3.1. L’OPINION PUBLIQUE AVANT LES SONDAGES

Il nous paraît évidemment indispensable, avant d’entrer véritablement dans le vif du sujet, d’évoquer la genèse de la notion ’d’opinion publique’ et d’en présenter une analyse théorique critique. Nous aborderons donc, pour mener à bien cette entreprise, cinq questions centrales. Dans un premier temps, nous essaierons de montrer, d’une façon très générale, l’archéologie de cette notion; dans un second temps, nous tenterons d’étudier plus en détail le concept d’opinion publique conçue comme le produit de la discussion publique rationnelle à propos des affaires concernant la ’gestion de la cité’ au sens large du terme; dans un troisième temps, nous nous attacherons à cerner les contours de ’l’opinion publique’ telle qu’elle apparaît avec le développement de la démocratie de masse; dans un quatrième temps, nous évoquerons l’opinion publique comme réalité politique en France, à partir du milieu du XVIIIème siècle; enfin, après avoir rendu hommage à un précurseur méconnu, Gabriel Tarde, nous essaierons de montrer que, jusqu’au début des années 1960 et de la généralisation des sondages d’opinion, l’opinion publique est une réalité sociale incontournable, mais insaisissable.

Si, sans trop rentrer dans les détails, on cherche à retracer l’histoire sémantique et ’philosophique’ de la notion d’opinion publique, on peut repérer, grosso modo, quatre étapes, ou quatre ’états’ si l’on veut, dans la mesure où chacune des acceptions ne rend pas nécessairement caduque la précédente. Le premier de ces états, à partir de la fin du XVIème siècle, limite l’opinion publique à ce qui relève des attitudes et des comportements privés; le second état, à partir du milieu du XVIIIème siècle, va étendre la notion d’opinion publique aux affaires politiques, avec une dimension critique qui n’épargne ni le roi, ni la religion, ni aucun autre domaine, et une exigence de publicité qui bat en brèche la pratique du secret sur laquelle était largement fondé l’Ancien Régime; le troisième état commence à peu près au milieu du XIXème siècle et constitue une espèce de renversement de point de vue puisque, petit à petit, l’opinion publique finit par désigner précisément ce que la définition précédente excluait, à savoir le ’grand public’, mais dans un flou conceptuel quasi total; et ce n’est donc qu’à partir de 1935 – période du balbutiement des sondages – que commence un quatrième état, qui n’a atteint son apogée qu’à partir des années 1960, dans lequel ’l’opinion publique’ devient attestée et mesurée précisément par un nouvel instrument technique supposé fiable: le sondage d’opinion 488.

Notes
488.

Cette ’chronologie’ a été construite à partir du remarquable ouvrage – extrêmement érudit – de Loïc BLONDIAUX: La fabrique de l’opinion, opus cité.