Dans les deux premières parties de la présente thèse consacrées pour l’une aux fondements théoriques et institutionnels de l’espace public, et pour l’autre à la logique du ’public’, nous avons sans doute apporté notre pierre à la réflexion sur les mutations de l’espace public, mais, d’une certaine manière, nous n’avons fait que procéder à un ’cadrage’ général du concept élaboré par Habermas, des conditions politiques et médiatiques actuelles, ainsi que des tendances lourdes qui structurent le fonctionnement du dispositif médiatique et qui, par conséquent, conduisent à une interpénétration de la sphère privée et de la sphère publique.
Notre troisième partie, qui portera plus précisément sur la ’construction médiatique de l’opinion publique’, c’est-à-dire sur la ’publicisation’ des opinions privées, devrait nous permettre de déterminer les rapports entre ’opinion publique’ et ’espace public’ à partir de l’idée simple que l’espace public – ou ce qui en reste – est aujourd’hui presque totalement ’surdéterminé’ par la notion ’d’opinion publique’ qui n’a strictement rien à voir avec le concept d’opinion publique défini par Habermas, conformément à l’usage classique, à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle et jusqu’à la moitié du XIXème siècle, comme ’résultat éclairé de la réflexion publique, effectuée en commun, à propos des fondements de l’ordre social’ 482 . Pour lui, ’l’opinion publique’, ‘’l’opinion d’un public qui fait usage de sa raison n’est plus simple opinion, ne résulte pas de la simple inclination, mais de la réflexion en privé et de la discussion publique sur des affaires d’intérêt général’ 483. ’
La question qui se pose à partir de là est donc de savoir par quels mécanismes s’opère la ’publicisation’ des opinions individuelles, comment une simple addition peut acquérir une force sociale quasiment transcendante. A la suite des travaux de Pierre Bourdieu et de Patrick Champagne, nous étudierons, à notre façon, l’hypothèse selon laquelle la notion ’d’opinion publique’ est sans cesse légitimée et réactivée par les médias pour justifier les représentations sociales et politiques qu’ils construisent. Autrement dit, nous essaierons de montrer en quoi la ’fabrique de l’opinion’ 484 constitue autant, sinon plus, un enjeu idéologique global, qu’une volonté de produire telle ou telle opinion sur tel ou tel sujet. Car il nous apparaît qu’au-delà du souci des médias, à quelques exceptions près, d’imposer des opinions et des choix politiques conformes à la logique libérale qui est la leur, c’est bien la notion même ’d’opinion publique’ qu’il leur faut sans cesse légitimer pour se légitimer eux-mêmes comme porte-parole universels et incontestables et aussi, comme médiation sociale particulièrement fondée à inscrire les individus dans une appartenance sociale forte, en les contraignant à se situer en permanence dans des catégories pré-établies et par rapport à des normes d’autant plus contraignantes qu’elles apparaissent comme le produit d’un consensus démocratique. La notion ’d’opinion publique’, considérée dans sa dimension ’philosophique’ et idéologique, constitue donc bien, à nos yeux, la ’clé de voûte’ du dispositif médiatique contemporain, de même que chez Habermas, l’opinion publique se situe au coeur de l’espace public.
Dans le même temps où ils s’efforcent de pérenniser et de naturaliser la notion ’d’opinion publique’, tout en construisant des représentations propices à la reproduction du système libéral, les médias opèrent un travail très important sur le champ politique lui-même, c’est-à-dire sur le noyau dur de l’espace public, et ce d’autant plus aisément qu’ils sont devenus un passage obligé - mais heureusement pas unique – de la communication publique aussi bien que de la communication politique. Ils ne se contentent pas de rendre compte avec la part de subjectivité inhérente à tout discours rapporté, des propos et des initiatives produits par les mouvements politiques, leurs leaders, leurs élus et leurs candidats ou des déclarations et décisions du gouvernement et du Président de la République: dans la quasi totalité des cas, ils produisent eux-mêmes un discours – au nom de ’l’opinion publique’ – qui, grâce à un travail de ’déconstruction-reconstruction’ du discours politique qu’ils traitent, fonctionne comme une grille de lecture. Ce faisant, et aussi en utilisant divers procédés sur lesquels nous reviendrons, les médias construisent des représentations de la politique et de la ’classe politique’ assez largement dévalorisantes et peu susceptibles de conduire le ’public’ à se comporter en citoyens en participant au ’théâtre politique’. Et, bien évidemment, ce ’dénigrement’ – plus ou moins avoué, plus ou moins conscient – de la politique, est d’autant plus facile et efficace que la notion ’d’opinion publique’ semble plus efficiente et que les médias paraissent davantage en être l’émanation. Autrement dit, on parvient – au moins tendanciellement – à une situation dans laquelle le champ politique serait discrédité, et, d’une certaine façon, marginalisé, laissant seuls en lice les médias et ’l’opinion publique’, l’espace public étant au fond devenu inutile et se trouvant en voie de ’dépérissement’ parce que ses fonctions seraient devenues sans objet. En effet, la fonction essentielle de l’espace public étant précisément de permettre la constitution d’une opinion publique ’unique fondement reconnu qui permette de légitimer la domination politique’ 485 de l’Etat, cet espace de débat n’est plus du tout nécessaire si ’l’opinion publique’ est une réalité positive qui ne demande qu’à être révélée grâce aux sondages d’opinion et au travail des médias. Certes, ’l’opinion publique’ des médias n’a rien à voir avec l’opinion publique fondée sur la discussion rationnelle et l’intérêt général. Mais qu’à cela ne tienne ! Habermas, d’ailleurs, a résolu en partie le problème en indiquant que dans les Etats constitutionnels modernes, l’opinion publique est devenue une ’fiction du droit constitutionnel’ et que si l’Etat ne peut pas renoncer à cette fiction (dans le cadre d’une démocratie de masse), il n’est plus possible aujourd’hui ‘’de l’identifier en tant que dimension réelle, immédiatement corrélative du public formé par les citoyens’ ’ 486 .
Il y a évidemment un paradoxe apparent à parler de discrédit et de marginalisation du champ politique, de dépérissement tendanciel de l’espace public et en même temps de ’domination politique’. Mais quand Habermas évoque la ’domination politique’ que l’opinion publique est seule à même de ’légitimer’, il fait naturellement référence à la domination de l’Etat, qui est bien d’ordre politique, mais qui n’a pas besoin d’un champ politique puissant pour s’exercer. C’est même tout le contraire: on peut penser que la domination de l’Etat est d’autant plus forte que le champ politique est moins représentatif et moins légitime. A partir du moment où le pouvoir politique est justifié par ’l’opinion publique’ et par celle des élections libres et régulières, c’est-à-dire par les formes les plus signifiantes de la démocratie représentative – même si ces formes constituent une fiction – peu lui importe au fond que le champ politique soit numériquement et symboliquement faible, et que son rôle se réduise à celui d’une administration chargée d’organiser des ’primaires’, de désigner officiellement les candidats choisis par ’l’opinion publique’, puis de collecter des fonds et de mener campagne pour assurer leur élection. Et qu’importe également pour le pouvoir politique que l’espace public tende à s’étioler et à n’être plus qu’un simulacre ou un espace purement virtuel.
Certes le scénario que nous venons d’évoquer est assez caricatural et il faudrait le nuancer à bien des égards pour avoir une vision réaliste de l’état de l’espace public dans la France de l’an 2000. Il faudrait à tout le moins prendre en compte les réserves et relativisations que nous avons formulées à la fin de notre deuxième partie, à propos des forces qui s’opposent à cette évolution, aussi bien dans le champ politique que dans le mouvement social ou dans les médias eux-mêmes. Il faudrait également faire un distinguo entre les différents continents et même entre les différents pays d’Europe occidentale. Il faudrait enfin considérer – et c’est évidemment essentiel – d’une part que les médias, quelle que soit leur logique et quelles que soient leurs stratégies discursives, ne sont pas tout puissants, loin s’en faut; nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer que le milieu social change tout, en termes de réception des médias, et que leur influence est sans doute inversement proportionnelle au capital économique, et surtout culturel et social, de leurs usagers. Cette situation, si elle est confirmée, est d’ailleurs extrêmement inquiétante pour la démocratie.
Ceci étant, si l’on regarde un peu ce qui se passe aux U.S.A. sur le plan politique, on constate que le champ politique semble singulièrement réduit, notamment en termes d’offre, que les partis politiques existants, essentiellement Parti Démocrate et Parti Républicain, se réduisent à des ’écuries’ présidentielles et à un rôle d’intendance, que la ’politique spectacle’, le marketing et la publicité politique ont atteint des sommets, que les médias de masse sont puissants et jouent un rôle important dans la vie politique 487, que l’abstention – et même la non-inscription sur les listes électorales – représente au moins 60% de la population, particulièrement parmi les plus défavorisés. Pour autant, rien n’indique que le pouvoir fédéral ou celui des différents Etats ou encore celui des villes soit moins légitime et moins important qu’en France ou ailleurs, même s’il apparaît que, faute de véritable ’jeu politique’, le système des ’lobbies’ se soit considérablement développé, rendant ainsi plus difficile encore la recherche de l’intérêt général.
Ajoutons encore que, même si l’affaiblissement du champ politique et le déclin de l’espace public devaient conduire à une réduction du domaine d’intervention de l’Etat et à une atténuation de la domination au profit du marché, il est probable que le libéralisme n’y verrait que des avantages. On peut même penser que les médias considérés en tant qu’appareils idéologiques au service du libéralisme (à quelques exceptions près), consacrent une partie très importante de leur énergie à construire des représentations ’naturalisant’ la ’loi du marché’, de façon à ce que ’l’opinion publique’ reste largement acquise au libéralisme et justifie un désengagement progressif de l’Etat dans le domaine économique (privatisations) et social (Etat-providence, questions de société, etc.) dans le cadre d’une logique libéralo-libertaire qui, d’Alain Madelin à Daniel Cohn-Bendit, commence à se dessiner nettement. Au demeurant, cette logique, libérale sur le plan économique et ’libertaire’ sur le plan de la vie privée, c’est-à-dire qui tend à renvoyer dans la sphère privée une part importante de la production et des échanges (avec une certaine ’régulation’ par la loi ou la réglementation) et qui considère que les rapports sociaux, les comportements individuels, les modes de vie, devraient échapper largement aux contraintes imposées par l’Etat ( à condition, évidemment, de respecter les ’droits de l’homme’), va tout à fait de pair avec la ’privatisation’ de l’espace public telle que nous l’avons évoquée dans la seconde partie de la présente thèse.
Pour tenter de valider l’hypothèse que nous venons de proposer, nous aborderons successivement quatre questions: genèse et critique de la notion d’opinion publique; les sondages d’opinion ou la transsubstantiation de l’opinion; la construction médiatique des représentations sociales; médias et politique: un couple en difficulté.
L’espace public, opus cité, p. 105.
Ibid. p. 104.
Loïc BLONDIAUX: La fabrique de l’opinion, Seuil, Paris, 1998, 602 p.
L’espace public, opus cité, p. 248.
Ibid. p. 247.
’L’affaire’ Monica Lewinski même si elle n’a pas permis de faire chuter Bill Clinton, a tout de même occupé ’l’opinion publique’ américaine pendant un an.