3.1.6. Une réalité sociale insaisissable

Si, comme l’ont fait un assez grand nombre d’historiens, on cherche à reconstituer ce qu’était ’véritablement’ cette nouvelle ’opinion publique’ pendant la première moitié du XXème siècle, avant que la généralisation des sondages d’opinion ne change totalement la donne, on constate que cette reconstitution (au moyen de la presse, des manifestations, des archives publiques et privées, de la correspondance, de la culture populaire, etc.) ’‘n’a rien à voir avec la reconstitution de ’l’opinion publique’ proprement dite, dans sa définition historique’’ 549. En effet, si les historiens ont le souci légitime d’écrire une ’histoire des mentalités’ et de faire connaître ce que pouvait ressentir, penser, imaginer, croire la population de l’époque, ’‘il reste que la seule opinion publique réellement existante par le passé, c’est-à-dire celle qui a exercé des effets politiques, n’est pas celle-ci, mais seulement ’l’opinion éclairée’ qui s’exprimait par écrit et l’opinion bruyante des groupes qui cherchaient à se faire entendre en manifestant publiquement’ 550.’

Tous les historiens qui se sont intéressés à l’opinion publique à cette époque soulignent le flou conceptuel de cette notion et l’impossibilité d’en trouver une définition précise, constante et à peu près consensuelle. C’est que, comme nous l’avons déjà suggéré, la définition même de l’opinion publique apparaît comme l’enjeu d’un rapport de forces entre différents groupes sociaux. Est-ce le Parlement, les partis politiques majoritaires, les manifestations de rue, l’intelligentsia, la classe ouvrière, la bourgeoisie, la presse ? En fait, il est clair, comme l’a très bien vu Gabriel Tarde, qu’à partir de la fin du XIXème siècle, c’est la presse à grand tirage qui devient rapidement la nouvelle expression de ’l’opinion publique’. La presse en effet jouait un rôle essentiel dans la formation de l’opinion publique. Les journalistes sont devenus de véritables ’leaders d’opinion’ professionnels. Ils expriment quotidiennement leur opinion censée être aussi l’opinion de leurs lecteurs, et cette opinion adaptée au public est intériorisée par les lecteurs et devient la leur et, par conséquent, un élément majeur de ce qui est alors perçu comme ’opinion publique’.

Trois phénomènes ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la notion ’d’opinion publique’: le développement rapide d’une presse ’de masse’; l’autonomisation du champ journalistique par rapport aux champs politique et littéraire; le droit d’association politique et syndicale. Ainsi les formes d’expression politique, jusque là étroitement limitées à la représentation parlementaire, ont pu se multiplier, ce qui a permis à de nombreux acteurs nouveaux d’intervenir dans la production d’une définition légitime de ’l’opinion publique’. Du coup, ’l’opinion publique’ n’étant plus le fait d’une petite minorité, mais d’un très grand nombre d’agents, elle a peu à peu échappé à tout contrôle ‘’pour devenir la résultante incertaine d’un ensemble d’actions difficiles à maîtriser par un seul agent, fut-ce le pouvoir politique lui-même. ’L’opinion officielle’ est devenue une composante parmi d’autres de ’l’opinion publique’’ 551. Les historiens constatent d’ailleurs, au cours de cette même période, que ’‘l’opinion publique’ tend plutôt à se diversifier du point de vue des lieux réels ou symboliques où elle prend naissance, ce qui correspond à l’existence d’une population diverse par ses conditions de vie et de travail et divisée sur le plan idéologique. Comme l’indique par exemple René Rémond, ’il n’y a pas à proprement parler une opinion française (...). Dans la réalité, on a affaire à une multiplicité d’opinions, aussi nombreuses que le sont les régions, les professions , les écoles de pensée, les familles d’esprit’’ 552. Et pourtant, tout le problème vient du fait que, dans la réalité politique, la croyance en l’existence d’une ’opinion publique’ est précisément une opinion dominante.

Nous avons largement évoqué l’importance de la presse dans la définition sociale de l’opinion publique. Il faut également souligner que, durant la première moitié du XXème siècle, l’influence des manifestations de rue, organisées essentiellement par les partis politiques et les syndicats, s’est singulièrement étendue. On constate en effet que le nombre de manifestations – et de manifestants – augmente régulièrement. En même temps, la forme des manifestations s’adapte pour devenir un mode d’expression des opinions pacifié, acceptable, institutionnalisé. C’est ainsi que les organisations mettent en oeuvre des techniques appropriées (parcours fixé à l’avance, service d’ordre, slogans, dislocation, tonalité, etc.) pour assurer en même temps une visibilité maximale et une sécurité aussi grande que possible. Mobilisation et encadrement sont donc deux éléments essentiels qui marquent les manifestations modernes et qui permettent de les distinguer d’une part des masses pacifiques et anonymes et d’autre part des explosions de violence sans but explicite qui sont le fait des ’foules’. Dans ces conditions, les manifestations se banalisent peu à peu jusqu’à devenir un instrument légitime d’action politique. Le droit de manifester officiellement à Paris ne sera pourtant effectif qu’à partir de 1935. En effet, depuis l’insurrection de la Commune en 1871, toute manifestation était interdite sur le territoire de la capitale qui, d’ailleurs, ne retrouvera un maire et un conseil municipal élus qu’en 1977. Mais dès la fin de la première guerre mondiale, la conquête de l’espace parisien par le mouvement ouvrier et les organisations de gauche va devenir un enjeu stratégique majeur, à la fois sur le plan politique et sur le plan symbolique, notamment dans le cadre d’un affrontement quasiment physique avec la droite et l’extrême droite. Il nous semble certain que cette conquête du pavé parisien, c’est-à-dire la mise en évidence physique d’une ’opinion publique’ de gauche, calme, responsable et déterminée a joué un rôle non négligeable, d’une part, dans l’échec des tentatives factieuses de l’extrême droite et, d’autre part, dans la victoire du ’Front Populaire’ en 1936. ’‘Si l’on manifeste partout en France, c’est surtout à Paris que les cortèges défilent, en raison de la ’surpolitisation’’ de la capitale et de l’impact que de telles démonstrations ont presque toujours dans la presse parisienne qui, pour une large part, exprime ’l’opinion publique’ nationale, au moins aux yeux de la classe politique: tous les groupes sociaux cherchent à manifester à Paris pour avoir un maximum de répercussions politiques, les manifestations parisiennes étant presque toujours des temps forts de la vie politique nationale’ 553.

Il nous reste à essayer d’évaluer plus précisément la place occupée par l’opinion publique dans le jeu politique à la fin des années 1950, juste avant que la généralisation des sondages d’opinion ne vienne modifier en profondeur le contenu de cette notion. Nous nous appuierons pour ce faire sur l’analyse formulée par Patrick Champagne 554 du ’Que sais-je ?’ écrit par Alfred Sauvy à propos de ’l’opinion publique’ 555. Alfred Sauvy, rappelons-le, n’était pas un spécialiste des sondages d’opinion, mais l’un de ces représentants de la ’noblesse d’Etat’ nourri au lait du ’rationalisme éclairé’. Polytechnicien, en même temps démographe et économiste, Directeur de l’Institut National d’Etudes Démographiques et professeur à ’Sciences Po’, il est né en 1898 et mort en 1990. Il n’était sans doute pas mal placé pour exprimer de façon cohérente la vision des élites de cette période, y compris dans leurs contradictions. Alfred Sauvy, dans ce petit ouvrage, admet comme un fait incontestable que ’l’opinion publique’ existe et qu’elle est ’une puissance anonyme’ susceptible de se transformer en ’force politique’. Pour lui, ’l’opinion publique’ n’est pas la simple ’majorité des opinions individuelles sur un sujet donné’, mais plutôt l’ensemble des positions affichées par les porte-parole des ’groupes de pression’ qui s’expriment dans les médias. Mais cela ne suffit pas: il faut aussi que ces points de vue ne soient pas uniquement dictés par les clivages socio-politiques traditionnels, car il s’agirait alors de débats s’appuyant davantage sur les idéologies politiques que sur les opinions, relativement autonomes, du public. Et, au surplus, les porte-parole doivent exprimer publiquement des opinions et des sentiments qui existent effectivement dans les groupes sociaux qu’ils représentent. Il existe néanmoins, selon Sauvy, ’deux opinions publiques, l’une, ouverte, déclarée, l’autre, profonde, mais plus différenciée, à peu près clandestine ou à peine chuchotée’. Issue d’une petite minorité de citoyens, ’l’opinion déclarée, claironnée même’ n’est pas nécessairement conforme à ’l’opinion profonde’ que l’on ne peut approcher que par des méthodes particulières. Ce distinguo un peu confus est significatif de l’ambiguïté qui caractérise à l’époque la notion ’d’opinion publique’, celle-ci pouvant être, selon Sauvy, appréciée de façon erronée, déformée, voire même manipulée. Malgré toutes ces limites, Sauvy considère que ’l’opinion publique’ est une force politique dotée d’une certaine utilité qui permettrait une résistance passive contre les hommes politiques pressés et aventuristes dans la mesure où ’elle assure un équilibre grâce au concours de la bienveillante loi des grands nombres’.

En ce qui concerne les sondages d’opinion, Alfred Sauvy considère qu’ils ’ne fournissent pas nécessairement une connaissance de l’opinion publique telle qu’on l’entend le plus souvent’, car les instituts de sondages vont ’consulter les discrets, les indécis’, ’rendre visite à la vieille infirme qui n’ a que peu d’idées sur la question’, et vont lui ’accorder, dans le total, le même poids, la même importance qu’au technicien et surtout qu’à l’homme sûr de lui et disposant d’une voix puissante’. On trouve là une critique des sondages d’opinion qui sera reprise 15 ans plus tard par Pierre Bourdieu dans sa conférence intitulée ’L’opinion publique n’existe pas’. Pour Alfred Sauvy, ’La connaissance de la totalité des opinions se prête à des enquêtes rationnelles et à des calculs mathématiques’, mais elle n’a pas beaucoup d’utilité sur le plan politique, précisément parce que ces opinions restent privées et discrètes. Au contraire, ’l’opinion ouverte, déclarée’ est plus qualitative: du fait qu’elle est publique, elle intervient dans le jeu politique. Sauvy montre également, à partir de l’étude des ’mythes collectifs’ et des mouvements d’opinion depuis le début du XXème siècle (sur la semaine de 40 heures, les congés payés, l’Etat) que ceux-ci ont souvent provoqué de graves erreurs politiques ou économiques: ’‘Spontanée ou dirigée, l’opinion publique s’est lourdement trompée à diverses reprises dans l’histoire contemporaine’’ parce qu’elle est largement dominée par les préjugés et les passions. Malgré tout, ’l’opinion publique’ doit être suivie, ou en tout cas, prise en compte, parce que, dans les régimes démocratiques, les dirigeants ne peuvent pas gouverner sans un certain accord des gouvernés: ’par sa force même, l’opinion exige d’être suivie’. Mais il ne faut pas se limiter à la connaissance de l’opinion des individus véritablement concernés par une question donnée, car cette ’opinion publique déclarée’, fabriquée par ceux qui en ont les moyens est rarement inspirée par l’intérêt général.

L’analyse de cet ouvrage d’Alfred Sauvy est très intéressante parce qu’elle montre bien qu’au fond, à la veille de la généralisation des sondages, on n’est pas encore sorti des contradictions de la problématique qui s’est fait jour à la fin du XVIIIème siècle: en effet, il considère que certes, l’opinion publique est une force incontournable, mais que ses jugements et ses impressions sont très souvent erronés car elle est dominée par les préjugés et les passions. Il revient donc aux savants et aux dirigeants responsables de l’informer et de la guider. Il est vrai que les événements qui ont marqué la première moitié du XXème siècle n’avaient rien pour inciter à l’optimisme: Sauvy remarque notamment que les régimes totalitaires ont beaucoup utilisé les techniques de propagande et de communication et que, dans les démocraties elles-mêmes, ’l’opinion publique déclarée’ est souvent produite par des groupes de pression puissants qui tendent à monopoliser les médias pour défendre leurs intérêts particuliers et non l’intérêt général. ’‘L’auteur manifeste ainsi tout au long du livre un certain embarras à la fois politique et conceptuel à l’égard de cette notion: il ne peut pas adhérer vraiment à cette force politique facilement trompée, ou qui se trompe facilement, sans pouvoir se prononcer franchement en faveur d’un gouvernement des savants qui serait trop élitiste et donc trop éloigné des valeurs démocratiques’’ 556.

Cette analyse pessimiste de l’opinion publique va de pair, à la même époque, avec une conception normative, plus optimiste, qui est professée en particulier par les juristes publics et par les philosophes du droit. Cette conception repose sur une idéologie du service public et de l’Etat et prône que l’opinion publique ne doit pas être fondée sur la recherche d’un intérêt personnel immédiat, mais qu’elle doit être le fait ’d’une communauté d’indifférence’ ’sur des questions à propos desquelles les individus ne se sentent pas directement ou gravement concernés’. D’autre part, ’‘la délibération d’où procède l’opinion est le fait d’un esprit libre (...). C’est l’intelligence ou la sensibilité qui prend parti; ce n’est pas l’allégeance sociale, économique ou professionnelle’. En bref, ’l’opinion publique’, qu’il convient de distinguer très nettement de la ’volonté populaire’, révèle un ’voeu national’, alors que ’les volontés nourrissent un impératif partisan’’ 557. On voit donc bien là une approche de ’l’opinion publique’ quelque peu métaphysique, idéalisée, qui mise sur la capacité des individus à faire abstraction de leur situation personnelle, à s’affranchir des conditionnements sociaux et à exprimer un point de vue intellectuel et rationnel soucieux de faire prévaloir l’intérêt général. On retrouve là, d’une certaine façon, cette ’fiction du droit constitutionnel’ indispensable pour ’légitimer la domination politique’ qu’évoque Habermas à la fin de ’L’espace public’ (Chapitre VII).

A l’issue de ce développement sur ’l’opinion publique’ pendant la première moitié du XXème siècle, il apparaît clairement que cette notion, si elle est bien une réalité sociale et une force politique incontestée, et même invoquée par tous les acteurs politiques et sociaux, elle reste largement insaisissable d’un point de vue scientifique. Comme l’indique Patrick Champagne, ’cette notion, qui occupe une position centrale et stratégique (en tant que principe de légitimité) dans le fonctionnement des champs politiques de type démocratique, appartient au registre de la métaphysique politique et non pas à celui de la science sociale’ 558. Jusqu’au début des années 1960, les études d’opinion réalisées par les politologues se fondaient sur la définition socialement dominante à l’époque de ’l’opinion publique’, que l’on trouve par exemple dans l’ouvrage d’Alfred Sauvy: elles s’intéressaient donc essentiellement aux ’groupes de pression’ et aux stratégies qu’ils développaient, notamment par des campagnes de presse, pour construire des ’mouvements d’opinion’ susceptibles de faire pression sur le pouvoir politique. La sociologie électorale pour sa part ne travaillait que sur l’analyse des scrutins politiques. On a vu précédemment le rôle essentiel de la ’grande presse’ comme vecteur de ’l’opinion publique’ ainsi que la place de plus en plus importante occupée par les manifestations de rue. On pourrait évoquer également les représentations politiques de ’l’opinion publique’ en fonction des engagements idéologiques: rôle historique de la classe ouvrière pour le parti communiste; ’pays réel’ contre ’pays légal’ chez Maurras; importance des ’couches moyennes’ pour la S.F.I.O.; soutien de la bourgeoisie par la droite parlementaire, etc. On pourrait enfin rappeler les représentations diverses, et même contradictoires, de ’l’opinion publique’ véhiculée par la presse: tantôt simple spectateur du jeu politique qui n’exprime que des émotions; tantôt acteur politique de premier plan dont la volonté est toujours juste a priori; tantôt entité spontanément dans l’erreur que les dirigeants doivent éduquer et guider, etc. 559. Jusqu’au début des années 1960 et à la généralisation des sondages d’opinion en France, la notion ’d’opinion publique’ ‘’restait floue dans son contenu et incertaine dans sa mesure. Il n’y avait pas une définition unique et universellement reconnue de l’opinion publique, mais un ensemble de définitions concurrentes’’ 560. Comment les sondages d’opinion ont-ils réussi à imposer une définition légitime de l’opinion publique ? Comment toutes les conceptions antérieures sont-elles devenues soudainement caduques ? comment les sondages construisent-ils ce qu’ils prétendent mesurer ? C’est ce que nous essaierons d’analyser dans le prochain chapitre de la présente thèse.

Notes
549.

Faire l’opinion, opus cité, p. 71.

550.

Ibid. p. 71.

551.

Ibid. p. 72.

552.

René REMOND: Préface à J.J.BECKER: 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, Paris, 1977.

553.

Faire l’opinion, opus cité, p. 78.

554.

Ibid. pp. 78 et 79.

555.

Alfred SAUVY: L’opinion publique, Presses Universitaires de France, Paris, 1ère édition 1956.

556.

Ibid. p. 82.

557.

Toutes ces citations sont extraites de l’article de Georges BURDEAU, professeur de droit public, sur l’opinion publique in Encyclopaedia Universalis, (1968, volume 12).

558.

Faire l’opinion, opus cité, p. 83.

559.

Ces différentes représentations politico-journalistiques, que l’on trouve encore aujourd’hui pour une part en concurrence avec l’opinion publique des sondages, ont bien sûr, un fondement idéologique.

560.

Faire l’opinion, opus cité, p. 84.