3.1.2. L’opinion publique, produit d’une critique rationnelle à propos des affaires publiques

Nous avons déjà assez largement abordé, dans le chapitre 1.1. la conception de l’opinion publique développée par Jürgen Habermas: ’L’opinion du public qui fait usage de sa raison n’est plus simple opinion, ne résulte pas de la simple inclination, mais de la réflexion en privé et de la discussion publique sur des affaires d’intérêt général’ 496. Il s’agit ’d’une opinion vraie, régénérée par la discussion critique au sein de la sphère publique [qui] devient la dimension où s’abolit l’opposition entre opinion et critique’ 497. Nous ne reviendrons pas sur la définition elle-même du concept d’opinion, car celle proposée par Habermas nous semble tout à fait satisfaisante. En revanche, il nous semble utile de rappeler quelques éléments historiques et de poser (ou de poser à nouveau) quelques problèmes relatifs à la place et aux fonctions de l’opinion publique dans l’évolution de l’espace public.

A partir des années 1750, donc, commence à se développer une critique populaire de la monarchie, critique véritablement ’révolutionnaire’, dans la mesure où elle constitue, sur trois points fondamentaux au moins, une rupture totale avec la royauté de droit divin. Tout d’abord, la personne du roi n’est plus à l’abri de la critique, ce qui constitue une remise en cause frontale de toute la symbolique du pouvoir royal, signifiée par la métaphore du ’corpus mysticum’, le roi représentant la tête du corps national et le peuple les membres 498. Il est donc clair que toute entreprise visant à critiquer le roi, c’est-à-dire d’une certaine façon, à séparer la tête et les membres du corps politique apparaît comme un sacrilège et une atteinte radicale à l’édifice idéologique de la monarchie. Ce processus de désacralisation du roi trouvera son aboutissement ultime le 21 Janvier 1793, l’exécution réelle de Louis XVI ayant été précédée – et préparée – par son exécution symbolique, notamment au moyen de la caricature 499. Au-delà de la personne royale, la fin du XVIIIème siècle, en second lieu, inaugure une période de critique universelle où plus rien n’est épargné par le ’tribunal de la raison’ et par la discussion publique, pas plus la religion que la science, la politique, l’art, etc. Et c’est évidemment à partir de là que s’élabore progressivement au sein de la bourgeoisie éclairée, une ’sphère critique’, un ’espace public’, c’est-à-dire un lieu symbolique où ’des personnes font un usage public de leur raison’ 500. Il faut enfin souligner que l’élite de la bourgeoisie formule une exigence fondamentale, la publicité des actes du pouvoir royal, et que cette exigence bat en brèche l’un des fondements de la monarchie, le secret de l’exercice du pouvoir conçu à l’image des mystères de la religion. D’une certaine façon, les rapports entre le roi – de droit divin – et ses sujets devaient s’inscrire dans un acte de foi conforme à la parole du Christ: ’Heureux ceux qui croient sans avoir vu’. Le principe de publicité était donc évidemment révolutionnaire au sens plein du terme. Notons d’ailleurs que ce n’est pas sans doute pas par hasard que Necker, directeur général des finances de Louis XVI, a été en même temps le premier gouvernant à renoncer au secret et le premier théoricien français de l’opinion publique. Il décida en effet en 1781 de rendre public un ’compte-rendu sur l’état général des finances de la France’, ce qui constituait évidemment une reconnaissance symbolique de l’existence de l’opinion publique.

C’est donc bien dans cette rupture et dans l’apparition progressive d’une nouvelle culture politique que s’inscrit le sens moderne de la notion d’opinion publique. Comme l’a bien montré Jürgen Habermas, cette profonde mutation idéologique s’est adossée à une transformation fondamentale des relations économiques et de la sphère familiale bourgeoise, ainsi qu’à l’émergence d’une bourgeoisie ’éclairée’ et à la mise en place de lieux de débat public (cafés littéraires, clubs, presse d’opinion). Dans ces lieux, l’élite de la bourgeoisie pouvait se réunir et procéder à une discussion collective, critique et rationnelle du pouvoir politique, c’est-à-dire élaborer une opinion publique qui ’ne renvoie qu’à cette seule réalité historique, à cette construction sociale et idéologique inédite qui a cherché à renverser une fois pour toutes le principe hobbessien ’Auctoritas non veritas facit legem’ 501.

Il n’est peut-être pas inutile, à présent, pour éclairer peut-être plus concrètement le concept d’opinion publique, de voir comment celle-ci était pensée dans la littérature politique de la fin du XVIIIème siècle. Il apparaît donc que l’opinion publique est considérée comme ’une instance de contrôle qui s’impose à l’action de chacun comme à celle des gouvernants’ 502. Nous avons évoqué ci-dessus, au détour d’une phrase, le ’tribunal de la raison’. C’est en effet, l’une des deux métaphores qui désigne couramment l’opinion publique, l’autre étant celle d’une ’force invisible et irrésistible’. On pourrait citer à ce propos Malesherbes, Papon, Condorcet, mais c’est Necker qui, en 1784, formule de la façon la plus éclairante cette double représentation: ’Une puissance invisible qui, sans trésor, sans garde et sans armée, donne des lois à la ville, à la Cour, et jusque dans le palais des rois (...), un tribunal où siègent tous les hommes qui attirent sur eux des regards: là, l’opinion publique comme du haut d’un trône, décerne des prix et des couronnes, fait et défait les réputations’ 503.

Mais on peut évidemment se demander pour quelles raisons on est passé, très rapidement, du sens originel de l’opinion publique, péjoratif et limité, au sens moderne, positif et élargi. Comment la doxa, le jugement profane, sont-ils devenus un impitoyable tribunal dont les jugements sont incontestables car produits par la Raison ? C’est que la notion d’opinion publique a subi une espèce de renversement puisque, en son sens primitif, elle faisait référence à l’opinion du peuple, ou d’une partie du peuple, sur un terrain limité, celui des comportements privés, alors qu’en son sens moderne, elle représente l’opinion d’une élite, mais sur un terrain beaucoup plus vaste et plus important, celui des affaires publiques. Autrement dit, l’opinion publique a subi en même temps une extension dans son objet et dans sa qualité et une contraction dans sa composition. Mais du coup, cette évolution sémantique – dont on verra plus loin comment elle a été organisée par les élites intellectuelles et bourgeoises pour affaiblir le pouvoir royal – a produit une ambiguïté presque congénitale entre opinion publique et opinion commune, notamment en raison de la confusion entre ’public’ et ’populaire’. A la fin du XVIIIème siècle, les élites intellectuelles distinguent plusieurs catégories d’opinions. Condorcet, par exemple, en définit trois: ’l’opinion des gens éclairés, qui précède l’opinion publique et finit par lui faire la loi; l’opinion dont l’autorité entraîne l’opinion du peuple; l’opinion populaire enfin, qui reste celle de la partie la plus stupide et la plus misérable’ 504. Pour lui, comme pour l’ensemble des élites de la seconde moitié du XVIIIème siècle, l’opinion publique ne semble désigner que l’opinion de la classe la plus ’éclairée’ de la société, le peuple n’ayant pas la capacité de raisonner et étant caractérisé par l’ignorance et les préjugés. D’une façon générale, la vision savante de la fin du siècle des Lumières établit un distinguo très net entre ’l’opinion publique’ constituée par une élite bien informée et capable de discuter rationnellement des affaires de l’Etat et ’l’opinion populaire’, celle du peuple, de la ’multitude aveugle et bruyante’ pour reprendre la formule de D’Alembert.

Si l’on s’interroge maintenant sur les raisons stratégiques qui ont conduit à la naissance du concept moderne d’opinion publique, on peut penser, comme Patrick Champagne, qu’il a été utilisé par les élites intellectuelles de la fin du XVIIIème siècle pour légitimer leur rôle politique en tant que porte-parole du peuple. C’est en identifiant leur propre cause à celle du peuple tout entier – et de l’ensemble de la Nation - que ces élites, et au-delà d’elles, la bourgeoisie en tant que classe, ont réussi à jouer un rôle historique, comme acteurs politiques autorisés à parler au nom du peuple et à dissimuler leurs intérêts de classe derrière les attributs de la Raison, de l’intérêt général, de l’opinion publique. ’L’opinion publique est ainsi: une sorte de machine de guerre idéologique ’bricolée’ durant le XVIIIème siècle, par les élites intellectuelles et par la bourgeoisie de robe afin de légitimer leurs propres revendications dans le domaine politique et d’affaiblir l’absolutisme royal (...) Le problème qui est posé à ces élites intellectuelles est en effet seulement de justifier leur entrée dans un jeu dont ils sont encore largement exclus, et de miner, par tous les moyens disponibles, la légitimité du pouvoir politique en place’ 505.

On peut alors se demander pourquoi le concept d’opinion publique, dont on vient de voir qu’il était historiquement déterminé, a survécu aux conditions sociales et politiques qui lui ont donné naissance. Il aurait en effet été logique qu’après la Révolution Française et l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie,le concept d’opinion publique fût abandonné. Autrement dit, puisque les élites qui élaboraient l’opinion publique gouvernaient le pays, le problème des rapports entre l’Etat et l’opinion publique ne se posait plus en termes de médiation ou d’influence. A vrai dire, d’une certaine façon, le gouvernement était devenu la forme la plus achevée de l’opinion publique et il n’y avait plus vraiment besoin de lieu extérieur pour formuler des avis sur sa politique. Sauf à imaginer que le gouvernement ne soit pas représentatif de l’opinion publique (et alors quelle serait sa légitimité ?) ou que l’opinion publique soit une construction plus relative que ce qui avait été affirmé par ceux-là mêmes qui détenaient maintenant le pouvoir. Dans les deux hypothèses, il y avait quelque chose de gênant. Et pourtant, contrairement à toute attente, ’les élites révolutionnaires ne vont pas se résoudre à abandonner l’ancien concept. Celui-ci va servir encore, mais pour désigner une réalité nouvelle qui prend acte de l’entrée des masses en politique’ 506.

A partir de là se pose la question de savoir si l’opinion publique reste le fait de la partie la plus éclairée de la bourgeoisie ou si elle devient l’affaire du peuple tout entier. Dans cette seconde hypothèse, se pose aussi le problème de savoir qui est légitime pour représenter le peuple. Ainsi, il apparaît qu’à partir de la Révolution Française, l’opposition entre opinion publique et opinion commune devient extrêmement floue. On ne sait pas très bien, lorsque l’on parle d’opinion publique pendant la Révolution Française, si l’on fait référence au ’peuple-à-venir’, guidé et éduqué par les philosophes, à une espèce de construction théorique, à une vision d’un modèle idéal du peuple, ou bien au peuple réel, cette ’multitude aveugle qui ne sait pas ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon’ 507. Dans le premier cas, l’opinion publique se trouve justifiée par la Raison, dans le second, par le nombre. Avec la Révolution, en effet, le ’peuple’ s’est substitué à la monarchie et à la religion comme principe de légitimité politique, et du coup, il occupe une place essentielle dans le discours politique 508. Dans le même temps, ’l’opinion publique’ est constamment invoquée, notamment par Robespierre: Ne perdez jamais de vue que c’est à l’opinion publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à ceux-ci de maîtriser et de créer l’opinion publique’. Deux problèmes sont alors posés, qui vont vite se trouver au coeur du débat politique: d’une part, la question de la représentation légitime du peuple et de l’opinion publique; d’autre part, le point de savoir s’il est acceptable que le peuple, dont on a vu plus haut tout le mal qu’en pensait Rousseau, par exemple, parmi bien d’autres, devienne la source (théorique) du pouvoir politique. Pour ce qui est de la première question, il semble clair qu’elle constitue un enjeu politique central, puisque, compte tenu de ce que nous avons indiqué précédemment, le pouvoir doit procéder du peuple. Comme l’indique François Furet, ’puisque c’est le peuple qui est seul en droit de gouverner, ou qui doit du moins, faute de pouvoir le faire, réinstituer sans cesse l’autorité politique, le pouvoir est aux mains de ceux qui parlent en son nom’ 509. D’où une lutte constante, jusqu’au 9 Thermidor, entre les militants des clubs et les élus des assemblées sur le terrain de la représentation du peuple, et donc du pouvoir, les élus invoquant le droit et le principe de l’élection, les sociétés populaires prétendant incarner le peuple au sens propre du terme. Quant à la seconde question, qui renvoie à la capacité culturelle et intellectuelle du peuple de constituer la source du pouvoir, elle n’est qu’une illustration de la complexité du problème posé par la notion d’opinion publique aux théoriciens de la démocratie depuis la Révolution Française. En effet, tout se passe comme si l’opinion publique était, comme Janus, dotée de deux faces. D’un côté, elle présente une face mythique, fictive, issue d’une entreprise conceptuelle savante: d’abord critique rationnelle des hommes et des gouvernants sous la monarchie, elle devient, sous la Révolution, l’expression du peuple souverain. D’un autre côté, elle présente une face déraisonnable, guidée par les passions, les préjugés, l’ignorance du peuple réel, qu’il faudrait à tout le moins ’éduquer et épurer’ pour reprendre la formule utilisée par les Jacobins 510. Idéalement, ces deux visages de l’opinion publique devraient à terme se fondre en un seul, celui du peuple ’régénéré’, éduqué, débarrassé des préjugés, capable de faire usage de la Raison et de gouverner par lui-même. Mais en attendant l’avènement d’une telle éventualité, la théorie institutionnelle du ’gouvernement représentatif’, imaginée par Sieyès, constitue une façon – en principe transitoire – de régler la contradiction. Ainsi, certaines élites éclairées pourront-elles gouverner au nom de la Nation, au nom du peuple fictif. Comme l’indique Bernard Manin, ’le gouvernement représentatif a été institué avec la claire conscience que les représentants élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisent’ 511. Et il est tout à fait intéressant de remarquer que cette théorie était encore professée dans des termes presque identiques à ceux de la Révolution Française dans un traité de droit constitutionnel de 1926: ’Dans l’état primitif de l’éducation de la démocratie, avec la grande somme d’ignorance et la masse de préjugés qui règnent encore dans le pays, il serait dangereux que le peuple exerçât directement le pouvoir. Il est bon qu’il se borne à désigner par l’élection une élite qui gouvernera en son nom’ 512. Nous verrons ultérieurement que cette théorie, que plus personne aujourd’hui ne défend officiellement, est pourtant toujours largement en cours, la ’Noblesse d’Etat’ 513 constituant la plus grande part de ceux qui gouvernent ’au nom du peuple’.

Notes
496.

L’espace public, opus cité, p. 104.

497.

Ibid. p. 105.

498.

Cf. E.KANTOROWICZ : Les deux corps du roi, Gallimard, Paris, 1989 (Edition originale: 1957).

499.

La caricature révolutionnaire, opus cité.

500.

L’espace public, opus cité, p.

501.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 40.

502.

Ibid. p. 41.

503.

Cité par Loïc BLONDIAUX, ibid. p. 42.

504.

CONDORCET: Réflexion sur le commerce des blés, ibid. p. 43.

505.

Patrick CHAMPAGNE: Faire l’opinion, opus cité, p. 46-47.

506.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 45.

507.

Jean-Jacques ROUSSEAU:

508.

Cf. François FURET: Penser la Révolution Française, Gallimard, Paris, 1985.

509.

Ibid. p. 85.

510.

La fabrique de l’opinion, opus cité, pp. 49-50.

511.

Bernard MANIN: Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p.125.

512.

Joseph BARTHELEMY et Paul DUEZ: Traité élémentaire de droit constitutionnel, Dalloz, Paris, 1926, p. 97.

513.

Pierre BOURDIEU: La noblesse d’Etat,