3.2.1.3. La lente implantation des sondages en France

Comme on l’a déjà indiqué, l’introduction en France des sondages d’opinion, si elle fut assez précoce, ne rencontra pas immédiatement le succès escompté, ni auprès des universitaires, ni auprès des journalistes, ni auprès des milieux gouvernementaux et politiques, ni auprès des spécialistes des études de marché et des relations publiques, contrairement aux Etats-Unis où la philosophie politique d’un côté et la division sociale du travail de l’autre ont permis un essor rapide des sondages car ceux-ci se sont trouvés en même temps légitimés sur le plan démocratique et sur le plan de la demande sociale. La situation française, elle, était caractérisée, à la fin des années 1930, par l’absence d’intérêt pour la quantification de l’opinion et par un manque total de demande marchande, alors même que la France est le premier pays occidental, après les U.S.A. – en même temps que la Grande-Bretagne – à avoir disposé d’instituts de sondages: l’Institut Français d’Opinion Publique créé en 1938 par Jean Stoetzel et le Centre d’Etudes de l’Opinion Publique créé en 1939 par Alfred Max. Comme l’indique Loïc Blondiaux, ‘’il faut s’imaginer un instrument dont personne n’est encore susceptible de se servir, des résultats dont personne ou presque n’est susceptible de saisir la signification ou de percevoir l’utilité, pour comprendre ce qu’a été l’importation des enquêtes d’opinion en France à la fin des années trente. Une entreprise presque vouée à l’échec’ 575.

L’histoire de la lente implantation des sondages d’opinion en France entre 1945 et 1965 dépasse le cadre de la présente thèse. Aussi n’y insisterons-nous pas. Il faut toutefois souligner que c’est pendant cette période que le dispositif méthodologique des sondages d’opinion, notamment grâce à Jean Stoetzel, s’est sensiblement amélioré et ’fiabilisé’. C’est également pendant cette période que d’importantes évolutions ont traversé et remodelé la société française dans le champ politique, les pratiques journalistiques, le domaine économique, les mentalités, les modes de vie, les rapports sociaux, etc. Petit à petit, différents acteurs institutionnels (presse, Université, entreprise, organisations internationales, administrations...) ont compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer, pour leurs propres stratégies, de l’utilisation des sondages d’opinion. Mais, jusqu’à la fin des années 1950, deux phénomènes semblent avoir freiné considérablement le développement des sondages politiques (aussi bien en termes d’intentions de vote que d’enquêtes sur des questions spécifiquement politiques): la coupure quasi totale entre cette technique et les sciences politiques d’une part; l’indifférence quasi totale de la presse et de la classe politique pendant toute la IVème République: ‘Tout se passait comme si (...) le besoin d’un appareil de mesure systématique de l’opinion ne se faisait nullement sentir, soit que cette dernière fût intelligible spontanément, soit qu’elle comptât si peu qu’il n’était pas nécessaire qu’on la chiffre’ 576 . Il est frappant en effet de constater qu’entre 1946 et 1958, on ne peut recenser que deux enquêtes quantitatives reprises par la presse et largement traitées par elle. Et jusqu’en 1960, l’I.F.O.P. reste le seul institut de sondage en France et consacre essentiellement son activité à des enquêtes sur la famille, l’habitat, le coût de la vie, les migrations, les mentalités...

Ce n’est donc guère qu’à partir du début des années 1960 que les sondages d’opinion à caractère politique réussirent à s’imposer comme une donnée majeure, à la faveur de ce que Patrick Champagne appelle ’un transfert illégitime d’autorité scientifique’ au cours duquel ceux que l’on n’appelait pas encore ’politologues’ ‘’ont progressivement investi les instituts de sondages et entrepris un véritable travail de promotion de ’l’opinion publique’ telle qu’ils la concevaient, transformant du même coup cette simple technique d’enquête en instrument de légitimation politique très sophistiqué’ 577 . C’est une question très importante sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 3.2.3. plus précisément consacré à la critique épistémologique des sondages d’opinion. Disons simplement pour l’instant que la crédibilité ’scientifique’ produite par la comparaison entre les prévisions électorales fournies par les instituts de sondages et les résultats définitifs a été habilement utilisée par les politologues pour légitimer toutes les enquêtes réalisées par lesdits instituts, et notamment les enquêtes d’opinion publique.

C’est en réalité entre le début de la Vème République et la première élection présidentielle au suffrage universel, c’est-à-dire entre 1958 et 1965, que se situe la rupture avec la période précédente. On constate en effet, pendant cette période, un changement d’attitude radical de la presse et du milieu politique vis-à-vis des sondages d’opinion. A titre d’exemple, ’France Soir’ publie à partir du printemps 1959 un indicateur de la popularité du Général De Gaulle, et les chiffres sont repris dans de nombreux autres journaux. Cette ’cote de popularité’ – et la courbe qui traduit son évolution – est aujourd’hui encore un élément récurrent du discours journalistique sur la politique. Elle a sans doute joué un rôle important dans l’intronisation de la logique des sondages d’opinion, en raison de ses vertus symboliques, de son pouvoir performatif (représenter une chose, c’est la faire exister) et de l’illusion de démocratie directe qu’elle véhicule (la ’cote de popularité’ c’est une espèce d’artefact du référendum permanent). Signalons au passage, précisément, que cette période est aussi celle des référendums (1958, 1961, 1962), de la première élection présidentielle au suffrage universel direct depuis 1848, d’un discours gaullien axé sur le peuple et la mise en scène d’un contact direct et permanent avec lui. Tout cela n’est sans doute pas pour rien dans l’adhésion de la population, des médias et de la classe politique à cette nouvelle ’opinion publique’ ’mesurée’ par les sondages. En tout cas, en 1962, la création de la SOFRES (SOciété Française d’Enquêtes par Sondages), qui vient concurrencer l’IFOP, atteste en même temps de l’existence d’un marché et du succès tardif mais incontestable du modèle imaginé par Jean Stoetzel. Notons encore qu’à la différence des partis de gauche qui ne s’y sont guère intéressés avant le début des années 1970, le parti gaulliste – l’UNR – a utilisé largement, et ce dès le début des années 1960, les sondages d’opinion ainsi que les techniques, importées des Etats-Unis, de persuasion et de publicité politique. Il faut enfin signaler que l’élection présidentielle de 1965 a marqué ‘’un temps d’accélération et un moment décisif dans le passage d’un paradigme de l’opinion à l’autre’ 578 . Même si beaucoup de choses, comme on l’a vu, s’étaient jouées à partir de 1958, même si certains analystes ont démesurément grossi l’importance de l’élection présidentielle de 1965, il reste que ‘’la proximité des chiffres, l’atmosphère de magie qui entoure l’opération d’estimation, le rôle joué par les ordinateurs, la place donnée à ces prévisions par la presse et les radios périphériques: tout converge pour souligner l’importance d’un événement duquel on choisira de faire partir l’histoire des sondages en France’ 579 .’

Notes
575.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 286-287.

576.

Ibid. p. .489.

577.

Faire l’opinion, opus cité, p. 90.

578.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 286-287.

579.

Ibid. p. 543.