3.2.2.3. Les procédés d’optimisation des résultats

Nous venons d’évoquer un certain nombre de biais possibles au niveau de l’élaboration des questionnaires et du travail des enquêteurs. Mais il ne faut pas oublier non plus que les enquêtés, de façon consciente ou inconsciente – et indépendamment de la formulation des questions ou de l’attitude de l’intervieweur – peuvent se tromper, ’mentir’, faire sciemment de fausses déclarations pour ne pas afficher ouvertement des choix politiques généralement considérés comme ’extrémistes’. Certains, à l’inverse, peuvent délibérément affirmer des intentions de vote ou des opinions hétérodoxes par jeu, par provocation, ou pour montrer leur mécontentement, sans que cela ait nécessairement une portée réelle. Ce n’est pas, par exemple, parce que l’on déclare telle ou telle intention de vote que l’on va nécessairement aller voter le jour de l’élection.

C’est ainsi que l’on a pu constater empiriquement, pendant de nombreuses années, une sous-représentation, dans les résultats des sondages préélectoraux , des électeurs du Parti Communiste, et plus récemment, du Front National. A l’inverse, les grands partis de gouvernement (Parti Socialiste, UDF, RPR) ont plutôt tendance à être sur-représentés. Les instituts de sondage ont donc imaginé diverses techniques pour prendre en compte ces distorsions et améliorer la fiabilité des résultats.

La première de ces techniques consiste à opérer des redressements des résultats bruts des enquêtes, c’est-à-dire à corriger les chiffres obtenus par les enquêteurs en prenant en compte les réponses des interviewés à propos de leurs votes lors d’élections précédentes. C’est ainsi, par exemple, que pour les élections régionales de Mars 1998, le Front National avait bénéficié d’un redressement de coefficient 2 parce que 7% des sondés reconnaissaient avoir voté pour Le Pen aux élections présidentielles de 1995, alors que son score réel avait été de 15%. Du coup, les instituts de sondage avaient annoncé un score de 15% pour le Front National, alors que les intentions de vote brutes en sa faveur n’étaient que de 7%. (Pour mémoire, le Front National a effectivement réalisé 15,3% des suffrages exprimés lors des élections régionales de 1998). Evidemment, les ’redressements’ ne sont pas toujours aussi importants, ni forcément à la hausse. Ainsi, lors de la même élection régionale de 1998, l’extrême gauche, dont les intentions de vote brutes étaient de 7,2% a subi une correction à la baisse, puisqu’elle n’a été créditée que de 4%, les résultats réels étant de 4,2%. La ’gauche plurielle’, pour sa part, avait vu ses intentions de vote brutes légèrement minorées, de 42,3% à 41%, les résultats réels n’ayant été finalement que de 36,6% 587. Mais cette méthode introduit elle-même de nouveaux biais. Elle suppose en effet que les interviewés ne reconstruisent pas leur vote a posteriori, ce qui n’est pas prouvé, certains instituts de sondage en conviennent d’ailleurs eux-mêmes. Ainsi Pierre Giacometti, de l’IPSOS, déclarait-il peu après les élections régionales de 1998: ’Dans les enquêtes préélectorales, nous faisons le pari que les électeurs reconstituent correctement leur itinéraire électoral. Or, ce pari est risqué’ 588 . Au surplus, cette méthode est évidemment inapplicable pour mesurer l’impact électoral de forces politiques nouvelles dans la mesure où par définition, il n’existe pas de référence antérieure.

La seconde technique utilisée par les instituts de sondage pour optimiser leurs résultats consiste à utiliser des ’filtres’. En effet, on a pu constater depuis un certain nombre d’années, que les électeurs font preuve d’une indécision de plus en plus grande et que, quasiment jusqu’à la dernière minute, ils sont nombreux à ne pas être certains de leur choix et à ne même pas être sûrs de se rendre réellement aux urnes. Lors des élections européennes du 13 Juin 1999, par exemple, la moitié des sondés seulement déclaraient être certains d’aller voter, parmi lesquels 20% admettaient ne pas être sûrs de leur choix. L’échantillon ’fiable’ se trouvait donc réduit à 400 personnes seulement sur un total de 1000 personnes interrogées, ce qui augmentait considérablement le taux d’incertitude. Par ailleurs, comme le soulignent Daniel Boy et Jean Chiche, chercheurs au Centre d’Etudes de la vie politique française: ‘Le résultat de l’utilisation de ces filtres est ambigu, ils ont toujours pour effet de réduire les intentions de vote en faveur des ’petits partis’ et, à l’inverse, de renforcer le camp des grandes formations. Pour eux, panacher ces différents paramètres pour estimer l’état des forces politiques au moment du sondage demeure, par conséquent, un art difficile qui relève davantage de l’expérience accumulée par les sondeurs que d’une méthode parfaitement rigoureuse’ 589 . On ne saurait mieux exprimer cette réalité que les instituts de sondage ont soigneusement dissimulée depuis de nombreuses années, en utilisant habilement leurs prévisions réussies et en occultant celles qui l’étaient moins, pour transformer en vérité scientifique incontestable une technique qui permet de recueillir des données intéressantes et utiles mais dont les limites et l’incertitude doivent être sans cesse rappelées: la ’mesure’ de l’opinion n’est pas une science, et, en toute hypothèse, ’l’opinion publique’ n’est pas un fait positif qu’il suffirait de faire parler au moyen de techniques appropriées.

En résumé, comme le note Patrick Champagne, ‘la confiance accordée par certains aux produits de ces enquêtes est devenue aussi excessive que l’était autrefois la méfiance qu’elles avaient suscitée lors de leur introduction, dans les années 60, dans la vie politique. Il faut prendre en compte, lorsque l’on recourt à la technique de l’enquête par questionnaires, les conditions sociales très particulières dans lesquelles les matériaux sont recueillis. Cette technique d’enquête, qui est essentiellement verbale, recueille moins des comportements, des pratiques, ou même, ce qui peut paraître paradoxal, des opinions, que des déclarations sur les comportements, les pratiques ou les opinions avec toutes les déformations que cela implique (...) Les agents sociaux ne disent pas toujours tout ce qu’ils font et ne font pas toujours tout ce qu’ils disent faire, a fortiori à un étranger qui vient les questionner’’ 590 .

Notes
587.

Toutes ces données sont issues de L’état de l’opinion, SOFRES/SEUIL, Paris, 1999.

588.

Cité par Gérard COURTOIS in Secrets de fabrication et fiabilité des instruments de mesure, Le Monde, 4 Août 1999, p. 5.

589.

L’état de l’opinion, opus cité, p. 97.

590.

Faire l’opinion, opus cité, p. 103.