3.2.3.3. ... Et pourtant, elle existe !...

Le dernier problème épistémologique qu’il nous semble important d’aborder est le suivant: trente ans après la généralisation des sondages d’opinion en France, peut-on continuer à affirmer, comme le faisait Pierre Bourdieu en 1972, que ’l’opinion publique n’existe pas’, que cette ’agrégation statistique’ de prises de positions ’sur des opinions formulées’ est un pur et simple ’artefact’ ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, d’un point de vue philosophique, rien ne permet de remettre en cause l’analyse de Pierre Bourdieu, qui reste à nos yeux pénétrante et totalement actuelle. Nous sommes même enclin à dire que la situation qu’il décrit s’est aggravée, affinée et totalement ’naturalisée’. Les sondages d’opinion sont de plus en plus nombreux; ils accompagnent quasiment chaque projet ou décision gouvernementale; ils fleurissent des mois, voire des années avant les principaux scrutins; les ’cotes de popularité’ des dirigeants politiques sont quasiment quotidiennes; la presse, les hommes politiques, les instances gouvernementales et administratives font un usage immodéré des sondages; de plus en plus on invoque ’l’opinion publique’ pour justifier telle ou telle décision ou absence de décision, à l’instar de François Mitterrand déclarant qu’il était favorable au droit de vote des immigrés mais que ’l’opinion publique’ y étant opposée, il ne pouvait le mettre en oeuvre. On pourrait ainsi multiplier les exemples, sur une série de questions sociales intéressant les classes dominantes, qui montrent comment les sondages construisent effectivement des ’artefacts’ qui sont aussitôt instrumentalisés par ceux-là même qui les ont commandés et qui portent une importante responsabilité dans les résultats. L’exemple de l’immigration, que nous analyserons en détail dans le chapitre 3.4. est à cet égard significatif. On pourrait donc penser, en première analyse, que ’l’opinion publique’ des politologues et des sondages d’opinion n’existe pas davantage aujourd’hui qu’hier, dans la mesure où elle est toujours produite de la même façon.

Mais si, déplaçant quelque peu la perspective, on s’éloigne de la sereine région des principes, et on aborde le problème d’un point de vue sociologique, on est bien obligé de constater, comme l’indique Patrick Champagne, que ‘’l’opinion publique des instituts de sondage existe parce que ces derniers ont, depuis, réussi à faire croire en la valeur scientifique de leurs enquêtes et à transformer ainsi ce qui était à l’origine, en grande partie, un simple artefact technique, en réalité sociale. En d’autres termes, la sociologie doit enregistrer comme un fait social (...) le fait que les instituts de sondage soient, en quelque sorte, tombés dans l’objet qu’ils prétendaient analyser’ ’ 614 . La sociologie est, en effet, ’l’étude des phénomènes sociaux’ 615, et, à ce titre, elle doit évidemment intégrer à ses analyses les représentations sociales qui, mêmes fausses, lorsqu’elles s’emparent des masses, constituent une partie non négligeable de la réalité sociale. Marx déjà, écrivait en substance que les idées, mêmes fausses, lorsqu’elles s’emparent des masses deviennent une force matérielle puissante. Pour continuer une analyse marxiste, il faut souligner que le caractère ’fétiche’ de la notion ’d’opinion publique’, sa dimension ’magique’ qui a pour effet de dissimuler aux yeux du plus grand nombre, y compris de ceux qui la produisent concrètement – les instituts de sondage et la presse – le fait qu’elle n’est pas une réalité objective qui existerait en dehors de la ’mesure’ qui en est faite.

En fait, il n’y a pas de ’véritable opinion publique’, mais une série de croyances dans ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, dans les diverses façons de la prendre en compte et de la mesurer. On est dans l’ordre de la magie où ce qui compte, ce n’est pas le réel, mais le symbolique. En d’autres termes, la définition de ’l’opinion publique’ ne peut être que sociale, historiquement située, et elle ne peut être interrogée que du point de vue de ses conditions sociales de production, c’est-à-dire en s’intéressant au champ social des acteurs qui ont un intérêt spécifique à l’utiliser, à la manipuler, en tout cas à agir sur elle et à s’en réclamer. Jusqu’à la fin des années 1960, la représentation dominante de l’opinion publique était, on l’a vu, celle d’une réalité insaisissable, mais aux effets puissants, en même temps juridique, journalistique, politique, mais en tout cas, floue et invérifiable. A partir de la généralisation des sondages d’opinion, cette représentation est devenue marginale et a été remplacée par la vision, elle aussi arbitraire, des instituts de sondage. Ce qu’il faut souligner, comme le fait très justement Patrick Champagne, c’est que cette notion ’d’opinion publique’ ‘’n’est pas un simple fantasme politique qui ne renvoie à rien d’objectif. Il existe des mouvements d’opinion et divers modes d’expression de ces opinions. Ce qui est désigné sous l’expression ’opinion publique’ entretient avec la réalité un rapport complexe qui est en partie circulaire: elle cherche à nommer quelque chose qui existe à l’état diffus et plus ou moins confus, mais les procédures, historiquement définies, qui visent à l’objectiver contribuent en partie à produire ce qu’elles veulent seulement mesurer’ 616.’

Malgré qu’on en ait, il faut bien reconnaître que les critiques les plus radicaux de ’l’opinion publique’ sondagière ont perdu la bataille, si ce n’est la guerre. Aujourd’hui, même dans les milieux universitaires, la critique épistémologique des sondages d’opinion, quand elle est faite, semble répondre davantage à une exigence éthique et intellectuelle, à une position de principe, qu’à une volonté véritable de modifier le cours des choses, entreprise d’ailleurs largement illusoire, il faut bien en convenir. Loïc Blondiaux montre d’ailleurs très bien les difficultés, voire la quasi impossibilité, de développer une critique radicale des sondages d’opinion, dans la mesure où la remise en cause des postulats d’universalité et d’égalité des opinions peut facilement être assimilé à un refus du suffrage universel, ’argument’ que l’on retrouve régulièrement sous la plume des politologues et journalistes qui font la promotion des sondages au nom de la démocratie. En toute hypothèse, rares sont aujourd’hui les citoyens à ne pas voir dans les sondages d’opinion le plus sûr moyen de connaître ’l’opinion publique’. Tout le jeu politique se développe autour de cette croyance à laquelle chaque sondage publié, jour après jour, apporte un peu plus de force. Comme l’écrit Loïc Blondiaux: ‘’L’opinion publique sondagière s’est (...) rallié la science, la démocratie et la réalité. Elle s’identifie désormais à l’opinion publique. Elle se trouve être plus qu’une forme vraisemblable de l’opinion publique, elle en est devenue l’unique étalon’ 617. Quant à la classe politique qui fait parfois mine de critiquer les effets des sondages d’intention de vote et qui, en tout cas, affecte une superbe indifférence à leur égard (quand ils sont défavorables), elle utilise très largement les enquêtes ’d’opinion publique’ proprement dite et elle s’est bien gardée, jusqu’à présent, de mener un débat de fond sur le sujet, que ce soit au Parlement ou dans le pays, depuis la loi du 29 Juillet 1977 dont la portée est marginale, puisqu’elle ne réglemente que les sondages pré-électoraux, dont elle interdit la publication pendant la semaine précédant le scrutin considéré. Cette même loi, par ailleurs, a créé une ’commission nationale des sondages’ chargée d’étudier et de proposer des règles permettant d’assurer l’objectivité et la qualité des sondages liés à des élections. En fait, faute de moyens matériels, cette commission composée de 9 magistrats (3 membres du Conseil d’Etat, 3 de la Cour des Comptes et 3 de la Cour de Cassation) nommés pour trois ans, s’est contentée de contrôler le respect de la législation sur la publication des sondages en période électorale. Quant aux projets ou propositions de modification de cette loi, ils vont tous, à notre connaissance, dans le sens d’une libéralisation, éventuellement assortie d’un renforcement des pouvoirs de la commission et d’une plus grande exigence méthodologique. Cette loi – et ses éventuelles modifications – nous semble tout à fait significative de l’état d’esprit de la classe politique par rapport à l’opinion publique. D’une part, comme on l’a déjà indiqué, elle porte exclusivement sur les enquêtes d’intentions de vote, alors même que celles-ci sont les seules à être, sinon scientifiques, au moins objectives et vérifiables. Les véritables ’enquêtes d’opinion publique’ ne sont absolument pas réglementées, ni sur le plan de leur réalisation, ni sur le plan de leur publication, alors que c’est elles qui posent de graves problèmes épistémologiques. D’autre part, l’interdiction de la publication des sondages – et non pas de leur réalisation – une semaine avant les scrutins apparaît à l’évidence comme une mesure hypocrite et sans grande portée pratique, dans la mesure où ce délai est très court et surtout parce que les classes dominantes, les journalistes, les hommes politiques ont, eux, connaissance de ces sondages, ce qui a longtemps entraîné une citoyenneté à deux vitesses jusqu’à ce que l’Internet rende cette disposition caduque. En fait, la classe politique et les différents gouvernements – quelle que soit leur couleur politique – non seulement s’accommodent très bien de cette inflation constante de sondages mais encore contribuent fortement – moins que le presse néanmoins – à la prospérité des différents instituts de sondages.

Il faut enfin souligner un dernier élément pratique qui contribue fortement à l’existence sociale de ’l’opinion publique’ produite par les sondages: c’est que l’activité des différents instituts, grands et petits, est devenue une véritable industrie, extrêmement florissante, qui occupe des dizaines de milliers de personnes et qui réalise un chiffre d’affaires considérable. Outre l’I.F.O.P., créé en 1938, et la SOFRES, créée en 1962, que nous avons déjà cités, une multitude d’organismes de sondages et d’enquêtes ont aujourd’hui pignon sur rue. Il existerait à Paris 300 entreprises spécialisées dans cette activité fort lucrative, dont les plus grands sont B.V.A., créé en 1970, IPSOS, créé en 1975, Louis Harris, créé en 1977 et C.S.A., créé en 1983. A titre indicatif, le chiffre d’affaires de la SOFRES tourne autour du milliard de francs annuels. Les intérêts économiques en jeu sont donc très importants et se conjuguent avec d’autres intérêts – politiques, médiatiques, idéologiques – pour entretenir en permanence la mythologie de ’l’opinion publique’.

En résumé, comme le note Loïc Blondiaux, ‘’L’opinion publique’ s’impose désormais ’de l’extérieur’ comme ce ’fait de nature’ dont parle Stoetzel. Le processus d’objectivation de l’opinion publique est terminé. (...) La force du sondage repose sur une double évidence, sur une double croyance: en la démocratie et en la science. Son histoire prolonge celle du suffrage universel et celle de la raison statistique (...). Le sondage procède directement de deux arbitraires – Comment justifier que l’on additionne des individus ? Comment admettre que l’on comptabilise des opinions ? – progressivement érigées en évidences’ 618 . Et, in fine, on ne peut qu’être frappé, au travers même des critiques que suscitent les sondages d’opinion, par ’la complexité’ du problème (’son positionnement sur plusieurs registres de discours et de pratiques’) et par ‘sa force, qui est désormais celle de ces institutions dont la disparition n’est même plus envisagée’ 619 .

Notes
614.

Faire l’opinion, opus cité, p. 122.

615.

Dictionnaire de notre temps, Hachette, 1992.

616.

Faire l’opinion, opus cité, p. 124.

617.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 572.

618.

Ibid. p. 580.

619.

Ibid. p. 573.