3.2. LES SONDAGES D’OPINION OU LA TRANSSUBSTANTIATION DE L’OPINION

Nous avons essayé, dans le chapitre précédent, d’étudier l’évolution de la notion ’d’opinion publique’ depuis son apparition à la fin du XVIème siècle jusqu’à la veille de la généralisation des sondages d’opinion à partir de la fin des années 1930 aux Etats-Unis et du début des années 1960 en France. Nous nous sommes attaché à montrer qu’au-delà des apparences et de certaines constructions théoriques simplistes ou trop pragmatiques, notamment aux U.S.A., ’l’opinion publique’ constitue un concept complexe, contradictoire, pluriel, qui apparaît en même temps comme une ’illusion bien fondée’ 561, une ’croyance socialement fondée’ 562 et comme un ’objet scientifiquement insaisissable’ 563. En réalité, ’l’opinion publique’, avant les sondages, que ce soit sous sa forme élitiste et rationnelle, sous sa forme ’populaire’, par le biais de la presse de masse, des manifestations de rue, des groupes de pression, sous l’aspect d’un acteur infaillible du jeu politique ou au contraire d’une entité anonyme spontanément dans l’erreur, n’est pas véritablement un concept aux contours précis mais un objet social polymorphe, un enjeu de luttes dont l’objet est la légitimité politique. Une seule chose est certaine et admise par tous: ’l’opinion publique’ existe bien et elle est une force politique incontournable.

Avec l’apparition des premiers sondages d’opinion (1935 aux Etats-Unis, 1938 en France) et leur enracinement définitif (1950 aux Etats-Unis, 1965 en France) le statut de ’l’opinion publique’ se trouve totalement bouleversé. En effet, la mise au point d’une technique de mesure, présumée scientifique, de l’opinion, fait accéder celle-ci, ipso facto, au rang de réalité positive au contenu politiquement indiscutable, par le ‘’coup de force symbolique majeur qui a été opéré au début des années 1960 par l’ensemble des agents intéressés à la promotion de la définition pseudo-savante de ’l’opinion publique’ que nous connaissons aujourd’hui’’ 564 . Le problème des sondages d’opinion, s’il n’est pas le seul à prendre en compte pour expliquer les mutations contemporaines de l’espace public, constitue néanmoins, de toute évidence, une question centrale, non seulement en raison des effets directs de cette nouvelle technologie sociale ’positiviste’, mais aussi parce que celle-ci, en imposant une définition légitime de ’l’opinion publique’ calquée sur le suffrage universel, a provoqué une profonde transformation du dispositif politique et médiatique.

Pour traiter de ce que nous appelons, en empruntant un terme à la théologie catholique, la ’transsubstantiation’ 565 de l’ opinion, nous aborderons donc successivement quatre points: les fondements ’scientifiques’ des sondages d’opinion; les critiques techniques que l’on peut leur apporter; la critique épistémologique que l’on doit leur opposer; une analyse empirique de deux cas concrets qui nous semblent exemplaires.

Notes
561.

Ibid. p. 83.

562.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 105.

563.

Ibid. p. 121.

564.

Faire l’opinion, p. 84.

565.

Dans la théologie catholique, la transsubstantiation désigne la transformation de la substance du pain et du vin en celle du corps et du sang de Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie. Ce dogme, défini en 1551 au Concile de Trente, s’oppose à la consubstantiation qui, dans la théologie protestante, admet la concomitance des substances du pain et du corps du Christ, du vin et du corps du Christ (Encyclopaedia Universalis, 1999). Nous utilisons cette analogie théologique car il nous apparaît précisément que les sondages d’opinion jouent le même rôle – mutatis mutandis - que le rituel de l’Eucharistie en transformant radicalement la substance de l’opinion et en la sacralisant comme ’opinion publique’.