3.2.1.1. ’Votes de paille’ et études de marché

Depuis l’élection présidentielle de 1824, les Etats-Unis pratiquaient un procédé empirique de mesure de l’opinion. Dans certains Etats, les partisans des candidats en présence, relayés par la presse, ont en effet entrepris à cette occasion de questionner la population à propos de ses intentions de vote, et ce dans les lieux et par les moyens les plus divers, sans aucun souci de représentativité, le seul objectif étant d’interroger le plus d’électeurs possible. Dès cette époque, certains journaux rendent compte des résultats de ces ’enquêtes d’intention de vote’ qui apparaissent plutôt comme des moyens d’influencer l’électorat que comme une volonté de connaître véritablement les intentions de vote. Cette pratique s’est développée de façon continue tout au long du XIXème siècle et s’est étendue à tous les Etats de l’Union et à de nombreux journaux. Et au début du XXème siècle, avec l’apparition des grands journaux indépendants, ce type d’enquête par interrogation directe de l’électorat est devenu une véritable institution. En règle générale, les ’votes de paille’ étaient utilisés à l’occasion des consultations électorales, mais de temps à autre, la même technique était mise en oeuvre à propos de questions d’actualité. Dans la plupart des cas, c’était un journal ou un magazine qui organisait et réalisait ces ’proto-sondages’. Dans les années 1930, les ’votes de paille’ étaient devenus d’un usage massif, comme en témoigne un éditorial du ’New-York Times’ dont l’auteur explique comment, entre le 23 Août et le 4 Novembre 1936, date de l’élection présidentielle, il a été appelé à participer à 121 ’votes de paille’ 567. Il s’agit évidemment d’un article à vocation humoristique et le chiffre de 121 est naturellement très largement exagéré, mais il témoigne néanmoins de l’importance prise par les ’votes de paille’ à cette époque.

Ceci étant, il faut souligner que l’expression ’votes de paille’ recouvre des procédures très diverses que l’on peut regrouper en trois catégories: d’une part, l’utilisation d’un bulletin publié par le journal et qui doit lui être retourné; d’autre part, l’envoi d’un questionnaire par la poste à 10 ou 15 millions de personnes (avec un taux de retour de 15% environ); enfin, le démarchage individuel (dépôt d’urnes dans des lieux très fréquentés, caravane qui se déplace dans les rues principales d’une ville, etc.). Il va de soi que de telles méthodologies sont fortement critiquables – et critiquées par les universitaires de l’époque - en raison notamment des nombreuses possibilités de biais géographiques et socio-démographiques. Par ailleurs, seuls les individus les plus intéressés et les plus mobilisés répondent aux enquêtes, le taux de non-réponses étant évidemment considérable (85%). Curieusement, cela n’a pas empêché les ’votes de paille’ de se montrer souvent d’une grande efficacité. Ainsi, en 1932, le ’Literary Digest’ – magazine spécialisé dans les enquêtes d’opinion – avait annoncé 59,86% des voix en faveur de Roosevelt, alors que celui-ci a obtenu effectivement 58,71%. D’une façon générale, les chiffres montrent qu’entre 1916 et 1928, l’erreur moyenne des ’sondages’ a été de 12% avec un minimum de 5% 568.

Il apparaît donc, à l’issue de ce bref rappel sur les ’votes de paille’, que ceux-ci ont largement popularisé et légitimé l’idée qu’une mesure de l’opinion au moyen d’un échantillonnage était possible et que l’on pouvait, en interrogeant une partie de l’électorat, connaître les intentions de l’électorat tout entier. On a donc là une spécificité de la situation américaine qui explique sans doute qu’aux Etats-Unis, contrairement à la France, les sondages d’opinion proprement dits se soient imposés très rapidement. En effet, aux U.S.A., les instituts de sondage sont manifestement apparus en même temps comme les héritiers directs et les concurrents des ’votes de paille’ qui étaient eux-mêmes devenus une véritable institution. D’ailleurs George Gallup, le père des sondages américains, qualifiait les ’votes de paille’ de ‘premiers équivalents des enquêtes d’opinion modernes’ 569 . Au reste, les instituts de sondages eux-mêmes appelaient les premiers sondages ’straw polls’ (scrutins de paille) ou ’straw votes’.

La seconde origine des sondages d’opinion est à chercher du côté des études de marché dont l’objet est de connaître le plus précisément possible les comportements, les goûts et les attentes du public d’un point de vue commercial; de ’segmenter’ le marché, c’est-à-dire de constituer des catégories de consommateurs pertinentes (la fameuse ’ménagère de moins de cinquante ans’, par exemple); de déterminer des ’cibles’ et des ’coeurs de cible’ pour tel ou tel produit; de promouvoir habilement, par une publicité adaptée à la réalité du marché potentiel, les marchandises que l’on souhaite vendre; de mesurer les réactions réelles du public face à la publicité; en un mot, tout ce qui concourt à maximiser la diffusion des produits manufacturés de toute nature. En effet, il se trouve que les principaux initiateurs de l’industrie des sondages d’opinion aux Etats-Unis, notamment Elmo Roper et George Gallup, sont issus du monde de l’entreprise et sont marqués par des préoccupations commerciales. En effet, Elmo Roper, ancien représentant de commerce, est devenu un spécialiste des études de marché et George Gallup, après avoir fait une brève carrière universitaire de 1928 à 1932, est devenu directeur de recherche de l’une des plus grandes agences de publicité de New-York où il organise des enquêtes pour mesurer les réactions du public face aux produits pour lesquels son agence fait de la publicité; il est chargé par ailleurs d’étudier l’audience des programmes radiophoniques. George Gallup est par ailleurs l’inventeur d’une technique de mesure des pratiques de lecture de la presse.

Elmo Roper et ses associés, de même que George Gallup, s’inscrivent donc sans conteste dans une démarche de rationalisation de l’étude des marchés et des audiences. C’est à partir des recherches menées dans ce secteur depuis le début des années 1920, qu’ a pu être engagé un travail approfondi à propos de la méthode du questionnaire, des formes de question et de leur influence sur les réponses, de la fonction spécifique des ’intervieweurs’ ainsi que sur les méthodes d’analyse des données recueillies, toutes choses qui seront reprises, mises en forme et appliquées concrètement par les sondages d’opinion.

Il faut également souligner que George Gallup – le Docteur George Gallup – a joué un rôle particulièrement éminent dans le développement et la légitimation des sondages, pas tellement parce qu’il était plus intelligent, plus habile ou plus compétent que ses concurrents, mais essentiellement parce que ses titres et son parcours universitaire (professeur de journalisme et de publicité à l’Université) lui ont permis d’afficher un statut d’expert et de symboliser la fondation d’une ’science de l’opinion’ après avoir été reconnu comme un spécialiste de la ’science du journalisme’ et de la ’science des marchés’. Autrement dit, comme le fera Jean Stoetzel en France quelques années plus tard – on le verra ci-dessous-, George Gallup est parvenu à donner un statut scientifique à ce qui, en tout cas au départ, n’était qu’un ‘bricolage de techniques connues (...) reprenant certaines recettes du journalisme et de l’étude de marché’ 570 . D’autres universitaires après lui, notamment le psychosociologue Hadlay Cantril et le sociologue Paul Lazarsfeld, célèbre pour son enquête de 1940 sur les effets de la propagande électorale 571, contribueront également à donner une reconnaissance universitaire aux sondages d’opinion.

Notes
567.

New-York Times, cité par Loïc BLONDIAUX in la fabrique de l’opinion, opus cité, p. 165.

568.

Ibid. p. 164.

569.

George GALLUP et Saül F.RAE: The pulse of democracy, Simon et Schuster, New-York, 1940.

570.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 153.

571.

Paul LAZERSFELD, Bernard BERELSON, H. GAUDET: The people’s choice, Columbia University Press, New-York, 1944.