3.1.1. A l’origine: les jugements d’un groupe social restreint à propos d’affaires privées

Si l’on en croit Loïc Blondiaux, la locution ’opinion publique’ apparaît donc à la fin du XVIème siècle pour désigner ‘l’ensemble des idées et des jugements partagés par un groupe social ou une partie de ce dernier’’ 489à propos des actes et des pratiques individuelles. L’expression, en tout cas, est attestée dès 1623 dans un livre intitulé ’Doctrine curieuse des beaux esprits’ du Révérend Père Garasse dont l’argument essentiel est constitué par une démonstration de la capacité des ’grands esprits’ à ne pas se soucier de ’l’opinion publique’, considérée comme une croyance commune, une doxa. Toujours selon Loïc Blondiaux, toute la littérature des XVIIème et XVIIIème siècles évoque ’l’opinion publique’ comme une instance de contrôle et même de censure (ou d’auto-censure) des conduites privées: ’Puissance anonyme, elle s’élève du commun pour flétrir, juger, dénoncer ou au contraire acquiescer aux actes ou aux attitudes de chacun’ 490 . C’est ainsi, par exemple, que le Cardinal de Retz, dans la ’Conjuration du Comte de Fiesque’, en 1665, fait référence à ‘’ces fantômes d’infamie que l’opinion publique a formés pour épouvanter les âmes du vulgaire, [qui] ne causent jamais de honte à celui qui les porte pour des actions éclatantes, quand le succès en est heureux’ ’.

Il faut souligner que – contrairement à ce que l’on pourrait imaginer a priori, et contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, notamment à propos de Jean-Jacques Rousseau – chez un certain nombre d’auteurs des Lumières, la notion ’d’opinion publique’ est encore considérée de manière assez largement péjorative, comme un organe de contrôle social déterminé par les préjugés, l’honneur, la tradition, l’estime. Ainsi, pour Helvétius, ’quelque indifférence qu’on affecte pour l’opinion publique, chacun cherche à s’estimer soi-même et se croit d’autant plus estimable qu’il se voit généralement estimé’ 491. De même, Paul d’Holbach écrit: ’L’opinion publique nous donne à chaque instant de fausses idées de gloire et d’honneur; elle attache notre estime non seulement à des avantages frivoles, mais encore à des actions nuisibles que l’exemple autorise, que le préjugé consacre, que l’habitude nous empêche de voir’ 492. Plus intéressants encore sont les textes de Jean-Jacques Rousseau, souvent considéré – à tort – comme le premier à avoir utilisé dans son acception ’moderne’ la notion ’d’opinion publique’. Il apparaît en fait que, chez lui, ce terme ne s’applique qu’aux usages et aux moeurs. Ainsi, dans ’Du contrat social’, il indique, à propos de la censure: ’l’opinion publique est l’espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu’il ne fait qu’appliquer aux cas particuliers, à l’exemple du prince (...). La censure maintient les moeurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant lorsqu’elles sont incertaines’ 493.

Il faut enfin noter que cette acception d’origine de la notion d’opinion publique ne va pas disparaître complètement avec l’émergence du sens moderne. Au contraire, comme l’a notamment montré Paul Beaud, le concept primitif a continué son parcours dans une partie de la pensée politique et sociologique ainsi que dans la littérature du XIXème siècle. Ainsi, la tyrannie du collectif chez Alexis de Tocqueville, le ’contrôle social’ chez le sociologue américain Ross, ou les ’lois de l’imitation’ chez Tarde (idée selon laquelle les opinions et comportements politiques dépendraient du ’climat de l’opinion’) renvoient à l’opinion publique originelle 494. De même, on peut facilement trouver dans la littérature du XIXème siècle de nombreux exemples de références à l’opinon publique considérée comme une sorte de pression sociale visant à contrôler les conduites individuelles. C’est le cas de Stendhal quand il fait allusion à ’l’opinion publique’ des villes de province (Verrières dans ’Le rouge et le noir’, Nancy dans ’Lucien Leuwen’) ou de Flaubert (Yonville dans ’Madame Bovary’). Cependant, tout en continuant sa carrière, comme on vient de le voir, cette ’juridiction civile et morale de l’opinion va s’étendre aux affaires publiques à partir du milieu du XVIIIème siècle, donnant lieu à l’une des constructions les plus novatrices de l’histoire politique moderne’ 495.

Notes
489.

Ibid. p. 34.

490.

Ibid. p. 35.

491.

HELVETIUS: De l’esprit, Discours 2, 1758.

492.

Paul D’HOLBACH: Système de la nature, 1 ère partie, 1770.

493.

Jean-Jacques ROUSSEAU: Du contrat social (Livre IV, chapitre VII), 1762.

494.

Paul BEAUD: De quelques avatars historiques de la notion d’opinion publique in Réseaux, n°43, 1990.

495.

La fabrique de l’opinion, p. 36.