3.1.5. Un précurseur méconnu: Gabriel Tarde

Curieusement, malgré cette omniprésence de l’opinion publique dans le discours politique à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, ni la philosophie politique, ni les sciences sociales naissantes, - contrairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis – ne semblent s’intéresser à elle, à deux exceptions près: Gustave Le Bon et Gabriel Tarde. Il est vrai que les conceptions de Durkheim et de l’école française de sociologie visant à ’expliquer le social par le social’, ne les prédisposaient guère à s’engager dans la ’psychologie sociale’.

Nous ne nous attarderons pas sur Gustave Le Bon assez généralement considéré comme ’naïf’ malgré des intuitions novatrices. On lui a surtout reproché de développer des analyses conservatrices et sectaires, voire antidémocratiques, et aussi de faire preuve de beaucoup de confusionnisme, par exemple parce qu’une conception trop extensive des ’foules’ lui fait considérer comme telles des groupements humains qui, pour les sociologues, n’en sont pas, comme le Parlement, les jurys. Gabriel Tarde, comme nous le verrons ci-dessous, fut d’ailleurs très critique vis-à-vis de Gustave Le Bon, notamment dans son dernier ouvrage, ’L’opinion et la foule’ 536. Gustave le Bon mérite néanmoins d’être évoqué, notamment pour son livre ’La psychologie des foules’, qui connut un grand succès public et qui est considéré comme une référence par nombre d’auteurs américains des années 1930 spécialisés dans la ’manipulation’ des masses. Et aujourd’hui encore, un certain nombre de psychosociologues considèrent son oeuvre, malgré ses limites, comme celle d’un précurseur. Quoiqu’il en soit, Gustave Le Bon, né en 1841 et mort en 1931, était une espèce de ’touche-à-tout’, puisqu’il étudia des domaines aussi différents que la médecine, l’anthropologie, la politique, la physique théorique, et – ce qui nous intéresse plus particulièrement – la psychologie sociale, dont il est en quelque sorte le fondateur, avec notamment les ’Lois psychologiques sur l’évolution des peuples’ (1894), ’La psychologie des foules’ (1895), ’Psychologie du socialisme’ (1898), ’La psychologie politique et la défense sociale’ (1910), ’Les opinions et les croyances’ (1911), ’La Révolution Française et la psychologie des révolutions’ (1912).

Dans la ’Psychologie des foules’, son ouvrage phare, Gustave Le Bon essaie de montrer que l’individu est absorbé par la ’foule’ et que celle-ci, qu’il considère – de manière péjorative et sexiste – comme ’féminine’, est crédule, émotive, impulsive, et donc dangereuse. Soumises à une mentalité ’magique’, les ’foules’ n’admettent aucun délai entre l’expression d’un désir et sa réalisation. Elles sont dominées par des sentiments simplistes, par des représentations ou des discours qui sont autant de formules magiques. Selon lui, nous devons nous préparer à entrer dans ’l’ère des foules’ car leur influence ne pourra être que de plus en plus importante. Il écrit notamment: ’D’universels symptômes montrent, dans toutes les nations, l’accroissement rapide de la puissance des foules. L’avènement des foules marquera peut-être une des dernières étapes de la civilisation d’occident’ 537. Pour lui, c’est la contagion mentale qui est à l’origine de la foule, une espèce d’instinct grégaire qui pousse inéluctablement les individus à se fondre dans la masse et à agir et penser comme les autres. La description que fait Le Bon du phénomène de foule peut être ramenée à trois thèmes: d’abord, l’individu intégré dans une foule est animé par un sentiment de puissance extrême qui le libère des barrières sociales et morales qui, en temps ordinaire, encadrent ses instincts. Ensuite, l’individu appartenant à une foule fera passer son intérêt personnel après celui de la foule, en raison d’une ’contagion mentale’ qui est elle-même le produit d’une ’suggestibilité’. Enfin, Le Bon considère que cette régression psychique que l’on observe dans les foules est provoquée par un meneur, car ’la foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître’, ce ’maître’ étant lui-même issu de ’ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie’ 538. Avec l’hérédité, c’est cette même contagion mentale qui est la source des peuples, races et civilisations. Ceux-ci, d’après lui, sont animés par une ’âme collective’ plus forte et plus positive que celle des foules, car c’est elle qui produit les normes sociales et les lois. Mais le fond de la pensée de Gustave Le Bon semble aller au-delà de cette analyse ’psychologique’ des masses. Selon Loïc Blondiaux, en effet, ’‘le leitmotiv des ouvrages de Le Bon consacrés aux foules apparaît moins dans la typification du comportement des masses que dans l’affirmation réitérée d’une possibilité d’agir sur elles, possibilité ouverte notamment par la lecture de ces ouvrages conçus comme des traités de manipulation ou de gouvernement’ 539.’

Beaucoup plus important nous semble être l’apport de Gabriel Tarde à la réflexion sur l’opinion des masses, même si, curieusement, celui-ci apparaît comme largement méconnu. C’est lui en effet qui, le premier, a mis en évidence une corrélation entre l’apparition des ’publics’ – bien différents des ’foules’ -, l’essor du journalisme populaire et l’émergence d’une nouvelle ’opinion publique’ qu’il appelle ’l’Opinion’. Pour lui, ’les foules’ appartiennent au passé, les sociétés contemporaines étant caractérisées par de nouvelles formes d’action et de communication qui produisent des ’publics’.

Gabriel Tarde introduit donc un distinguo radical entre les ’foules’ et les ’publics’. Il décrit les mouvements des foules comme récurrents, violents et soudains: ils se renouvellent en effet sous des formes presque identiques (pillages, barricades, incendies, massacres); ils prennent la forme d’explosions subites qui interviennent à l’occasion d’événements ou de situations extrêmes (par exemple, les émeutes dues à la faim); généralement très localisés géographiquement, ils sont aussi brefs qu’intenses. Les débordements des foules sont marqués par la ’pauvreté de l’imagination dans l’invention des symboles, toujours les mêmes, répétés à satiété’ pour faire entendre des sentiments très frustes et se contentent de ’vivats’ et de ’vociférations’ (défilés avec des drapeaux, des reliques, des statues ou des têtes coupées). Plus généralement, les foules sont d’une ’intolérance prodigieuse’, d’un ’orgueil grotesque’ et d’une ’susceptibilité née de l’illusion de leur toute puissance’ 540. Et Tarde montre que les manifestations naissantes sont ’plus réfléchies et calculées même dans [leurs] violences’ et qu’à travers elles, ce sont des ’publics’, et non pas de simples foules de circonstance, qui interviennent. Moins étroitement localisées que les mouvements des foules, ces nouvelles formes d’action collective sont aussi plus déterminées et plus pérennes. Mais Tarde souligne surtout, dans ’L’opinion et la foule’, le rôle essentiel joué dans la transformation des ’foules’ par le développement d’une presse nationale constituée à l’époque de la Révolution Française mais dont l’essor réel n’interviendra qu’à partir des années 1850.

Tarde montre en effet qu’avant le développement d’une presse nationale, il n’y avait pas ’une’ opinion publique, mais ’des’ opinions locales, fragmentées, éclatées, incapables de communiquer les unes avec les autres, et s’appliquant à des thèmes très limités relatifs à la situation professionnelle ou aux problèmes locaux. Les informations étaient rares, tardives et souvent erronées ou approximatives. La diffusion nationale et massive de la presse crée donc une situation tout à fait nouvelle dans la mesure où elle contribue à ’nationaliser’ les préoccupations des gens: les grands quotidiens nationaux et les moyens de transport (relativement) rapides, notamment le chemin de fer permettent une ’transmission instantanée de la pensée à toute distance’ et ouvrent la possibilité ’de donner à tous les publics l’extension indéfinie dont ils sont susceptibles et qui creusent entre eux et les foules un contraste si marqué’. Selon Tarde, la presse apparaît comme une ’pompe aspirante et refoulante d’informations’ reçues et envoyées le jour même de tous les points de la planète. Il est intéressant de noter qu’il introduit une certaine réserve quant aux choix opérés par le journaliste, qui ne diffuse que les informations qui lui paraissent intéressantes ’eu égard au but qu’il poursuit et au parti dont il est la voix’. Mais, malgré cette limite, la presse est à l’origine de l’essentiel des sujets abordés dans les discours et les conversations quotidiens, et de ce fait, elle construit des groupes sociaux, certes dispersés dans l’espace, mais qui ont une véritable consistance ’intellectuelle’.

Il faut insister un peu sur le rôle décisif prêté à la presse par Gabriel Tarde. En effet, près de 70 ans avant la formulation de la théorie dite de ’l’agenda setting’ aux Etats-Unis 541, celui-ci nous semble anticiper l’idée selon laquelle les médias, s’ils n’imposent pas aux publics ce qu’il faut penser, déterminent très largement ce à quoi ils doivent penser. Autrement dit, ce sont les médias qui sélectionnent parmi tous les thèmes possibles du débat politique, ceux qui deviendront effectivement des enjeux essentiels, ce qui du coup va contraindre l’ensemble des acteurs politiques à se situer peu ou prou sur le terrain déterminé par les médias. Les exemples de l’insécurité ou de l’immigration, sur lesquels nous reviendrons, montrent bien comment les médias transforment en problèmes politiques majeurs des questions sociales secondaires. D’une façon générale, il semble en effet que ’les médias influencent l’ordre du jour des affaires publiques dans la mesure où le public ajuste sa perception de l’importance relative des sujets à l’importance que les médias leur accordent’ 542

Il ne faut sans doute pas faire dire à Tarde ce qu’il ne dit pas, mais il est tout de même remarquable de lire sous sa plume que la politique développée par la presse tendrait à remplacer, particulièrement dans les secteurs urbains, les conversations sur la pluie et le beau temps. ’La météorologie politique’ écrit-il, ’s’est substituée à la météorologie céleste’. Il apparaît en tout cas que Tarde met fortement l’accent – trop peut-être – sur l’émergence du pouvoir des journalistes parisiens qui, par leurs écrits, construisent des ’publics’ qui ne sont rien d’autre que des ’foules dispersées’. Selon lui, ces journalistes, que l’on appelle ’publicistes’ parce qu’ils imposent les sujets de débat public et qu’ils s’adressent au ’grand public’ ’servent à leur public les conversations de la journée’ 543 et déterminent les thèmes réputés être ’simultanément passionnants pour tous’. Il souligne ainsi, dans une formule sans doute quelque peu excessive, mais significative de son style: Il suffit d’une plume pour mettre en mouvement des millions de langues’ 544. Selon lui, la presse nationale parvient à transformer les publics dispersés en un seul public innombrable, abstrait et souverain. En effet, les informations véhiculées par elle parviennent simultanément à toutes les populations et entraînent la constitution d’opinions qui deviennent sociales et nationales (et non plus seulement personnelles et locales) et dont la puissance tient au fait qu’elles sont largement partagées. Par ailleurs, le développement des moyens de communication et de transport, ainsi que la diffusion de plus en plus rapide par la presse des idées et des mentalités, de même que la volonté unificatrice et centralisatrice de la IIIème République, ont fortement contribué à l’affaiblissement des spécificités régionales et des usages locaux et ont provoqué une similitude de plus en plus grande des conversations tenues à peu près simultanément dans un espace de plus en plus étendu jusqu’à l’ensemble du territoire national. Du coup – et c’est chez Tarde un élément essentiel – ce n’est plus la qualité des opinions qui devient déterminante, mais bien le nombre de gens qui partagent une même opinion.

Pour Tarde, c’est de plus en plus la presse qui, dans le domaine politique, valorise telle ou telle idée, tel ou tel thème, telle ou telle action. Les journalistes lui apparaissent comme de véritables leaders d’opinion qui participent fortement à la construction des ’publics’ qu’ils obligent à agir de façon plus réfléchie. Même ce que Tarde appelle le ’public économique’ (c’est-à-dire la classe ouvrière) ’en traduisant (pour la presse) ses appétits, les idéalise’ et ’la transfiguration de tous les groupes sociaux en publics’ se traduit par une ’intellectualisation croissante du monde social’. Contrairement aux foules, les publics se construisent par et pour la presse et ’font couler de la plume des publicistes des torrents d’injures ou de lyrisme’. Comme en témoigne par exemple l’affaire Dreyfus, que nous avons évoquée ci-dessus, le public, selon Tarde, agit par l’entremise des publicistes. ’Il manifeste par eux, s’impose aux hommes d’Etat qui deviennent ses exécuteurs. C’est ce que l’on nomme la puissance de l’opinion’ 545. Mais Tarde observe à juste titre que cette puissance du journalisme est elle-même soumise à une logique à caractère économique, puisque le public des lecteurs est en même temps une clientèle commerciale. Pour lui, les opinions induites par la presse sont donc tout à fait comparables à des marchandises. En effet, leur impact, comme celui des marchandises, est lié à la mode et à certaines caractéristiques sociales comme l’âge, le statut social, etc. Ces opinions sont donc éphémères, sans profondeur, susceptibles de changer du tout au tout d’un jour à l’autre. La ’vérité’ de cette opinion, davantage ’consommée’ que ’discutée’ ne réside pas dans sa justesse intrinsèque, mais dans la force que lui donne la quantité d’individus qui, à un moment donné, s’en réclament. En résumé, comme l’écrit Dominique Reynié, auteur de l’introduction à l’édition de 1989 de ’L’opinion et la foule’: ’En insistant sur les modes de production de l’opinion publique, la presse et la conversation, Tarde montrera qu’elle est une forme d’opinion collective élaborée en permanence et de manière paisible au coeur de la sphère privée, par la lecture du journal, chez soi, et par les conversations en famille et entre amis. Le nouveau statut du nombre dans la science sociale est la traduction savante du statut politique qu’ a voulu lui donner le système représentatif. La forme du nombre dans la politique moderne n’est pas la foule, mais le public; son lieu n’est pas la rue, mais l’espace privé; son expression n’est pas la manifestation mais l’opinion publique’ 546.

Nous avons assez largement insisté sur le modèle imaginé par Gabriel Tarde dont les éléments constitutifs sont, de façon strictement linéaire: médias – conversation – opinion - action -, d’une part pour rendre justice à des analyses qui, quelles que soient leurs limites, ne manquent pas de pertinence. Elles ont en tout cas le mérite d’insister sur le rôle essentiel de la presse dans la formation de l’opinion publique tout en montrant que cette influence est indirecte puisqu’elle ne peut s’exercer que par l’intermédiaire de la conversation. Tarde, enfin – et ce n’est pas son moindre mérite – met en évidence le fait qu’au fond, c’est bien le nombre, la quantité, et non pas la raison, qui constitue la ’vérité’ de l’opinion publique. Et, comme le souligne Patrick Champagne à la suite de Dominique Reynié, ’‘cette conception quantitative de l’opinion la fait définitivement sortir de la philosophie et prépare sa reformulation par les sciences sociales, la thèse de Jean Stoetzel par exemple (’Théorie des opinions’, Paris, P.U.F., 1943) se réclamant explicitement de Tarde’ 547.’

Jean Stoetzel, en effet, qui, comme chacun le sait, est le père de l’industrie des sondages d’opinion en France (il créa l’I.F.O.P. en 1938), revendiquait haut et fort l’héritage de Gabriel Tarde et considérait ’L’opinion et la foule’ comme une oeuvre majeure. Il déclarait ainsi, lors d’une ’causerie radiophonique’ au printemps 1939: ’C’est dans notre pays, c’est en France, qu’est née la conception d’une branche de la sociologie consacrée spécialement à l’étude de l’opinion publique. Sans prétendre qu’il ait conçu dans toute sa précision cette doxométrie (...) on ne doit pas oublier que, dès 1898-1899, Gabriel Tarde, cet initiateur incomparable dans les sciences sociales, attirait l’attention sur des phénomènes tels que le public, la conversation, l’opinion, et qu’en mai 1901, réunissant ses études en volume, il exprimait l’espoir que de tels sujets vinssent à tenter ’quelque jeune chercheur’ désireux de combler ce qu’il nommait ’cette grande lacune’ 548.

Notes
536.

Gabriel TARDE: L’opinion et la foule, Presses Universitaires de France, Paris, 1989, (1ère édition: 1901).

537.

Gustave LE BON: La psychologie des foules

538.

Ibid.

539.

La fabrique de l’opinion, opus cité, pp. 552-553.

540.

L’opinion et la foule, opus cité, p. 54.

541.

M. MAC COMBS et D. SHAW : The agenda-setting function of mass-media, in Public opinion quaterly n° 36, 1972, pp. 176-187.

542.

Jean CHARRON: Les médias et les sources. Les limites du modèle de l’agenda-setting in Hermès, n° 17-18, 1995, p. 73.

543.

Toutes les citations de Gabriel Tarde sont extraites de L’opinion et la foule, opus cité.

544.

Ibid. p. 82.

545.

Ibid. p. 62.

546.

Dominique REYNIE: Théories du nombre in Hermès, n° 2, Editions du CNRS, Paris, 1988.

547.

Faire l’opinion, opus cité, p. 69.

548.

Cité par Loïc BLONDIAUX in La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 312.