CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE

Dans cette seconde partie consacrée à la logique du ’grand public’ ou encore à la privatisation de l’espace public, nous avons successivement abordé quatre questions qui nous paraissent essentielles: le poids extrêmement important de la communication de masse – et notamment de la télévision – dans l’espace public; la loi du spectacle; la place privilégiée accordée par les médias à l’émotion; l’interpénétration entre espace privé et espace public.

Nous avons ainsi tenté de mettre en évidence, aussi bien sur un plan quantitatif que sur un plan qualitatif l’ampleur des flux communicationnels auxquels chaque individu est soumis, consciemment ou inconsciemment. Nous avons également développé – dans une perspective critique – les différentes analyses globales de la télévision, média à l’évidence dominant, que ce soit la point de vue ’idyllique’ d’un Dominique Wolton, par exemple, ou la critique ’radicale’ exprimée par le ’courant critique’ ou encore par un Pierre Bourdieu ou par un Karl Popper, et conclu que, dans le domaine de la télévision, comme dans beaucoup d’autres, le milieu social change tout. Autrement dit, il y aurait une corrélation entre le capital économique, culturel et social des individus et l’influence de al télévision, celle-ci étant inversement proportionnelle à celui-là.

En second lieu, nous nous sommes attaché à analyser la ’loi du spectacle’ dans ses différentes dimensions. Nous avons en particulier évoqué en termes théoriques, puis montré à partir de quelques exemples, le pouvoir de l’image, qu’elle soit fixe ou animée, son caractère fétichiste, et l’enjeu idéologique et économique qu’elle constitue. Nous nous sommes ensuite demandé si la ’loi du spectacle’, elle-même fondée sur la logique du ’grand public’, c’est-à-dire sur la généralisation du marketing, ne débouchait pas, entre autres, sur ’l’information-spectacle’, et in fine, sur une métamorphose de la démocratie représentative en une espèce de simulacre qui serait la (fausse) ’démocratie médiatique’.

En troisième lieu, nous avons focalisé notre propos sur un élément qui nous semble particulièrement important, à savoir la recherche prioritaire de l’émotionnel par les médias de masse. Nous avons donc examiné sur un plan théorique, la production et les objectifs de l’émotion en général, dans la vie sociale, avant de nous intéresser à la construction rhétorique de l’émotion et d’étudier empiriquement deux ’affaires’ emblématiques: ’l’affaire’ du sang contaminé et la ’marée noire ’de ’l’Erika’. Nous avons pu ainsi esquisser les contours de deux ’modèles’ de construction émotionnelle de la réalité et proposer un certain nombre de catégories constitutives du discours médiatique émotionnel.

Enfin, nous avons essayé de montrer en quoi la situation présente des médias de masse pouvait se caractériser par une interpénétration croissante entre espace privé et espace public. Pour ce faire, nous avons d’abord analysé la médiatisation de la sphère privée dans la presse écrite, particulièrement dans la presse périodique, avant d’étudier, à partir des travaux de Dominique Mehl actualisés par nos propres observations empiriques, la ’télévision de l’intimité’ et d’envisager les conséquences de la communication ’compassionnelle’ sur l’évolution de l’espace public, en particulier du point de vue d’un certain ’effacement’ de l’espace public et d’une ’concurrence ’nouvelle entre médias de masse et médiations sociales ’traditionnelles’.

A l’issue de cette réflexion, nous pensons avoir démontré, tout en apportant des nuances et en mettant au jour le fonctionnement d’un certain nombre de dispositifs, la pertinence globale de notre première hypothèse. Chaque individu se trouve bel et bien soumis en permanence à des flux médiatiques amples et puissants qui s’inscrivent dans une logique du spectacle, dans une logique du ’public’ ou du ’grand public’, elle-même fondée sur une confusion savamment entretenue entre l’audience des médias et la démocratie représentative. Il y a là un paralogisme fondamentalement pervers qui consiste à penser que le contenu de la presse écrite et, plus encore, les programmes de radio et de télévision doivent être conçus en fonction des ’goûts et des attitudes’ du public, pour reprendre la formule de Jürgen Habermas, et que l’audience constitue la justification ultime de la pertinence et de la qualité des médias. En même temps, nous pensons avoir échappé - non sans efforts - à une vision par trop manichéenne des médias, et singulièrement de la télévision, en relativisant son influence néfaste et en montrant notamment que les inégalités sociales sont déterminantes face aux médias comme elles le sont face à l’Ecole, même si les dispositifs en cause et les processus ne sont évidemment pas identiques.

On comprend mieux, à partir de là, l’importance accordée par les médias au spectaculaire, à l’émotionnel, et à tout ce qui relève de la sphère privée. C’est que la logique du ’public’, paradoxalement, n’a rien à voir avec l’espace public ni avec l’intérêt général, de même que ’l’opinion publique’ ’mesurée’ par les sondages d’opinion n’ arien à voir avec l’opinion publique rationnellement élaborée dans le cadre de la discussion publique d’opinions privées. En réalité, la logique du ’public’ est purement et simplement une logique de la sphère ’privée’, dans la mesure où ce qui est en jeu c’est uniquement de satisfaire les intérêts privés des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, ce qui passe par la mise en oeuvre d’une relation de séduction, d’un rapport sentimental, émotionnel et compassionnel et par la ’monstration’ de la seule chose qui, a priori, intéresse les gens, c’est-à-dire eux-mêmes ou des situations et des personnages dans lesquels ils puissent se projeter. Autrement dit, c’est les ressorts de la fiction – qui, soit dit au passage, occupe une place de choix à la télévision, et ce n’est pas sans raison – qui sont convoqués en permanence par les médias.

Le traitement spectaculaire et émotionnel de l’information n’est donc pas sans rapport avec l’émergence de la sphère privée dans l’espace public ni avec la survalorisation du témoignage individuel plus ou moins intime. Il est aujourd’hui devenu pratiquement impossible de tracer une frontière précise et étanche entre espace privé et espace public, tant la privatisation de l’un et la ’publicisation’ de l’autre conduisent à une interpénétration entre eux et risquent de provoquer, comme l’envisageait Hannah Arendt, une ’liquidation’ mutuelle. Dans le même temps, nous nous sommes également efforcés d’allier, pour reprendre la formule d’Antonio Gramsci, ’le pessimisme de l’intelligence’ et ’l’optimisme de la volonté’. Aussi, voulant croire que le pire n’est pas toujours sûr et que la ’virtu’ 479 humaine peut renverser les situations apparemment les plus compromises, nous avons cherché à réhabiliter le militantisme, l’action politique, au sens le plus noble et le plus général du terme, dans les partis politiques, les syndicats, les associations, les structures de toutes sortes, car nous sommes convaincus que c’est à partir de ces lieux, aujourd’hui quelque peu désertés, que pourra être préservé, puis, peut-être, refondé, un nouvel espace public fondé sur une citoyenneté de masse. De ce point de vue, nous nous retrouvons assez largement dans l’analyse de Jürgen Habermas, pour lequel ‘’il est impossible qu’une opinion publique au sens strict se constitue si la publicité critique n’assure pas la médiation entre les deux domaines de communication 480. Mais de nos jours, une telle médiation (...) n’est possible qu’à travers la participation des personnes privées à un processus de communication formelle mené à travers la publicité interne des organisations (...). Cette situation peut, au départ, n’être qu’une tendance à peine perceptible (...). Néanmoins, cette tendance reste d’une importance capitale au regard d’une théorie sociologique de l’opinion publique, car elle fournit les critères de la seule dimension où, dans les conditions d’une démocratie de masse organisée en Etat-social, une opinion publique puisse se former’ 481.

Notes
479.

Au sens donné par Nicholas MACHIAVEL à ce terme.

480.

La communication publique et la communication spécifique des opinions publiquement manifestées (L’espace public, p. 258).

481.

L’espace public, opus cité, p. 258.