3.1.3. Opinion publique et démocratie de masse

Nous avons jusqu’à présent étudié l’opinion publique en la considérant comme un pur concept que nous avons essayé de définir le plus précisément possible en montrant les différentes phases de son évolution. Nous avons ainsi indiqué qu’après un état initial où elle constituait en quelque sorte une instance de contrôle et de censure des comportements privés, elle avait acquis une dimension plus large, en même temps qu’une assise plus étroite, puisqu’elle était devenue un instrument de critique rationnelle des affaires publiques mis en oeuvre par les élites intellectuelles et par la partie la plus éclairée de la bourgeoisie, destiné, comme l’indique Patrick Champagne, à ’légitimer leurs propres revendications dans le domaine politique et à affaiblir l’absolutisme royal’ 514. Nous avons également tenté d’expliquer qu’à partir de la Révolution Française, la notion d’opinion publique se brouille en même temps qu’elle devient systématique dans le cadre de la contradiction qui se trouve au coeur de la notion de ’peuple’. Il devient presque impossible de faire la différence entre opinion publique et opinion commune et, au fur et à mesure que les années passent – jusqu’en 1935, année de l’introduction des sondages – l’opinion publique apparaît de plus en plus comme un ’concept volatil, quasiment introuvable’ 515 qui se présente en même temps comme une ’figure politiquement instable’, une ’croyance socialement fondée’ et ’un objet scientifiquement insaisissable’ 516.

’Politiquement instable’, la notion d’opinion publique l’est parce que la philosophie politique moderne, reprenant les contradictions de la fin du XVIIIème siècle, utilise concurremment deux modèles différents. Le premier modèle, qui est en fait une reformulation du modèle classique, propose une définition fondée sur l’existence d’un public informé et discutant rationnellement sur un problème donné. Ce qui est nouveau, dans ce modèle, c’est que l’intervention du peuple dans la pratique du pouvoir, devient une exigence politique, un idéal à concrétiser. Il s’agit donc de contribuer à une action pédagogique qui fasse en sorte que les masses deviennent adultes et responsables. Mais c’est dans la participation directe et non pas dans le cadre d’un gouvernement représentatif que les masses parviendront à élaborer une véritable opinion. L’opinion publique ainsi conçue est admise à jouer un rôle essentiel dans le fonctionnement démocratique d’une nation 517. Mais il existe également une conception toute différente de l’opinion publique qui reconnaît son rôle de plus en plus important tout en se donnant une définition beaucoup plus large et en en développant une vision plus pessimiste. Cette conception qui se développe notamment aux U.S.A. au début du XXème siècle, s’appuie sur la psychologie politique et la psychologie sociale naissantes, et met l’accent sur l’irrationalité des masses, sur leur incompétence, leur manque d’information, leur aveuglement, et donc sur la possibilité de les manipuler par la propagande.518 La confrontation de ces deux modèles donne donc naissance à un paradoxe: c’est que cette opinion publique qui fonde le pouvoir démocratique apparaît elle-même comme subissant un certain nombre d’actions visant à l’orienter, voire à la manipuler. Ce qu’il faut souligner, c’est que ces deux modèles admettent non seulement que l’opinion publique existe bel et bien comme une réalité sociale (et pas seulement comme une ’fiction du droit constitutionnel’ pour reprendre la formule d’Habermas), et que cette réalité sociale produit des effets concrets: ’Phénomène moderne en lequel on a toute raison de croire, son anticipation, son analyse et sa mesure deviennent d’une importance cruciale. Titulaire légitime de la souveraineté démocratique ou masse aveuglée au comportement insensé, la théorie politique construit une opinion publique toute puissante’ 519. Notons enfin que l’opposition entre ces deux modèles constitue en fait une réactualisation du débat sur la qualité et la rationalité du nombre, une remise au goût du jour en termes modernes du vieil antagonisme platonicien entre la doxa et le logos, entre le nombre et la raison.

’Croyance socialement fondée’, l’opinion publique en est une, au début du siècle, avant l’apparition des sondages, essentiellement aux Etats-Unis, où l’on constate qu’elle est devenue l’épicentre de la vie politique, administrative et économique moderne. En effet, c’est à cette époque que les élites américaines commencent véritablement à essayer de donner forme pratiquement à cette opinion publique, de la manipuler, de la faire parler, de s’en faire entendre. Cette nouvelle pratique politique s’appuie sur deux croyances: la première, c’est que l’opinion publique existe effectivement et qu’elle constitue une force incontestable; la deuxième, c’est que cette force peut être domptée et utilisée au profit de tel ou tel, à condition d’employer des méthodes adéquates. On constate ainsi un développement sans précédent de la publicité politique et une importante transformation des campagnes électorales qui s’appuient de plus en plus sur le marketing, la propagande et les ’nouveaux’ médias (radio, cinéma). De même – contrairement à la France – un appareil de propagande d’Etat se met en place aux U.S.A. à partir de la fin de la seconde guerre mondiale afin de construire une opinion publique favorable aux politiques menées par les différents gouvernements. A l’aide de la presse nationale, du cinéma, et surtout de la radio qui est considérée comme le vecteur le plus efficace de l’information politique et le meilleur moyen d’influencer l’opinion publique, le Président des Etats-Unis et le gouvernement multiplient les occasions de s’adresser directement à l’opinion publique, celle-ci devenant l’interlocuteur privilégié et permanent du pouvoir. Il apparaît donc que ’l’usage de plus en plus répandu des médias de masse, ainsi que le croisement entre logiques commerciales et logiques politiques contribuent à dessiner un nouvel imaginaire de l’opinion publique, dans lequel celle-ci prend la forme d’une cible, d’un interlocuteur muet et passif qu’il s’agit de séduire et convaincre’ 520. Enfin, au-delà des partis et hommes politiques et de l’Etat, un certain nombre d’autres acteurs ont intérêt à s’adresser à l’opinion publique: il s’agit des nombreux groupes de pression ou lobbies qui se situent entre l’opinion et les élites politiques et qui cherchent à se gagner les faveurs de l’opinion publique pour pouvoir influencer la politique gouvernementale. Ils utilisent pour ce faire tous les moyens de communication: presse, radio, cinéma, tracts, livres, pamphlets, publicité, meetings, porte-à-porte, etc.

L’opinion publique avant les sondages apparaît enfin comme un ’objet scientifiquement insaisissable’. On constate en effet, en premier lieu, que les sciences sociales élaborent une très grande variété de définitions de l’opinion et qu’aucun point de vue n’est véritablement dominant. En second lieu, il faut noter les limites et les faiblesses de la recherche américaine qui était la seule ou presque à s’intéresser à l’opinion publique au début du siècle. En témoignent les métaphores alors utilisées pour la désigner. James Bryce parle d’une ’force impalpable comme le vent’. Albert Dicey évoque une ’entité revêtue d’une puissance mystérieuse et presque surnaturelle’. Edward Pendleton-Herring écrit que ’comme le brouillard ou la fumée, l’opinion publique est une évidence dans ses principales manifestations, mais approchée de plus près, elle reste intangible’. Walter Sheppard, lui, la compare à l’électricité: ’Comme l’électricité, elle est connue pour être une force d’un grand pouvoir; ses effets sont perçus par tous; elle est utilisée et employée par les experts mais une compréhension adéquate de cette force manque encore’. En somme, comme l’indique le sociologue Caroll Clark, ’en dépit de leur importance actuelle croissante, le public et l’opinion publique comme concepts de l’analyse de groupe restent enveloppés dans un brouillard de confusion et de doute’ 521. L’opinion publique avant 1935 apparaît donc comme un objet assez singulier qui, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, produit plus d’interrogations que de réponses. De même – et c’est évidemment lié – le rôle et le statut du peuple dans un régime démocratique n’étaient pas encore pensés clairement. La théorie du ’gouvernement représentatif’ est devenue caduque parce qu’elle s’avère incapable de conceptualiser le rôle du peuple en dehors du cadre électoral. Une série de phénomènes nouveaux conduisent inéluctablement à reformuler la problématique relative à l’intervention du peuple dans une démocratie: la première guerre mondiale et l’instauration des régimes totalitaires en Europe amènent à réfléchir sur la propagande et à son influence sur les masses; la généralisation des médias de masse provoque une profonde mutation des pratiques sociales et politiques; de même, certaines conditions particulières aux Etats-Unis (crise de 1929, New Deal) s’accompagnent de nouvelles interrogations socio-politiques. Il s’agit en somme de théoriser le rôle de l’opinion publique aussi bien dans le processus électoral qu’en dehors de lui, au quotidien, cette question ne relevant plus comme jadis de la seule philosophie politique mais aussi des sciences sociales naissantes. Dans le même temps, et sans doute en partie parce qu’à défaut de définir précisément ce qu’est l’opinion publique, on aimerait bien au moins savoir ce qu’elle dit et comment on peut lui parler, se fait jour une demande sociale importante – notamment politique et économique – de connaissance et de mesure de l’opinion publique, qui va donner naissance à un nouveau genre de ’spécialistes’ qui préfigurent les actuels ’conseillers en communication’, journalistes politiques, politologues médiatiques et sondeurs d’opinion.

A l’issue de cette évocation très rapide et très générale de l’opinion publique dans la période précédant l’apparition des sondages (fin du XIXème, début du XXème siècle) essentiellement axée sur la situation aux Etats-Unis – car il semble qu’en Europe, et particulièrement en France, les problèmes théoriques et la demande sociale relative à l’opinion publique ne se soient fait jour que plus tardivement – l’opinion publique apparaît principalement comme un imaginaire puissant: ’Selon cet imaginaire, cette force peut se manifester, s’exprimer, parler, prononcer des arrêts, s’imposer aux gouvernements, faire trembler les ministères, réagir ou même s’abstenir et rester silencieuse, preuve suprême de son existence’ 522. Et en même temps, l’opinion publique constitue ’une énigme singulière’, ’un formidable défi à la raison et à la science’. Il s’agit d’un ’phénomène social dont tout le monde reconnaît l’existence mais que personne ne voit; d’un symbole politique majeur dont chacun peut a priori s’autoriser à tout moment mais dont personne en parvient à s’assurer le monopole d’usage; d’un collectif qui ne se mesure pas; d’une voix sans unisson, confuse au point d’en devenir inaudible; d’un sujet politique sans chair ni contour’ 523.

Notes
514.

Faire l’opinion, opus cité, p. 46.

515.

Ibid. p. 65.

516.

Ibid. pp. 68-69.

517.

Cf. notamment les ouvrages de James BRYCE.

518.

Cf. les travaux de Graham WALLAS et Walter LIPPMANN.

519.

La fabrique de l’opinion, p. 103.

520.

Ibid. p. 115.

521.

Tous ces textes sont cités par Loïc BLONDIAUX, Ibid. p. 123-124.

522.

Ibid. p. 145.

523.

Ibid. p. 145.