3.2.2.1. La méthode des quotas

Nous avons déjà évoqué, dans le chapitre 3.2.1. la méthode des quotas en indiquant que les instituts de sondages français sont parmi les derniers, dans les pays développés, à l’utiliser. Cette méthode, rappelons-le, repose sur le postulat suivant: si, à partir d’une population-mère, on constitue un échantillon représentatif du point de vue d’un certain nombre de variables, cet échantillon sera également représentatif du point de vue des variables que l’on cherche à connaître. Plus concrètement, cela signifie qu’un échantillon de la population française en âge de voter constitué à partir de critères d’âge, de sexe, de catégories socio-professionnelles et de région, sera censé être représentatif en termes d’intentions de vote, de pratiques sociales ou d’opinions politiques. Cette méthode, rendue publique en 1925, subira de nombreuses critiques, si bien que les statisticiens professionnels cesseront de l’utiliser dès 1934, alors que les instituts de sondages américains ne l’abandonneront qu’après l’échec cuisant de leurs prévisions pour l’élection présidentielle de 1948.

C’est le statisticien anglais Jerzey Neymann, qui, en 1934, a sonné le glas scientifique de la méthode des quotas, en recensant toutes les critiques que l’on peut lui adresser. Il relate notamment une fâcheuse expérience vécue par deux statisticiens italiens, amenés à détruire les résultats d’un précédent recensement, qui avaient souhaité conserver un échantillon représentatif. A cet effet, ils avaient sélectionné 29 unités administratives sur 214 dont les caractéristiques moyennes (altitude, taux de mortalité, taux de fécondité, etc.) étaient identiques à celles de l’ensemble de l’Italie. Après étude, ils ont pu constater des écarts importants entre l’échantillon de base et la population-mère sur toutes les autres caractéristiques 581. Cette constatation empirique – ou encore l’écart très important observé entre les prévisions des sondages et les résultats réels de l’élection présidentielle de 1948 aux USA – montrent au moins que la méthode des quotas telle qu’elle était pratiquée dans ces deux circonstances n’est pas fiable, ou à tout le moins que ces erreurs s’expliquent par le taux d’incertitude. Souvenons-nous, en effet, que pour les sondages aléatoires, les résultats pour rester dans la norme scientifique, doivent s’annoncer sous forme de ’fourchette’ et dans la limite d’une certaine probabilité de réussite: par exemple, il y a 95% de chances pour que le résultat soit compris entre 21 et 25%. Or, il est tout à fait impossible, avec la méthode des quotas, de calculer mathématiquement ce taux d’incertitude 582. Une méthode statistique incapable d’afficher sa marge d’erreur est donc a priori sujette à caution d’un point de vue scientifique.

Mais au-delà de cette dimension empirique d’un côté et mathématique de l’autre, il est permis de s’interroger d’un point de vue sociologique, sur le postulat qui fonde la méthode des quotas. Ce postulat, en effet, en présuppose un autre, à savoir que les pratiques sociales, les comportements et, a fortiori, les intentions de vote et les opinions seraient totalement déterminés par un certain nombre de critères socio-économiques ou socio-démographiques, ce qui revient au fond à construire des socio-types qui seraient pertinents d’un point de vue politique: l’ouvrier masculin entre 25 et 34 ans qui habite dans une ville de plus de 100 000 habitants vote à gauche et préfère l’automobile aux transports en commun; la femme, cadre supérieure, de plus de 50 ans et qui habite une ville de moins de 30 000 habitants vote à droite et désapprouve l’avortement ! Ces deux exemples, inventés pour les besoins de la cause, sont évidemment caricaturaux, mais ils permettent de mettre en évidence les limites de la méthode des quotas, en tout cas celles des critères qui sont aujourd’hui retenus: âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, lieu d’habitation. D’une façon générale, s’il est incontestable, comme l’a bien montré Pierre Bourdieu, qu’il existe un ’habitus de classe’ 583 qui prédispose les individus à agir conformément à certaines valeurs, à certains principes, à certains intérêts spécifiques à la classe sociale dont ils font partie, rien n’indique, surtout pas Bourdieu lui-même, que ce déterminisme social soit absolu. Il peut d’une part être contrecarré par d’autres déterminismes sociaux que sont par exemple ’l’habitus individuel’, le capital culturel, le capital social, etc. Il peut d’autre part – et c’est heureux – être contrarié par la liberté irréductible de l’être humain, par sa capacité intellectuelle et éthique à s’engager, à prendre parti, à agir en fonction de ses convictions, y compris s’il doit aller à l’encontre de ses intérêts de classe ou de ses intérêts individuels. La méthode des quotas s’expose donc, en plus d’un cas, à constituer des échantillons non représentatifs politiquement dans la mesure où un certain nombre d’individus ne se comportent pas nécessairement comme ils sont censés le faire. Quant aux critères d’âge et de sexe – bien qu’à la différence des catégories socioprofessionnelles et de l’habitat, ils soient purement objectifs – il n’est pas du tout certain que leur pertinence soit totale sur le plan politique, d’autant moins que les tranches d’âge (18-25 ans, 25-39 ans, 40-65 ans, 65 ans et plus) sont assez largement arbitraires. Pour ce qui est de l’habitat (importance de la ville où l’on habite), il s’agit là aussi d’un critère assez contestable dans la mesure où il renvoie à des comportements et à des opinions politiques qui seraient bien différents en fonction de la plus ou moins grande urbanisation. Mais; même si cela était fondé, les modalités pratiques ne sont pas satisfaisantes. Qu’y a-t-il de commun par exemple entre une ville de 10 000 habitants située dans une communauté urbaine de plus d’un million d’habitants, comme Pierre-Bénite, et une ville de 10 000 habitants dans une zone très peu urbanisée et très peu peuplée, comme Foix, Préfecture de l’Ariège ? A l’inverse, q’y a-t-il de si différent entre une ville de 400 000 habitants comme Lyon et une ville de 30 000 habitants comme Rillieux qui sont situées dans la même grande agglomération et dont les habitants vivent peu ou prou la même réalité ?

Il nous apparaît donc que la méthode des quotas telle qu’elle est pratiquée depuis de nombreuses années est, aux dires mêmes d’un certain nombre de ’sondeurs’, ’trop rudimentaire’ 584, à tout le moins, du point de vue des critères qu’elle prend en compte. Ces critères, en effet, pour indispensables qu’ils soient (toujours selon les sondeurs) étaient peut-être relativement pertinents dans la France des années 1960 ou 1970, mais ils renvoient à une ’société figée’ 585dans la mesure où ils ne tiennent aucun compte ni du niveau d’études, ni du rapport au logement (propriétaire ou locataire), sans doute beaucoup plus significatifs de la diversification et de l’individualisation des pratiques sociales, des comportements électoraux et des opinions politiques. La méthode des quotas gagnerait donc sans doute en fiabilité si elle intégrait de nouveaux paramètres tels que ceux que nous venons d’indiquer. Mais il est fort à craindre que le coût des sondages et la nécessité de les réaliser rapidement ne conduise les instituts à laisser les choses en l’état. De toutes façons, même améliorée, la méthode des quotas resterait scientifiquement contestable. Seule la méthode aléatoire, bien que plus lourde, plus lente et plus coûteuse, est scientifiquement valide. On peut donc se demander jusqu’à quand les instituts de sondage cultiveront cette ’exception française’, dont, à la différence de ’l’exception culturelle’, nous n’avons pas lieu d’être fiers.

Notes
581.

Cité par Loïc BLONDIAUX in La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 171-172.

582.

Ibid. p. 175.

583.

Pierre BOURDIEU

584.

Selon la formule de Romain PACHE, de l’Institut Louis Harris, in Le Monde, 4 Août 1999.

585.

Philippe MECHET, de la SOFRES, ibid.