3.2.3.1. ’L’opinion publique n’existe pas’

Dans les années 1972-1973, alors que les sondages d’opinion sont déjà omniprésents, une critique universitaire, à caractère épistémologique commence à prendre corps. Emanant de sociologues et de politistes, elle vise à remettre en cause la pertinence scientifique et politique des enquêtes visant à mesurer ’l’opinion publique’. Parmi ces critiques, on peut citer, pour mémoire, celles de la sociologue Liliane Kandel qui récuse, comme nous l’avons fait nous-même, ‘’l’illusion de non directivité’ des entretiens en sciences sociales: Comme les questions fermées des sondages (...), l’interview non-directif maintient le sujet dans une position parfaitement unilatérale où le droit d’interroger, de poser des questions et d’élaborer des conclusions est la propriété exclusive des spécialistes de l’enquête, (...) Le droit de parole est devenu un simple devoir de réponse’ 595 . Une autre sociologue, Agnès Pitrou, dénonce ‘’le caractère factice d’une consultation qui n’a été préparée par aucune information sérieuse sur les différents aspects du sujet abordé, ce qui tend encore à fausser l’équation selon laquelle une enquête égale une voix: voix influente ou voix suggestible ? Voix informée ou voix qui ignore tout du problème posé ?’’ 596 . Quant au politiste Roland Cayrol, il insiste fortement sur les limites de la technique du sondage qui ‘’permet de saisir des opinions exprimées isolément par des individus, dans une situation artificielle (l’enquête). Rien ne permet de penser que l’addition de ces réponses permette de cerner une volonté politique globale ou l’état de l’opinion, d’une société. Il existe une pratique du sondage d’opinion, qui appelle celui-ci à la rescousse pour montrer ’ce que veulent les Français’, qui est une mystification pure et simple’ 597.’

Mais ce sont les critiques de Madeleine Grawitz, et surtout de Pierre Bourdieu, qui sont les plus globales et les plus radicales. Madeleine Grawitz, alors professeur de sciences politiques à l’Université Paris I, qui tente de concurrencer ’Sciences Po’, développe une analyse très proche de celle de Pierre Bourdieu, fondée sur l’idée que ‘’le sondage, en traitant l’opinion comme une simple somme d’opinions individuelles détachées de leur contexte, ignore le fait que les opinions sont des forces et que les rapports d’opinion sont des conflits de forces ’ ’ 598 . Il nous semble utile de reprendre assez précisément l’argumentation de Pierre Bourdieu, dans la mesure où il nous semble le plus complet et le plus rigoureux. Dans sa conférence intitulée: ’L’opinion publique n’existe pas’, Pierre Bourdieu s’attache à mettre en question les trois postulats sous-tendus par les sondages d’opinion: d’une part, tout le monde est supposé avoir une opinion sur tout; d’autre part, toutes les opinions sont réputées se valoir; enfin, il y aurait un consensus sur les problèmes qui méritent d’être posés.

Le premier postulat suppose donc que ’la production d’une opinion est à la portée de tous’ 599 . On pourrait en effet penser, animé par un ’sentiment naïvement démocratique’, que chaque individu, comme dans une consultation électorale, est en mesure de formuler un avis à propos de n’importe quel problème. En réalité, Pierre Bourdieu montre qu’il n’en est rien. Il évoque tout d’abord le problème de l’ignorance ou de l’élimination des non-réponses. A vrai dire, sur ce point précis, il convient de faire deux remarques. Tout d’abord, il apparaît, d’après nos propres observations 600 qu’à l’heure actuelle, les non-réponses ne sont pas purement et simplement ignorées, puisqu’elles sont mentionnées explicitement et que les pourcentages ne sont pas recalculés en en faisant abstraction, y compris dans les sondages d’intentions de vote. En second lieu, nous avons été frappés par le nombre relativement faible des non-réponses, y compris sur des questions complexes, rarement supérieures à 10% et souvent inférieures à 5%, très inférieures donc aux 30% dont parle Pierre Bourdieu. Nous voyons à cela une triple explication: d’une part, comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 3.2.2. consacré à la critique technique des sondages, les enquêteurs reçoivent des instructions très strictes de la part des instituts de sondage, pour réduire au minimum le poids des sans-opinion. D’autre part, l’idée que tout le monde est tenu d’avoir une opinion nous semble aujourd’hui si bien intériorisée, si présente dans ’l’opinion publique’ précisément, que chacun, lorsqu’il est sommé de le faire, en produit effectivement une. Enfin, les questions sont aujourd’hui formulées, en règle générale, de façon à éviter les prises de position très tranchées qui, par impossibilité de se situer dans un camp précis, provoquent des non-réponses. Ainsi, au lieu de demander:’êtes-vous d’accord avec telle opinion ?’, on dira ’êtes-vous plutôt d’accord ou plutôt pas d’accord ?’ La présence de cet adverbe modalisateur étant à nos yeux essentielle pour fluidifier les prises de position (avec évidemment une perte de fiabilité due à l’imprécision introduite par la modalisation). Une autre formulation courante, dont l’effet est identique, consiste à introduire des adverbes modalisateurs comme ’très’ ou ’assez’, notamment quand on interroge les gens à propos de l’opinion qu’ils ont d’une personnalité politique. On peut ainsi trouver trois possibilités positives et trois possibilités négatives comme: ‘’avez-vous une très bonne opinion, une bonne opinion, une assez bonne opinion, une assez mauvaise opinion, une mauvaise opinion ou une très mauvaise opinion de M. Untel ?’;’ les trois opinions positives et les trois opinions négatives étant ensuite agrégées en ’total non’ et en ’total oui’.

Ceci étant, on peut penser, comme l’indique Pierre Bourdieu, qu’il existe une corrélation entre certains facteurs sociaux, comme le niveau d’instruction, et le taux de non-réponses ou de réponses ’fantaisistes’, particulièrement quand les questions font appel à des pré-requis précis. Selon lui – et nos propres observations confirment ce point – il n’existe pratiquement pas de ’problème omnibus’, ‘de ’question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée’ 601 . Un des principaux effets pervers des sondages d’opinion est en effet de sommer les gens de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées et qui ne se posent pas à eux‘. ’La première condition pour répondre adéquatement à une question politique’’ précise Pierre Bourdieu, ‘’est donc d’être capable de la constituer comme politique; la deuxième, l’ayant constituée comme politique, est d’être capable de lui appliquer des catégories proprement politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées, etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des opinions, celles que l’enquête d’opinion suppose universellement et uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout le monde peut avoir une opinion’ 602 . En effet, la ’compétence politique’ n’est pas la chose la mieux partagée du monde, puisque, sauf cas particulier (comme les militants, par exemple), elle est liée au niveau d’instruction. Il est donc clair que la probabilité d’avoir une opinion sur tous les problèmes nécessitant d’avoir un savoir politique est finalement assez faible.

Le second postulat implicitement présupposé par les sondages d’opinion est en quelque sorte une conséquence du premier. Il consiste en effet à considérer que toutes les opinions produites ont la même valeur, le même poids. Les sondages considèrent comme semblables, et additionnent sans vergogne, des opinions qui n’ont pas du tout la même force sociale réelle. Entre une opinion isolée, peu réfléchie, choisie à la limite au hasard et une opinion qui reflète celle d’un groupe social organisé susceptible d’agir pour la faire triompher ou encore une opinion qui relève de ’l’éthos de classe’, il y a un abîme du point de vue de la possibilité de mobilisation concrète. Au surplus, les enquêtes d’opinion, comme on l’a déjà indiqué dans le chapitre 3.2.2., constituent des situations totalement artificielles. En effet, dans les circonstances où se constitue véritablement l’opinion, notamment au cours des crises, les gens ont à se situer par rapport à des opinions constituées, portées par des groupes sociaux, des syndicats, des partis politiques, des organisations. Et l’effet de politisation dû à la crise, conduit, pour choisir entre des opinions, à choisir entre des groupes définis politiquement et à prendre des positions en fonction d’éléments d’appréciation essentiellement politiques. ‘’Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des conflits de forces entre des groupes’’ 603 . Au contraire, les sondages d’opinion ont pour fonction ‘d’imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles, d’imposer l’idée qu’il ’

‘existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne. L’opinion publique qui est manifestée dans les premières pages des journaux sous la forme de pourcentages (60% des Français sont favorables à ...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions, et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’ un pourcentage 604. ’

Le troisième postulat dénoncé par Pierre Bourdieu est fondé sur l’hypothèse selon laquelle il y aurait un accord général sur les questions qui méritent d’être posées. Or rien n’est moins sûr. En effet, les problématiques imposées par les instituts de sondage sont elles-mêmes fortement déterminées par la situation politique et sociale et par une demande sociale d’un type particulier (gouvernement, partis politiques, médias) dont les instituts de sondage sont, pour une part, économiquement dépendants. On peut donc penser – car ni les instituts de sondage ni leurs commanditaires ne sont des philanthropes ni même des centres de recherche fondamentale en sciences sociales – que la plupart des questions posées dans les enquêtes d’opinion sont très étroitement ’utilitaires’, en ce sens qu’elles correspondent aux préoccupations immédiates des champs politique, administratif et médiatique. C’est évidemment vrai pour les sondages d’intentions de vote, surtout quand ils sont réalisés un an, voire deux, avant une échéance électorale. Ainsi, des sondages relatifs aux élections présidentielles prévues en Avril et Mai 2002 étaient déjà pratiquées au début de l’année 2000. Inutile d’insister sur le fait que, si longtemps à l’avance, les élections présidentielles en constituent pas un véritable centre d’intérêt pour le commun des mortels. Mais les sondages d’intentions de vote ne sont sans doute pas, de ce point de vue, ce qu’il y a de plus grave. Nous y reviendrons dans la section 3.2.3.2. Les véritables enquêtes ’d’opinion’ sont plus pernicieuses encore, parce qu’elles imposent comme questionnements légitimes des problématiques dont le seul intérêt est souvent celui que leur portent ceux qui y ont un intérêt personnel, que ce soit les politologues médiatiques, les journalistes ou la classe politique. Ainsi, les sondages d’opinion – comme les médias – constituent une forme particulière ’d’agenda-setting’ dans la mesure où ils indiquent les problèmes auxquels il faut s’intéresser tout en laissant dans l’ombre de nombreuses questions importantes. Pierre Bourdieu prend l’exemple de l’enseignement (20 questions posées entre 1960 et 1968, plus de 200 entre Mai 1968 et fin 1972). On pourrait évoquer quelques questions plus actuelles devenues des ’problèmes politiques’ par l’effet, notamment, des sondages d’opinion (et de leurs commanditaires): l’immigration, la sécurité, les ’banlieues’, etc.

Pierre Bourdieu, à partir de la dénonciation de ces trois postulats, affirme donc que ‘’l’opinion publique n’existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence’ ’. Pour lui, il y a ‘d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés; et, d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion, si l’on entend par là (...) quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence’ 605 . Nous verrons dans la section 3.2.3.3. que cette analyse, sans doute pertinente au moment où elle a été formulée, ne rend plus compte, aujourd’hui, de la réalité sociale après 30 ans de ’sondomanie’.

Notes
595.

Liliane KANDEL: Réflexion sur l’usage de l’entretien, notamment non directif, et sur les études d’opinion in Epistémologie sociologique, n° 13, 1er semestre 1972, p. 40. (Cité par Loïc BLONDIAUX in La fabrique de l’opinion).

596.

Agnès PITROU: Du bon usage des sondages d’opinion in Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 213.

597.

Roland CAYROL: Pour les sondages ... quand même in La nef, volume 31, Décembre 1973-Janvier 1974, p. 90.

598.

Madeleine GRAWITZ: Les sondages d’opinion politique in Revue des travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, 1er semestre 1972.

599.

L’opinion publique n’existe pas, opus cité, p. 222.

600.

Nous avons recueilli tous les sondages publiés dans Le Monde et Libération pendant le premier semestre 2000, ainsi qu’un certain nombre d’autres enquêtes sur des thèmes politiques (’Le Progrès’, ’Le journal du Dimanche’, ’Le Figaro’, etc.).

601.

L’opinion publique n’existe pas, opus cité, p. 226.

602.

Ibid. p. 227.

603.

Ibid. p. 231.

604.

Ibid. p. 224.

605.

Ibid. p. 234.