3.1.4. L’opinion publique comme réalité politique: la situation française

Nous avons très largement évoqué, dans le précédent développement consacré aux rapports entre opinion publique et démocratie de masse, la philosophie politique et la situation aux Etats-Unis à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. C’est que les conditions sociales et politiques, les mentalités, l’état de la recherche théorique, le poids peut-être du modèle républicain mis en oeuvre par la Troisième République ont fait de la France un cas particulier par rapport aux Etats-Unis, certes, mais aussi par rapport à d’autres pays comme la Grande-Bretagne ou l’Italie. D’ailleurs les sondages d’opinion n’ont commencé à se répandre en France qu’à partir des années 1960, et plus encore 1970, alors qu’aux Etats-Unis, le processus s’est très rapidement enclenché à partir de 1935.

Ceci étant, c’est bien la situation française qui nous intéresse le plus, même s’il est indispensable, dans un domaine comme celui de l’opinion publique, de considérer la réalité américaine, ne serait-ce que parce que les sondages, et avec eux une certaine idéologie, ont été importés des Etats-Unis. Et il se trouve par ailleurs que l’histoire de l’opinion publique en France est pleine d’enseignements, que ce soit l’histoire du concept, que nous avons déjà largement abordée, ou l’histoire d’une certaine pratique gouvernementale dont on retrouve les traces à partir de 1745.

Le premier point qui nous semble en effet remarquable, c’est qu’au-delà des discours savants, au-delà des tentatives de la philosophie politique pour élaborer une définition théorique précise de l’opinion publique, on peut aussi aborder le problème à partir des pratiques sociales qui, implicitement ou explicitement, s’y réfèrent. Comme l’écrit très justement Loïc Blondiaux: ’Au discours savant sur l’opinion répond une conscience pratique de la chose qui s’exprime dans des dispositions, des montages qui tous visent à s’en assurer la maîtrise(...) Il s’agit donc d’appréhender une autre réalité: celle de l’attitude qu’entretiennent les élites politiques et administratives à l’égard de cette entité’524. Soit dit au passage, on peut d’ailleurs reprocher à Jürgen Habermas d’avoir gravement méconnu cette dimension pragmatique de l’analyse. Et pourtant, cette analyse pragmatique nous montre, à travers de très nombreux exemples, que depuis le milieu du XVIIIème siècle, le pouvoir politique a toujours souhaité connaître, sinon mesurer, une opinion publique, celle du peuple, qui n’est évidemment pas celle des philosophes. Parallèlement au dispositif policier classique de contrôle des opinions (délation, provocation, mouchardage, clandestinité, etc.), commencent à se mettre en place, à partir de 1745, des tentatives pour connaître l’état de l’opinion dans tout le royaume de France. Ainsi, en 1745, le contrôleur des finances Orry initie une enquête avec l’objectif de recueillir, par le biais de questionnaires adressés aux intendants du royaume, des renseignements économiques et démographiques sur chaque province. Mais Orry donne aux intendants une instruction plus singulière: ’Vous ferez semer le bruit dans les villes franches de votre département d’une augmentation du tiers sur le droit des entrées. Vous y ferez aussi semer le bruit, ainsi que dans le plat pays, de la levée d’une future milice de deux hommes dans chaque paroisse, le fort portant le faible. Vous recueillerez avec soin ce qu’en diront les habitants et vous en ferez mention dans l’état que le roi vous demande’ 525. Le dessein est donc bien de faire répandre des rumeurs afin d’apprécier l’opinion du peuple à propos d’un nouvel impôt éventuel de façon à pouvoir, soit renoncer à la mesure si la protestation est trop grande, soit en toute hypothèse prendre des dispositions pour affronter une réaction hostile. Deux siècles avant les sondages d’opinion, le pouvoir politique – pourtant non démocratique – est déjà à la recherche de techniques permettant de connaître l’opinion publique.

Plusieurs autres exemples, un peu plus récents, montrent la persistance de cet intérêt du pouvoir pour l’opinion du peuple, quel que soit d’ailleurs le régime politique en place. Ainsi, de Mai 1793 à Mars 1794, une centaine de ’commissaires observateurs’ envoyés par le ministère de l’intérieur dans tous les départements ont pour charge de recueillir des informations sur l’état de l’opinion publique 526. De même, sous le Directoire, le ministre de l’Intérieur Neufchâteau exige de ses commissaires départementaux un rapport mensuel comportant entre autres des indications permettant d’apprécier l’état général de ’l’esprit public’: Qui porte la cocarde ? Quitte-t-on le travail pour Noël et pour Pâques ? Chôme-t-on le décadi ? etc. En 1802, alors que Fouché était ministre de la police du Consulat, il nomme le Comte P.L. Roederer à la ’Direction de l’esprit public’, établissement de surveillance de l’enseignement, des théâtres et du conservatoire de musique. Celui-ci, dans une lettre au Premier Consul proposant de mettre en place un système de mesure systématique de l’opinion publique, écrit notamment: ’On parle sans cesse de consulter l’opinion publique (...) Quel est donc le moyen de savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle craint? De le savoir en tout temps, en toutes circonstances, pour toute chose, pour ce qu’on fait, pour ce qu’on veut faire ? C’est d’établir un système d’informations combinées qui la prenne où elle est, et la donne périodiquement telle qu’elle est (...). Je crois qu’être instruit 1) des intérêts des différentes classes de la société; 2) de leurs lectures quotidiennes et habituelles; 3) de leurs amusements publics; 4) de l’esprit des transactions civiles et commerciales, des prédicateurs qu’on suit, des orateurs du barreau qu’on préfère, des avocats, des médecins que l’on consulte, etc. et recevoir cette espèce d’information tous les trois mois, ou dans des circonstances données, ce serait avoir un critérium de l’opinion’ 527. Notons que ce même Roederer, dans un ouvrage de 1797 intitulé: ’De la majorité nationale, de la manière dont elle se forme et des signes auxquels on peut la reconnaître ou Théorie de l’opinion publique’ décrit ainsi le processus de formation de l’opinion publique. Il y aurait d’abord, dans les ’classes inférieures’, une espèce de ’sentiment général’ qui s’étendrait petit à petit vers les ’classes supérieures’. Ce sentiment populaire serait alors reformulé par celles-ci en termes politiques acceptables et renvoyé vers les couches sociales les plus basses par l’intermédiaire des ’classes mitoyennes’. Roederer écrit notamment: ’Lorsque l’opinion, ainsi filtrée à travers les classes mitoyennes, est parvenue jusqu’aux dernières, lorsqu’elle couvre toute la surface de l’Etat, qu’elle est répandue dans l’intérieur des familles, qu’elle a embrassé partout le sentiment général, qu’elle s’est unie, confondue avec lui, alors l’autorité respectable de l’opinion publique existe’ 528. Certes, le dispositif proposé à Bonaparte par Roederer ne sera jamais mis en oeuvre, mais les textes que nous venons de citer montrent bien l’importance extrême que le pouvoir accorde à l’opinion publique, à l’opinion du peuple sous le Directoire et sous le Consulat. Et ce fut la même chose sous l’Empire, puisqu’il apparaît que Napoléon 1er s’intéressait de très près à l’opinion publique qu’il considérait comme l’une des contraintes essentielles de son action, comme en témoigne par exemple le ’Mémorial de Sainte-Hélène’ où les références à l’opinion publique sont nombreuses. Ainsi ce passage: ’‘Le Comte de Lavalette a rempli pour moi des fonctions secrètes et très honorables. Voici ces fonctions: douze personnes distinguées d’opinions différentes (...) lui apportaient chaque mois des rapports sur l’état de l’opinion publique relativement aux actes du gouvernement, à l’état des choses en France. Lavalette recevait ces rapports cachetés et me les apportait. Après les avoir lus, je les brûlais. Mes ministres, mes amis ignoraient que je reçusse ces communications si importantes pour moi’’ 529.

A partir de 1849 et pendant tout le Second Empire, de nombreuses indications nous montrent que le pouvoir politique recommence à vouloir connaître précisément ce que pense l’opinion publique. C’est ainsi, par exemple, que le ministère de la Justice demande à ses procureurs généraux ’une description exacte de la situation politique et morale au premier jour de chaque mois’. Et, à partir de 1859, les instructions données aux procureurs sont encore plus nettes, puisqu’ils sont invités à apprécier les effets des ’principaux événements’ sur les ’différentes classes’. Le ministre de la Justice écrit notamment: ’Il ne suffira pas d’observer et de rapporter l’état du sentiment public de façon générale, il est absolument nécessaire que je trouve dans vos communications la preuve d’une analyse personnelle et une appréciation claire et exacte de tout ce qui caractérise la période en question et de tout ce qui peut révéler les tendances et les demandes de la population’ 530. Tout porte à croire que ces rapports ont eu une grande importance. En effet, dans un régime autoritaire comme le Second Empire, faute d’élections libres et d’une presse indépendante, le pouvoir ne dispose pratiquement que de ces documents pour connaître les aspirations et les réactions de la population.

Le recours aux préfets, à la police, aux autorités administratives en général pour connaître les dispositions politiques du peuple va constituer une constante sous la IIIème République et jusqu’à la période actuelle avec les ’Renseignements généraux’. En 1904, par exemple, le ministre de l’Intérieur demande aux préfets d’obtenir des renseignements auprès de ’personnalités choisies comme délégués ou correspondants administratifs en raison de leur autorité morale et de leur attachement à la République’ et de mettre en place ainsi une espèce de quadrillage du pays dans le domaine de l’information politique 531. On peut évidemment émettre de sérieux doutes sur la pertinence des différents dispositifs de ’mesure’ de l’opinion qui ont pu être mis en place (ou simplement imaginés) par le pouvoir politique. Mais ils nous montrent en toute hypothèse une attention permanente vis-à-vis des sentiments populaires, une volonté jamais démentie de connaître et de contrôler les masses, sur le plan des valeurs, des intérêts, des comportements. Comme l’indique Loïc Blondiaux: ’A travers ces différentes tentatives d’objectivation de l’opinion, policières ou ’proto-scientifiques’, se dessine, en creux des incertitudes de la réflexion sur le concept et presque indépendamment d’elle, une autre histoire possible de cette notion. Quels que soient le régime politique et la valeur symbolique (qui peut parfois être proche de zéro) qui lui est conférée dans le discours officiel des autorités politiques, le nombre fait l’objet d’un suivi et d’un contrôle permanent’ 532.

Toutes les techniques de ’connaissance’ de l’opinion publique que nous venons d’évoquer ont pour caractéristique d’être mises en oeuvre dans le secret et de produire des renseignements qui ne sont jamais rendus publics. En fait, c’est avec la IIIème République, et plus précisément avec l’affaire Dreyfus, que l’opinion publique commence à devenir un élément essentiel du débat public. Bien sûr auparavant il y avait tout de même des phénomènes de débat public, essentiellement liés aux faits divers et aux ’affaires’. Mais, selon Christophe Charle, l’affaire Dreyfus apparaît comme ’le premier exemple d’un effort de mobilisation de l’opinion publique pour faire avancer une cause en dehors des mécanismes classiques de la représentation politique officielle’ 533, c’est-à-dire au moyen de meetings, de manifestations, de pétitions, et bien sûr, de la presse. C’est à l’occasion de l’affaire Dreyfus que les différents protagonistes font explicitement référence au rôle de l’opinion publique, et qu’ils mettent en place des stratégies spécifiques pour l’orienter, la persuader, l’interpeller. Par ailleurs, on constate que les discours produits aussi bien par les ’Dreyfusards’ que par les ’anti-Dreyfusards’ sont marqués par une personnification de l’opinion publique qui est dorénavant considérée comme un destinataire invisible qu’il serait nécessaire de séduire pour faire triompher la juste cause. Aussi, le débat public est-il traversé par de nouveaux enjeux relatifs à la définition légitime de l’opinion publique, à ses modes d’expression, à la mesure du point de vue majoritaire, et surtout à la lutte pour s’imposer comme son porte-parole. On pourrait en prendre de multiples exemples, mais nous nous contenterons de citer quelques passages d’un texte d’Emile Zola, intitulé ’Lettre à la France’, publié en brochure le 6 Janvier 1898, soit une semaine avant la fameuse lettre au Président de la République publiée dans l’Aurore le 13 Janvier 1898 sous le titre ’J’accuse’. Ces pages d’Emile Zola, comme bien d’autres, nous semblent particulièrement éclairantes dans la mesure où elles décrivent une opinion publique identifiée à la France, elle-même fortement personnifiée, cette opinion publique étant en même temps toute puissante et extrêmement influençable, sensible aux ’mensonges de la presse immonde’, aux ’contes ineptes’, aux ’perversions morales’, mais heureusement susceptible aussi d’être en quelque sorte ramenée à la raison, ’éclairée’, par les ’libres esprits’, les ’coeurs larges qui ont fondé la République’. On peut ainsi lire: ’‘Songes-tu que le danger est justement dans ces ténèbres têtues de l’opinion publique ? Cent journaux répètent quotidiennement que l’opinion publique ne veut pas que Dreyfus soit innocent, que sa culpabilité est nécessaire au salut de la Patrie (...). Aussi, ceux de tes fils qui t’aiment et t’honorent, France, n’ont-ils qu’un devoir ardent, à cette heure grave, celui d’agir puissamment sur l’opinion, de l’éclairer, de la ramener, de la sauver de l’erreur où d’aveugles passions la poussent (...). Voilà donc un premier point à noter: l’opinion publique est faite en grande partie de ces mensonges, de ces histoires extraordinaires et stupides que la presse répand chaque matin (...). Tous tes enfants honnêtes ne se livreront-ils pas pour être avec nous ? C’est à ceux-là, France, que je fais appel. Qu’ils se groupent, qu’ils écrivent, qu’ils parlent ! Qu’ils travaillent avec nous à éclairer l’opinion, les petits, les humbles, ceux qu’on empoisonne et qu’on fait délirer’ ’ 534.

On voit donc bien, à travers cet exemple, qu’en cette toute fin du XIXème siècle, l’opinion publique apparaît comme un acteur politique de premier plan, invoquée et ’travaillée’ par tous ceux qui interviennent dans le champ politique. On constate également que cette opinion publique – dont la définition reste floue et qui est d’ailleurs l’objet de luttes – est assez éloignée du modèle sacralisé par les élites intellectuelles et bourgeoises qui ont fait la Révolution Française. Elle est en effet malléable, voire même selon Clémenceau, ’légère’ et ’irresponsable’, et, même si ses contours sont imprécis, elle relève dorénavant davantage des masses que des élites. Elle apparaît en somme comme une entité en proie à des déterminations contradictoires que chaque camp essaie d’utiliser à son profit. C’est particulièrement clair au moment de l’affaire Dreyfus, où Dreyfusards comme anti-Dreyfusards tentent de justifier leur combat en se référant à l’opinion publique et accusent le parti adverse de la manipuler, de la tromper et de la pervertir. Enjeu de mobilisation concrète, l’opinion publique nous semble également être un enjeu idéologique fort, dans la mesure où elle constitue une légitimation a priori de l’action politique qui est censée s’exercer toujours au nom du peuple. C’est pourquoi chacun s’en présente comme le porte-parole autorisé, chacun se fait l’interprète de ses aspirations et de ses sentiments. ’Ombre portée d’un peuple qui n’était jusque là censé s’exprimer qu’à travers l’élection, l’opinion publique se profile à l’arrière-plan de toute controverse politique majeure. Mais ses contours restent flous, sa matérialité diffuse et son silence en certains cas difficilement supportable. Seules les croyances dont elle est l’objet ne font aucun doute’ 535.

Notes
524.

Ibid. p. 51.

525.

Cité dans Raymond BOUDON, François BOURRICAUD et Alain GIRARD: Science et théorie de l’opinion publique, Paris, Retz, 1981, p. 173.

526.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 53.

527.

Ibid. p. 55.

528.

Cité in Lucien JAUME: Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, Paris, 1989, p. 169.

529.

Cité in jean STOETZEL et Alain GIRARD: Les sondages d’opinion publique, Presses Universitaires de France, Paris, 1973, p. 39.

530.

Cité par Loïc BLONDIAUX in La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 57.

531.

Jean-Marie MAYEUR: La vie politique française sous la III ème République, Seuil, Paris, 1984, p. 188.

532.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 57.

533.

Christophe CHARLE: La mobilisation de l’opinion publique pendant l’affaire Dreyfus, in B. MANIN, P. PASQUINO et D. REYNIE (dir.): Opinion publique et démocratie, CNRS, Paris, 1988, p. 71.

534.

Emile ZOLA: Lettre à la France in L’affaire Dreyfus, la vérité en marche, recueil de textes d’Emile Zola concernant l’affaire Dreyfus, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.

535.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 60.