3.2.3.2. Une usurpation d’identité

Mais, si cette critique épistémologique est vraie – et nous pensons qu’elle l’est – on ne peut manquer de se demander comment la conception de ’l’opinion publique’ construite par les sondages d’opinion a pu s’imposer d’une façon aussi profonde, par quel processus a pu s’opérer cette véritable usurpation d’identité. Après tout, les sondages d’opinion auraient très bien pu rester une simple technique sociologique parmi beaucoup d’autres et ne pas donner lieu à une mythologie visant à ’naturaliser’ cette ’opinion pour sondages d’opinion’.

Si l’on reprend, en effet, la méthode d’analyse exposée par Roland Barthes dans ’Le mythe aujourd’hui’ 606, on peut aisément montrer que ’l’opinion publique’ des politologues est bien l’une de ces mythologies qu’il décrivait au début des années 1960. On se plaît d’ailleurs à imaginer ce qu’il aurait pu en écrire. Nous n’avons évidemment pas la prétention de le suppléer a posteriori mais nous pouvons tenter d’appliquer sa méthodologie à cet objet assez particulier qu’est ’l’opinion publique’. On a donc, au départ, un signe premier, l’opinion publique, dont on a vu précédemment qu’il était assez flou et que sa définition même était l’objet d’une lutte entre agents sociaux antagoniques. Selon le cas, il peut s’agir de l’opinion des élites, de celle du peuple tout entier, de celle des ’publics’ qui manifestent, de celle de telle ou telle classe sociale, etc. En toute hypothèse, on a un signifiant premier qui est une parole, volontairement rendue publique, soit directement soit par l’intermédiaire de porte-parole et un signifié premier qui se présente peu ou prou comme l’intérêt général, la voix de la Nation, la volonté du peuple, etc. Et ce signifié premier sert à son tour de support à un signe second ’l’opinion publique’ (que l’on n’ose appeler ’opinionité’ ou ’opinionite’), constitué d’un signifiant second, les sondages d’opinion, et d’un signifié second, que l’on pourrait nommer, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, ’Le sacre de l’électeur’ 607 . On pourrait schématiser cette ’mythologisation’ de la manière suivante:

SIGNIFIANT
PREMIER
Parole rendue publique soit directement, soit par l’intermédiaire de porte-parole
SIGNIFIE PREMIER
Intérêt général
Voix de la nation
Tiers légitimant
SIGNE PREMIER
SIGNIFIANT SECOND
Sondages d’opinion
SIGNIFIE SECOND
Sacre de l’électeur
SIGNE SECOND
MYTHOLOGIE: ’L’OPINION PUBLIQUE’

On voit donc bien la double opération, en même temps sémiologique et idéologique, par laquelle l’opinion publique est devenue une mythologie d’autant plus difficile à démonter que l’expression ’opinion publique’, qui était déjà polysémique au départ, sert en même temps à désigner le signe premier et le signe second. Pour utiliser une analogie sans doute un peu triviale, les instituts de sondage – et tous ceux qui ont intérêt à imposer cette conception de ’l’opinion publique’ – se sont comportés en quelque sorte comme des coucous en déposant leurs oeufs dans le nid de l’opinion publique antérieure. Il y a là une véritable usurpation d’identité.

Pour comprendre comment cette usurpation d’identité a pu tromper tout le monde, ou presque, il est nécessaire de revenir sur le ’transfert illégitime d’autorité scientifique’, dénoncé par Patrick Champagne 608. Il est en effet incontestable que les sondages d’opinion ont permis d’appréhender d’une façon de plus en plus fine un certain nombre de caractéristiques sociales des électorats des différents partis politiques, éléments utiles aussi bien pour l’élaboration des stratégies des acteurs politiques que pour la construction des modèles scientifiques par les chercheurs en sciences politiques. Mais les politologues, dopés par la reconnaissance médiatique que leur ont valu leurs justes estimations des résultats des élections, se sont mis à organiser d’innombrables enquêtes non plus sur des propriétés objectives relatives au vote mais sur des questions subjectives liées aux souhaits des électeurs, aux raisons de leur vote. Et bien sûr, les résultats de ces sondages étaient de plus en plus souvent repris par la presse, ce qui contribuait à asseoir la notoriété et la crédibilité des politologues et des instituts de sondage. En fait, les politologues produisaient, et la presse publiait, des éléments scientifiquement très différents. D’un côté, il y avait des données, sinon scientifiques, du moins objectives et vérifiables, comme les intentions de vote et l’analyse sociale des divers électorats, la justesse de ces données étant de nature à susciter un grand intérêt chez les journalistes, les hommes politiques et le ’grand public’. Mais, d’un autre côté, il y avait des éléments scientifiquement contestables, soit, comme on l’a dit, sur des questions subjectives tournant autour du vote, soit sur ’l’opinion publique’ à propos des problèmes politiques du moment. Comme le note Patrick Champagne, ‘’c’est sans doute ce mélange de prévisions vérifiables et de produits sans intérêt scientifique mais intéressants politiquement qui explique en grande partie que ces experts aient pu aussi rapidement occuper une position d’autorité éminente’ 609.’

En effet, les enquêtes réalisées par les instituts de sondage ne sont pas toutes de même nature. Les unes, qui portent sur des intentions de vote ou des estimations de résultats à partir de sondages à la sortie des bureaux de vote, n’appellent pas de critique technique ou épistémologique particulière en elles-mêmes (sauf en ce qui concerne la ’méthode des quotas’), car il ne s’agit pas véritablement d’enquêtes d’opinion mais d’enquêtes sur des comportements (ou des prévisions de comportement) politiques, dans lesquelles il ne s’agit que de reproduire, à petite échelle, une situation réelle. D’autres types d’enquêtes moins fiables quoique sociologiquement plus intéressantes que les précédentes, étudient les comportements et les pratiques sociales (pratiques culturelles, sexuelles, ludiques, comportements économiques, etc.). Même si elles posent un certain nombre de difficultés techniques et même si leurs résultats doivent être maniés avec précaution, elles aussi cherchent à mesurer des situations réelles qui existent indépendamment des sondages.

Les enquêtes ’d’opinion publique’ par contre, qui sont probablement les plus nombreuses et à coup sûr, les plus importantes politiquement, posent un problème épistémologique considérable, dans la mesure où elles construisent de toutes pièces des situations artificielles qui n’existent jamais comme telles dans la réalité politique. Il est donc évidemment tout à fait impossible de confronter les données fournies par ces sondages aux résultats que donneraient de véritables référendums sur les mêmes questions, d’autant que si ceux-ci étaient effectivement organisés – par hypothèse d’école – ils donneraient lieu à une campagne électorale, à des prises de position des partis politiques, de la presse, des groupes sociaux constitués, etc., ce qui, évidemment modifierait radicalement la donne 610. Il est donc incontestable – et cela est à nos yeux fondamental – que les sondages ’d’opinion publique’ ne respectent en rien le principe de ’falsifiabilité’ qui, selon Karl Popper, est l’un des critères essentiels de la scientificité de telle ou telle construction théorique 611 .

Il faut enfin souligner fortement que cette usurpation d’identité n’a pu s’imposer profondément et durablement que parce qu’un certain nombre de groupes sociaux y avaient fortement intérêt, soit pour des raisons individuelles (notoriété, revenus, pouvoir) soit, plus fondamentalement, pour des raisons idéologiques, avec l’objectif de légitimer telle ou telle politique, et plus généralement – c’est un point de vue qui nous semble essentiel – l’ordre économique et social libéral. Comme le note Pierre Bourdieu: ‘On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce; on peut même dire que le propre de tout rapport de forces, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel(...). L’homme politique est celui qui dit: ’Dieu est avec nous’. L’équivalent de ’Dieu est avec nous’, c’est aujourd’hui:’L’opinion publique est avec nous’. Tel est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion: constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible’ ’ 612. Il n’est peut-être pas inutile de s’attarder un peu sur cette analyse. Le problème de la légitimation du pouvoir politique est fondamental, à tel point que tous les régimes, sans exception, même les plus totalitaires, font appel à des principes transcendants pour justifier leur existence et leur action. Pierre Bourdieu évoque Dieu. C’était vrai pour les monarchies de droit divin. C’était encore en partie vrai pour des dictatures fascistes du type de celles de Franco ou de Pinochet. Mais le nazisme, le stalinisme avaient construit un appareil idéologique assez sophistiqué pour fonder leur domination. Evidemment, la force brutale et la répression étaient omniprésentes, mais cela n’aurait pu suffire sans un minimum de consentement, voire d’engagement, populaire. Pour obtenir celui-ci, notamment à l’aide d’une propagande effrénée (et pourquoi faire de la propagande si ce n’est pour légitimer une politique et pour susciter l’adhésion des foules ?), le nazisme invoquait notamment la patrie, la grandeur de l’Allemagne, la supériorité de la race aryenne, la défense des valeurs occidentales contre la barbarie bolchévique, etc. Le stalinisme, pour sa part, se justifiait par des principes théoriques supérieurs comme l’intérêt de la classe ouvrière, l’aiguisement de la lutte des classes pendant la phase d’édification du socialisme, les ’lendemains qui chantent’, la lutte contre l’impérialisme et pour la paix, etc. On a vu précédemment que les démocraties, comme leur nom l’indique, tirent leur légitimité du peuple, non du peuple réel – qui ne fait que désigner ses représentants à intervalles plus ou moins réguliers et au suffrage plus ou moins universel et plus ou moins direct – mais d’un peuple idéalisé, transcendé, au nom duquel les dirigeants gouvernent, quitte à faire le contraire de ce pourquoi ils ont été élus, comme en témoigne le refus général du ’mandat impératif’ 613. Qui sait, d’ailleurs, ce que veut vraiment la peuple ? C’est bien pour répondre à cette question décisive, qui pourrait se formuler ’Qui peut légitimement parler au nom du peuple ?’, que, avant l’introduction des sondages d’opinion, différents groupes sociaux se sont affrontés. A partir de là, il est logique que les classes dominantes et leurs alliés – tous ceux qui y avaient le plus intérêt et qui, en même temps, avaient les moyens techniques, humains et financiers pour le faire – se soient approprié comme ’tiers légitimant’, si l’on peut dire, la nouvelle ’opinion publique’ produite par les sondages. C’est ainsi que politologues, instituts de sondage, journalistes, hommes politiques (à quelques exceptions près), bourgeoisie, ont objectivement conjugué leurs efforts pour légitimer comme une réalité scientifique incontestable la mesure de ’l’opinion publique’ au moyen d’une technique parfaitement fiable, les sondages d’opinion. Enfin, il n’y aurait plus aucun doute possible sur la volonté populaire, le suffrage pouvait devenir véritablement universel et permanent. Bref, la démocratie directe était enfin possible et les conditions les plus parfaites qui soient de la domination politique étaient crées: celles qui procèdent du peuple lui-même, sans médiation, les sondages étant réputés ne pas être une médiation, mais un simple instrument de mesure, objectif et impartial.

Notes
606.

Roland BARTHES: Le mythe aujourd’hui in Mythologies, opus cité.

607.

Pierre ROSANVALLON: Le sacre de l’électeur, Gallimard, Paris, 1992.

608.

Faire l’opinion, opus cité, p. 93.

609.

Ibid. p. 93.

610.

En matière d’intentions de vote, les résultats réels sont souvent très éloignés des sondages réalisés plusieurs mois avant les élections. Chacun se souvient, par exemple, qu’en 1995, Edouard Balladur s’est présenté à l’élection présidentielle parce que les sondages le plaçaient largement en tête, alors que Jacques Chirac était donné battu par tous les instituts. On sait ce qu’il en est advenu... La même mésaventure est arrivée à Raymond Barre en 1988, celui-ci ayant finalement été largement distancé par Jacques Chirac, lui-même ayant été battu au second tour par François Mitterrand dont les sondages prévoyaient la défaite quelques semaines plus tôt !

611.
612.

L’opinion publique n’existe pas, opus cité, p. 224.

613.

La constitution du 4 Octobre1958, par exemple, dispose dans son article 27 que ’tout mandat impératif est nul’.