3.2.2.2. Elaboration et mise en oeuvre d’une enquête

La réalisation d’un sondage d’opinion est un processus relativement complexe aussi bien au niveau de l’élaboration du questionnaire que de la mise en oeuvre de l’enquête sur le terrain. Le premier problème, qui n’est sans doute pas le plus important, a trait au choix des questions et à leur formulation. Un certain nombre de biais peuvent être constatés dès cette étape. Il peut ainsi arriver que des questions auxquelles il est demandé de répondre par oui ou par non ou bien sur la base d’un choix entre plusieurs réponses possibles constituent en réalité des problèmes majeurs de la vie politique dont une thèse entière ne viendrait pas à bout. Par exemple: ’Etes-vous favorable ou opposé à la possibilité pour l’Assemblée de Corse d’adapter les lois françaises à la situation locale de la Corse avec le contrôle du Parlement ?’ (Sondage réalisé par l’IFOP pour le ’Journal du Dimanche’le 21 Juillet 2000); ’Etes-vous favorable ou opposé à la création d’une défense européenne indépendante ?’ (Sondage réalisé par IPSOS pour ’Libération’et publié le 2 Juin 1999); ou encore: ’Pensez-vous que l’unification politique et économique de l’Union Européenne devrait être accélérée ou ralentie ?’ (Sondage réalisé par CSA pour ’Libération’ et France 3 du 15 au 17 Juin 2000), etc. Il est bien évident que, dans de tels cas, même si les questions sont en elles-mêmes dignes d’intérêt, l’obligation de formuler une réponse simpliste, sans aucune nuance, à des questions complexes, contribue fortement à produire des résultats tout à fait contestables. On peut également s’interroger sur la formulation des questions qui ne sont pas nécessairement claires pour tout le monde ou dont la rédaction est susceptible d’influencer les réponses. Comme l’indique Patrick Champagne: ’Les spécialistes des sondages ont abondamment mis en évidence la variation des réponses que l’on pouvait obtenir selon la formulation des questions, leur place dans le questionnaire et surtout le type de réponses prévu, mais sans toujours en tirer les conséquences, ni voir notamment qu’une telle variation ne peut précisément exister qu’en raison du caractère souvent ludique, sans conséquence et largement irréel de ce type d’enquêtes pour une fraction plu ou moins grande des personnes interrogées’ 586 . Mais ce qui, sur le plan du questionnaire, constitue sans doute le biais le plus grave, c’est le recours le plus systématique à des questions fermées qui se traduit soit par un choix entre une réponse positive et une réponse négative, soit par l’approbation de propositions et de réponses préétablies. Cette technique vise en fait à recueillir des ’opinions’ mais à limiter au minimum le nombre de non-réponses. En effet, les questions fermées permettent a priori à toute enquêté de désigner – à la limite, au hasard – une réponse parmi celles que les instituts ont considérées comme possibles. Du coup, on obtient certes un faible taux de personnes qui ’ne se prononcent pas’, amis au prix d’une forte incertitude sur la signification réelle des résultats obtenus. Car, même en excluant la possibilité de réponses purement aléatoires, il est bien difficile de savoir ce que les interviewés ont véritablement compris, que ce soit sur le plan linguistique ou sur le plan politique, tant les compétences de la population sont hétérogènes dans ces deux domaines.

Après l’élaboration du questionnaire, reformulé par l’institut de sondage à partir des questions que souhaite poser le commanditaire, il reste à interroger concrètement l’échantillonnage sélectionné, soit en face à face, soit – ce qui est de plus en plus fréquent, car plus rapide – par téléphone. Dans les deux cas, les enquêteurs sont dotés d’un plan de travail qui leur indique le profil (âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, taille de la ville) et le nombre de personnes par catégorie qu’ils doivent interroger, à charge pour eux de les trouver, dans des délais extrêmement courts et pour un salaire relativement faible, calculé en fonction du nombre d’entretiens réalisés. Tout repose donc d’une part sur l’honnêteté et al rigueur des enquêteurs au niveau du choix des personnes interrogées et d’autre part sur leur capacité à mener les interviews d’une façon totalement neutre, en laissant aux gens le temps nécessaire pour comprendre les questions et pour réfléchir aux réponses, en n’incitant pas ceux qui n’ont pas d’opinion sur telle ou telle question à en formuler une coûte que coûte, etc. Il y a là, on le voit aisément, de nombreuses possibilités de biais, soit que les enquêteurs substituent de temps à autre un socio-type à un autre, soit qu’ils remplissent eux-mêmes, pour gagner du temps, un certain nombre de questionnaires, soit qu’ils consacrent trop peu de temps à chaque questionnaire – avec pour effet de multiplier les réponses ’fantaisistes’ -, soit encore qu’ils suggèrent des réponses à des individus sans opinion. Il ne s’agit pas ici, on l’aura compris, d’intenter un procès aux enquêteurs, qui travaillent dans des conditions souvent difficiles, et qui sont soumis à la pression de leurs employeurs notamment pour éviter les non-réponses. Mais il nous semble indispensable de relever – car, à force d’entendre vanter la scientificité et la fiabilité des sondages, on pourrait finir par l’oublier – que le recueil des données lui-même est sujet à toute une série de distorsions, volontaires ou involontaires, qui doivent conduire à relativiser les résultats, particulièrement lorsqu’il s’agit véritablement d’enquêtes d’opinion, ce que ne sont pas – nous y reviendrons dans le chapitre 3.2.3. – les sondages d’intentions de vote ni les études portant sur les pratiques et les comportements sociaux.

Notes
586.

Faire l’opinion, opus cité, p. 107.