationalistes’ et bien d’autres, une grande variété de titres ’entretiennent le bouillonnement de la critique et des idées’ 453 . Nous y ajouterons pour notre part quelques revues peut-être moins prestigieuses mais qui, à notre sens, jouent un rôle très positif dans le débat public, comme ’Le Monde diplomatique’, ’Le Monde des débats’ ou ’Manières de voir’.

Il est surtout nécessaire de considérer, pour prendre la véritable mesure des conséquences de la communication compassionnelle sur l’évolution de l’espace public, que les médias ne sont pas nécessairement tout puissants face à un lecteur ou à un téléspectateur dont les idées et le comportement seraient totalement déterminés par ce qu’il lit dans les journaux et/ou ce qu’il regarde à la télévision. Le ’public’ ne prend pas forcément pour argent comptant tout ce que les médias écrivent, disent ou montrent. L’individu, a priori, bénéficie d’un certain libre-arbitre, et peut très bien ne pas se laisser duper par la communication compassionnelle, particulièrement lorsqu’il bénéficie d’un capital culturel important et qu’il joue un rôle personnel actif dans l’espace public ou dans différents espaces publics ou quasi publics partiels que sont les partis politiques, les syndicats, les associations, les structures démocratiques de base (conseils de quartier, enquêtes publiques, concertations de toutes natures), etc. Au fond, il nous apparaît qu’en la matière, comme nous l’avons indiqué dans le sous-chapitre 2.1.4. 454, ’le milieu social change tout’, et qu’au surplus la place occupée par chacun dans le ’mouvement social’ constitue un élément déterminant du point de vue de l’influence que peut exercer la communication compassionnelle. Il peut se faire en effet que tel ou tel individu, issu d’un milieu social défavorisé, et dépositaire au départ d’un faible capital culturel, puisse néanmoins jouer un rôle important dans l’espace public, en tant que ’leader d’opinion’ à différents niveaux, en raison de la place qu’il occupe ‘’dans les partis, les médias et les associations (qui) sont tous des institutions qui représentent certaines forces sociales dont l’activité est corrélative de l’Etat, c’est-à-dire des organisations sociales privées qui exercent certaines fonctions d’ordre public dans le cadre du complexe politique’’ 455. Soit dit au passage, nous considérons que – même s’il est aujourd’hui de bon ton de tirer à boulets rouges (!) sur les partis politiques, et dans une moindre mesure sur les syndicats et les organisations sociales – il est indispensable de réhabiliter les militants qui, dans l’immense majorité des cas, agissent par conviction, dans un total désintéressement personnel, et qui constituent une des dimensions essentielles de l’espace public. Nous pensons d’ailleurs que la baisse constante des effectifs militants, qui affecte l’ensemble des organisations, quels que soient leur objet et leur idéologie, est sans doute, en liaison avec le rôle de plus en plus prégnant des médias et l’émergence de la communication compassionnelle, l’un des éléments les plus inquiétants qui pourrait conduire, à terme, à un effacement de l’espace public.

Il faut en effet s’interroger, d’une façon plus générale, et d’une manière peut-être un peu plus philosophique à propos du constat que Dominique Mehl, après Hannah Arendt et d’autres, formule ainsi: ’L’époque moderne approfondit le double mouvement de publicisation de l’espace privé et de privatisation de l’espace public’ 456. Pour ce qui est de la privatisation de l’espace public, nous y reviendrons plus précisément dans la troisième partie de la présente thèse, mais nous pouvons déjà indiquer, en nous appuyant notamment sur les travaux de Brigitte Le Grignou et d’Erik Neveu à propos des émissions politiques à la télévision, que nous avons assisté, dans les vingt dernières années, à une certaine mutation de la posture des chefs de partis, candidats, ministres, Président de la République: ’L’homme politique n’est plus seulement l’avocat de son parti. Il est requis de produire une mise en scène plus élaborée de son personnage, d’afficher les signes d’un équilibre, d’une aisance personnelle’ 457. Certes, la privatisation de la vie politique reste en France relativement modérée par rapport à ce qui se passe en Amérique – comme on a pu le voir, par exemple, au moment de l’affaire ’Monica Lewinski’, et comme on peut le constater dans chaque campagne électorale – mais il existe incontestablement une tendance à la ’familiarisation’ de la représentation politique, une propension à ’donner au ’je’ un nouvel espace d’expression qui est aussi revendication d’un dévoilement des affects, d’une divulgation ostentatoire d’une personnalité vraie derrière les masques et les fonctions’ 458. De ce point de vue, la publication dans ’Paris-Match’, début 2000 – avec l’accord de l’intéressé – de photographies de Jacques Chirac en train de cultiver ’l’art d’être grand-père’ avec son petit-fils est tout à fait significative. La plupart des hommes et femmes politiques, dans le cadre d’une certaine connivence avec les médias, n’hésitent plus à lever le voile sur leur vie privée, à participer à des émissions de divertissement, à faire état de leurs goûts et de leurs sentiments, etc. Cela contribue évidemment à cette mutation de l’espace public caractérisée par une interpénétration de plus en plus évidente entre sphère publique et sphère privée. On assiste progressivement à une perte de repères entre ce qui relève de l’espace public, fondé sur la discussion rationnelle et la recherche de l’intérêt général et l’espace privé, déterminé par les expériences individuelles, dominé par les réactions émotionnelles et limité aux rapports interpersonnels. Nous voyons d’ailleurs dans l’émergence de ce schéma qui tend à un rétrécissement du champ de l’espace public et à une extension de l’espace privé, une corrélation avec le ’triomphe’ du libéralisme depuis une quinzaine d’années en ce sens que l’idéologie du marché tend à limiter au maximum l’intervention de l’Etat. Or, l’espace public étant par définition le lieu symbolique de la discussion rationnelle de l’action de l’Etat, il est bien évident que plus l’Etat est libéral – moins il agit – moins il y a besoin d’espace public. Ou, plus exactement, on a un mouvement conjoint de rétrécissement et de ’radicalisation’ ou ’d’idéologisation’ de l’espace public, dans la mesure où le débat public, ou ce qui en reste, ne peut plus porter, à la limite que sur le libéralisme lui-même et/ou sur une éventuelle alternative à l’économie de marché, ce qui est certes tout à fait fondamental mais aussi très complexe et sans doute, hélas, assez loin des préoccupations du plus grand nombre. Du coup, dans un Etat véritablement libéral, nombre de questions qui, dans un Etat-providence, relèvent de l’espace public, sont renvoyées à la sphère privée, particulièrement tout ce qui tourne autour de la protection sociale. D’un certain point de vue donc, et contrairement aux analyses de Jürgen Habermas 459, le développement de l’Etat-providence nous semble davantage un facteur d’essor de l’espace public que de ’déclin’ 460 de celui-ci, même si un certain nombre de ses remarques sur la mise en oeuvre du ’principe de publicité’ dans le cadre d’une démocratie de masse dotée de la structure d’un Etat-social’ 461 doivent être prises en considération 462.

Pour ce qui est maintenant de la publicisation de la sphère privée, on ne peut manquer de s’interroger, et même de s’inquiéter, à propos des actuelles mises en scène de la vie intime, aussi bien en ce qui concerne les conséquences sur l’espace théoriquement réservé à l’individu, au moi, qu’en ce qui concerne l’espace public lui-même. On peut craindre, en effet, que l’idée même d’intimité finisse par être niée. Dans une logique du spectacle poussée jusqu’à ses limites ultimes, on aboutit nécessairement au télé-voyeurisme intégral, avec des émissions comme ’Big Brother’ ou ’Survivor’, qui exhibent 24 heures sur 24 les faits et gestes d’individus anonymes enfermés dans une maison ou isolés sur une île déserte. Après avoir fait scandale – et réalisé de fortes audiences – aux Pays-Bas, en Allemagne et en Espagne, ces émissions sont diffusées depuis peu aux Etats-Unis, et on se demande, malgré les dénégations des chaînes françaises, combien de temps notre paysage audiovisuel va résister à ce phénomène 463. Et d’un autre côté, au nom de considérations relatives à la sécurité, à la tranquillité, au contrôle social, à la lutte contre la délinquance, à la prévention des accidents, se mettent en place en de nombreux endroits, y compris à l’initiative de municipalités de droite comme de gauche (Vaulx-en-Velin, Lyon, Strasbourg, etc.), des réseaux de vidéo-surveillance à l’aide desquels les individus sont sans cesse sous le regard des caméras. Même si cette vidéo-surveillance intervient dans des lieux publics (grands magasins, parkings, places, carrefours, espaces urbains divers), il n’en reste pas moins qu’elle espionne en permanence nos attitudes et nos comportements alors que ceux-ci relèvent a priori de la sphère privée. On a donc là un problème d’éthique et de respect des droits de l’homme qui suscite légitimement de nombreuses protestations. De même nature est la décision annoncée fin Juillet 2000 par un ’tabloïd’ anglais – ’News of the world’- de publier les photos, adresses et dossiers des 110 000 pédophiles recensés en Grande-Bretagne, ce qui sur le plan moral comme sur le plan des conséquences pratiques, est inacceptable. Car cela s’apparente au pilori et constitue de fait un appel au lynchage. On le voit donc, il est à craindre que dans les années qui viennent, la logique du spectacle dans laquelle s’inscrivent de plus en plus les médias, et singulièrement la télévision, conjuguée à une demande sociale forte en termes de sécurité et de surveillance, ne conduise à ce que plus rien en soit à l’abri de la ’publicité’. Sans nécessairement imaginer un scénario à la Georges Orwell 464, on peut craindre que l’espace véritablement privé ne continue à se réduire comme une peau e chagrin.

Mais ce n’est pas parce que la sphère privée en tant que telle se rétrécit que l’espace public s’en porte mieux, bien au contraire. Car si d’un certain point de vue la sphère privée semble diminuer à vue d’oeil, d’un autre point de vue, elle se met petit à petit à tout englober. C’est qu’au point où nous en sommes, la dimension métaphorique du concept de ’sphère’ ou ’d’espace’ privé ou public devient extrêmement trompeuse. Il ne faut en effet pas perdre de vue qu’il s’agit en fait de lieux symboliques pour lesquels la dimension n’a pas grand sens et qui, au surplus, ne fonctionnent pas comme des vases communicants. Ce qui importe pour un lieu symbolique, ce n’est pas sa taille, amis son opérativité. A partir de là, il faut bien constater qu’en même temps que l’espace privé se ’publicise’ – et donc que la vie privée l’est de moins en moins -, l’espace public se privatise, c’est-à-dire que l’opérativité des modes de pensée et d’échanges propres à la sphère privée (affects, émotion, individualisme, vision égotiste du monde, survalorisation de l’expérience vécue, etc.) devient de plus en plus forte au sein même de l’espace public qui, du coup, devient de moins en moins ’public’ (c’est-à-dire marqué par la discussion rationnelle des opinions privées), ce qui pose évidemment problème du point de vue de la démocratie et de la citoyenneté. C’est donc le concept d’interpénétration 465 de la sphère publique et de la sphère privée qui rend le mieux compte, selon nous, de ce phénomène qui tend progressivement – de façon ni mécanique ni linéaire – à une espèce de fusion de ces deux sphères l’une dans l’autre. Il y a en tout cas, pour adopter une terminologie marxiste, une contradiction, sans doute antagonique, entre la logique du privé et la logique du public et cette contradiction s’est incontestablement aiguisée à partir du moment où les médias de masse, conformément à la logique du spectacle qui est la leur, se sont mis à peser sur un des termes de la contradiction.

C’est Hannah Arendt qui a eu le mérite, dans l’immédiat après-guerre, d’engager une réflexion sur les problèmes que nous venons d’évoquer, mais sans aborder, évidemment, la question des médias de masse. S’interrogeant sur les conditions politiques de la démocratie, elle s’inquiète déjà de l’émergence sur la scène publique de préoccupations privées et elle craint que l’importance prise par la sphère ’sociale’ ne soit le signe de la disparition aussi bien de l’espace privé que de l’espace public. Pour elle, le caractère prégnant du privé indique que ’le domaine public s’est presque entièrement résorbé et que la grandeur a partout fait place au charme’ 466. Selon elle, les rapports entre les considérations individuelles et l’intérêt général sont tels qu’ils s’annihilent mutuellement en s’interpénétrant‘: ’Etant donné la nature des rapports entre domaine privé et domaine public, il semble fatal que le dernier stade de la disparition du domaine public s’accompagne d’une menace de liquidation du domaine privé’ 467 . D’autres, plus récemment, à partir d’une observation des sociétés post-industrielles, confirment que l’interpénétration entre privé et public semble être une tendance lourde. Ainsi, pour Richard Sennet, nous vivons dans des sociétés de plus en plus ’inciviles’ dans lesquelles le sens de l’intérêt général se perd peu à peu. Pour lui, ‘’la vie sociale se vide de sa dimension politique (...). Notre culture urbaine moderne a perdu le sens du monde public et remplacé la vie expressive et l’identité de l’homme public par une nouvelle vie plus personnelle et plus authentique, mais finalement plus vide’ ’ 468 . Et pour Gilles Lipovetski, l’individualisme constitue en quelque sorte une conséquence du post-modernisme ou, à tout le moins, un état d’esprit conforme au capitalisme moderne pour lequel le déclin de la vie publique n’est sans doute pas un drame: ‘’Dans un système organisé selon le système de l’isolation ’douce’, les idéaux et valeurs publics ne peuvent que décliner; seule demeure la quête de l’ego et de son intérêt propre, l’extase de la libération ’personnelle’, l’obsession du corps et du sexe: hyper-investissement du privé et conséquemment, démobilisation de l’espace public’’ 469 .

On le voit, toutes ces analyses, et notre propre réflexion, apparaissent in fine comme assez largement pessimistes. En effet, malgré les nuances et les réserves que nous avons exprimées, et bien que l’évolution en cours ne soit ni mécanique, ni irréversible, ni linéaire, ni sans doute aussi nette que ce qu’en dit Hannah Arendt par exemple, il reste que nous sommes en face, nous semble-t-il, d’un mouvement de fond qui tend à réunir dans une même sphère indifférenciée l’espace privé et l’espace public, celui-ci ne conservant sa spécificité et sa dimension de discussion publique rationnelle que dans des structures affaiblies ou en voie d’affaiblissement: partis politiques, syndicats, associations, clubs de réflexion, universités et organismes de recherche en sciences humaines et sociales, sans oublier une petite partie des médias écrits et même audiovisuels. Nous considérons d’ailleurs qu’il convient de réévaluer le rôle et la fonction symbolique de ces lieux ’quasi publics’ qui constituent finalement des sanctuaires qui, jusqu’à présent, en tout cas en France, ont permis de préserver l’existence d’un vrai débat public, même si ceux qui y participent effectivement ne représentent qu’une petite minorité de citoyens. C’est en tout cas à partir de là qu’il sera peut-être possible de reconstruire, à nouveaux frais, par une démarche très volontariste, une véritable citoyenneté de masse. Car, d’une certaine façon, nous nous trouvons aujourd’hui – paradoxalement – dans une situation voisine de celle décrite par Habermas lorsqu’il analyse la sphère publique bourgeoise au XVIIIème siècle, à savoir, la monopolisation de la discussion publique rationnelle par la partie la plus éclairée de la bourgeoisie. A l’heure actuelle, si la bourgeoisie n’a plus le monopole du débat public, notamment grâce aux espaces ’quasi publics’ que nous venons d’évoquer, elle y prend toujours une part active, notamment grâce à ses propres organisations (MEDEF, partis de droite, chambres de commerce et d’industrie, clubs, etc.). Mais il est certain qu’en dehors de la bourgeoisie et des classes sociales dominantes du point de vue du capital économique, social et culturel seul un assez petit nombre d’individus appartenant aux classes sociales dominées est partie prenante de l’espace public, si bien que celui-ci, comme il y a deux siècles, mais pour des raisons différentes évidemment, n’est l’affaire que d’une espèce ’d’élite’ intellectuelle et sociale, la masse du peuple ayant tendance, avec un mélange de soulagement et de ressentiment, à abandonner la politique à cette ’élite’, d’une part, bien sûr, à cause du repli sur la sphère privée et sur les intérêts personnels encouragée par une grande partie des médias, et d’autre part, à cause de l’idée, largement répandue dans les classes dominées, que la politique est réservée ’à ceux qui savent’.

Notes
446.

Hannah ARENDT: Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p. 46.

447.

Ibid. p. 54.

448.

Luc BOLTANSKI: la souffrance à distance, Métailié, Paris, 1993.

449.

Cf. notre mémoire de D.E.A.: Exclusion et lien social dans le discours politique, opus cité.

450.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 222.

451.

Pierre 011ALBERT: La presse française, opus cité, p. 156.

452.

Ibid. p. 156.

453.

Ibid. p. 157.

454.

Cf. supra p.

455.

Jürgen HABERMAS: L’espace public, opus cité, p. 217.

456.

La télévision de l’intimité, opus cité, p. 155.

457.

Brigitte LE GRIGNOU, Erik NEVEU: Intimités publiques. Les dynamiques de la politique à la télévision in Revue française de science politique’, volume 43, n°6, Décembre 1993.

458.

Erik NEVEU: Le sceptre, le masque et la plume in Mots, n° 32, Septembre 1992.

459.

Cf. L’espace public, opus cité, chapitre VI, sous-chapitre 23.

460.

Ibid. p. 260.

461.

Ibid. p. 260.

462.

Cf. supra chapitre 1.1.

463.

Cf. La vague du télé-voyeurisme de Sylvie KERVIEL in Le Monde Télévision du 5 au 11 Juin 2000.

464.

Georges ORWELL: 1984, opus cité.

465.

Il ne s’agit évidemment pas du même phénomène que celui qu’analyse Habermas dans le chapitre V (sous-chapitre 16) Interpénétration progressive du domaine public et du domaine privé in L’espace public (pp. 149à 159) puisqu’il évoque essentiellement l’intervention croissante de ’l’Etat-social’, à la fin du XIXème siècle, dans une série de domaines relevant jusqu’alors de la sphère privée, comme la protection sociale, du point de vue du libéralisme.

466.

Hannah ARENDT: Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, Paris, 1988, p. 79.

467.

Ibid. p. 79.

468.

Richard SENNET: Les tyrannies de l’intimité, Editions du Seuil, Paris, 1979, p. 143.

469.

Gilles LIPOVETSKI: L’ère du vide, Gallimard, Paris, 1984, p. 187.