3.2.4.2. ’La droite peut perdre Lyon’

Notre seconde étude de cas portera sur un sondage relativement récent, et d’un intérêt très actuel, puisqu’il a été réalisé dans la perspective des élections municipales de Mars 2001 à Lyon par l’I.F.O.P., à la demande du ’Progrès’, et publié dans ce quotidien régional le 21 Juin 2000. Il s’agit en fait d’un sondage assez sophistiqué, puisqu’il ne se contente pas de mesurer les intentions de vote, mais qu’il pose de nombreuses questions (12 au total) visant à connaître la popularité de différentes personnalités, mais aussi les pronostics à propos des prochaines élections municipales, les attentes des Lyonnais, etc. Cette enquête, réalisée auprès d’un échantillon de 801 personnes représentatives de la population lyonnaise âgée de 18 ans et plus, inscrites sur les listes électorales, a utilisé la ’méthode des quotas’ (âge, sexe, profession du chef de famille) après stratification par arrondissement, les entretiens s’étant déroulés par téléphone du 6 au 9 Juin 2000. Il faut noter que ce sondage inaugure une série d’enquêtes qui devaient faire le point tous les mois à partir de Septembre 2000 et jusqu’aux élections municipales‘,’pour donner la photographie des rapports de force, éclairer l’évolution des intentions de vote des Lyonnais et préciser leurs attentes au fil de la campagne électorale. Histoire de mieux appréhender les enjeux d’une consultation qui risque de mettre en place une nouvelle donne pour Lyon’ 624 .

Notre première remarque a trait à la place très importante accordée à ce sondage par ’Le Progrès’ qui en fait véritablement un événement politique de premier ordre, voire même un ’scoop’, alors que, soit dit en passant, la même ’information’ – ’La droite peut perdre Lyon’ – avait déjà été annoncée plusieurs semaines auparavant, sondages à l’appui, aussi bien par ’Lyon–Capitale’ que par ’Lyon-Magazine’, les deux hebdomadaires lyonnais. Il est néanmoins intéressant de constater que le traitement par ’Le Progrès’ de ce pseudo ’scoop’ est particulièrement privilégié, et assez inhabituel: il est exceptionnel de voir ’Le Progrès’ accorder à un même sujet la moitié de la ’une’ et deux pages complètes, en l’occurrence les pages 2 et 3, surtout quand le sujet en question n’est a priori pas consensuel. C’est que ’Le Progrès’, qui a été fondé en 1859, et qui reste de fait le seul quotidien du Rhône 625, est une véritable institution, politiquement plutôt du côté de la droite modérée; il ne recherche guère l’originalité, ni les positions tranchées et, étant en situation de monopole, il n’a pas besoin de se livrer à des surenchères pour rechercher frénétiquement des lecteurs. Le fait, pour ’Le Progrès’, de s’intéresser de si près aux prochaines élections municipales – et si longtemps à l’avance – en utilisant aussi largement le sondage d’opinion s’inscrit, selon nous, dans une logique politique: cela témoigne, d’une part, de la place croissante des enquêtes d’opinion dans la presse quotidienne régionale qui semble moins encline à les utiliser que la presse nationale; cela montre, d’autre part, que ’le Progrès’ tient à jouer un rôle de premier plan dans le débat politique lyonnais et départemental. A partir de là, deux hypothèses sont envisageables, qui dépassent un peu le cadre de la présente thèse, mais que nous indiquons pour mémoire. Soit ’Le Progrès’ – par conviction (récente), par intérêt, ou par suivisme – a décidé de prendre fait et cause pour le candidat socialiste Gérard Collomb. Ne dit-on pas que les élites lyonnaises, l’intelligentsia et même une partie de la bourgeoisie préféreraient un maire socialiste (peu marqué à gauche) à un maire médiocre issu de l’actuelle majorité de droite, ou pire encore, à un maire issu des amis de Michel Noir, en l’espèce Henri Chabert. Ce serait alors un cas particulier du principe selon lequel ‘’les sondages permettent en définitive à la presse d’exprimer, de façon elle aussi plus légitime, ses propres positions politiques qui se trouvent comme ratifiées par le peuple’ étant entendu ‘que ’la marge de jeu reste cependant grande et se situe au niveau des questions posées ainsi que dans les commentaires qui peuvent en être faits’’ 626 . Soit ’Le Progrès’, cherchant à sa façon à aider la droite lyonnaise en très grande difficulté, utilise les sondages d’opinion ’à fronts renversés’, si l’on peut dire, en espérant ainsi provoquer un sursaut de sa part, un rassemblement de ses leaders aujourd’hui divisés et une mobilisation de son électorat.

Quoi qu’il en soit, il est clair que ’le Progrès’ a choisi de mettre en scène la ’bataille de Lyon’ 627 en la dramatisant au maximum. D’abord par la place accordée au sondage et aux commentaires qui l’accompagnent, nous l’avons déjà indiqué. Ensuite, par l’énorme titre qui barre la ’une’ sur toute sa largeur: ’La droite peut perdre Lyon’, en-dessous duquel se trouve une ’photo-montage’ panoramique qui montre, comme il se doit, l’hôtel de ville de Lyon avec, en surimpression, les principaux prétendants: à gauche (de la photographie) se trouve le ’ticket’ Jean-Michel Dubernard (R.P.R.) et Christian Philip (U.D.F.), tous deux adjoints de Raymond Barre; à droite, ont été placés Michel Mercier, Président du Conseil général du Rhône et candidat officiel investi par l’U.D.F. et Henri Chabert (R.P.R.), ami de Michel Noir, tête de liste des ’Noiristes’ en 1995, actuel adjoint de Raymond Barre; nous avons enfin gardé pour la bonne bouche Gérard Collomb, situé au centre de la photographie (c’est tout un symbole !) nettement plus haut que les autres, et qui se trouve ainsi en plein milieu de l’hôtel de ville, comme s’il était déjà assis dans le fauteuil de maire. A droite de cette photographie, un court texte, en caractères gras, résume les principaux résultats du sondage. La page 2, pour sa part, est surmontée par une têtière spécifique qui reprend le même texte que le ’logo’ de la ’une’, mais disposé sur toute la largeur de la page: ’MUNICIPALES 2001- La bataille de Lyon’ avec en petits caractères gras: ’Sondage exclusif I.F.O.P./Le Progrès’. Cette page 2 est très illustrée: grande photographie de l’hôtel de ville; petites photographies des différents candidats réels ou virtuels (Bruno Gollnisch pour le Front National; Charles Millon, ancien président du Conseil Régional; Henri Chabert; Anne-Marie Comparini, actuelle présidente du Conseil régional qui n’est pas candidate; Michel Mercier; Christian Philip et Jean-Michel Dubernard; et bien sûr, Gérard Collomb); deux cartes indiquant les intentions de vote arrondissement par arrondissement, l’une pour la gauche et l’autre pour la droite. Cette page 2 est barrée par un titre général: ’Le Lyonnais sanctionnent les divisions de la droite’ et est composée de différents commentaires journalistiques du sondage. Le premier, non signé, développe l’idée que ’la désunion de la droite déconcerte les électeurs: aucune personnalité ne semble aujourd’hui en mesure de rassembler son camp’. Le second, signé par Gérard Angel, chef de la rubrique politique du ’Progrès’, s’intitule: ’La ville toujours à droite’. Le troisième, signé E.CH., est titré: ’L’opposition municipale commence à rêver’. Le quatrième, enfin, est intitulé: ’La gauche passe en force’ et indique en sous-titre: ’La déclinaison de notre sondage par arrondissement montre la prédominance de la gauche dans la quasi-totalité d’entre eux. Quelle que soit l’hypothèse retenue, la gauche gagne Lyon’. La page 3, quant à elle, est surmontée de la même têtière que la page 2. Elle est consacrée à la publication des résultats du sondage, sous forme de 12 tableaux répartis dans la page, regroupés par thème (notoriété et popularité de 11 personnalités lyonnaises, hypothèses du deuxième tour, souhaits et pronostics), chacun de ces thèmes faisant l’objet d’un article de commentaire. Le premier thème est donc accompagné d’un article intitulé: ’Millon le plus connu, Comparini la plus estimée’; les second et troisième thèmes donnent lieu à un ’point de vue’ titré ’l’avis du politologue’ et dû à Denis Barbet, maître de conférences en sciences politiques à l’I.E.P. de Lyon et chercheur au CERIEP (centre de politologie de Lyon). Enfin, le quatrième thème est traité dans deux articles, l’un porte sur les ’souhaits et pronostics’ des Lyonnais, et l’autre souligne que ’Les Lyonnais veulent des emplois’.

Après cette présentation générale sans doute un peu fastidieuse mais qui montre comment ’Le Progrès’ a exploité ce sondage, il est maintenant possible d’analyser le sondage proprement dit, en commençant par quelques remarques à caractère général. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà indiqué rapidement, ce sondage est hybride, dans le mesure où il mélange des données relativement objectives – les intentions de vote, et, dans une moindre mesure, la notoriété et la popularité – avec des indications très subjectives sur les pronostics relatifs à l’issue de la bataille de Lyon et sur ce que les Lyonnais ’attendent de la municipalité dans les années à venir’. En second lieu, il faut souligner que ce sondage a été réalisé plus de neuf mois avant les élections municipales, alors que si les choses semblaient à peu près calées à gauche (tête de liste, têtes de listes par arrondissement, accords politiques), le moins que l’on puisse dire est que la droite n’était pas en ordre de marche. Personne en pouvait savoir, en Juin 2000, qui serait véritablement candidat à droite, avec quelle(s) investiture(s) ni dans quelle configuration politique. Un tel sondage – si l’on ose une analogie triviale – revient un peu à organiser un concours de pronostics sur l’issue d’un match de football entre une équipe unie derrière son capitaine, disciplinée et organisée et une équipe divisée, où les joueurs jouent chacun pour soi et où plusieurs d’entre eux préfèrent marquer contre leur camp plutôt que de permettre à un autre de marquer un but. Les résultats de ce sondage ne sont donc pas véritablement significatifs en ce sens qu’ils traduisent davantage le malaise de l’électorat de droite face à la situation de leur camp que la chronique d’une victoire annoncée de la gauche. Les commentaires journalistiques qui, en l’espèce, sont nécessairement en phase avec la position de la direction du ’Progrès’ sonnent d’ailleurs plus comme un rappel à l’ordre adressé à la droite que comme un hymne à la gauche, ce qui n’exclut pas que ’Le Progrès’ ait, en quelque sorte, deux fers au feu. Quand Gérard Angel, par exemple, écrit ‘’tous les candidats de droite peuvent effectivement pleurer très amèrement devant une défaite annoncée. En sachant qu’ils en seraient les seuls responsables. Lyon n’ a pas basculé et reste effectivement une ville de droite (...) Que l’on ne s’y trompe pas. Rien n’est joué. Que demain la droite parvienne à surmonter ses divisions, et elle pourrait espérer retrouver la confiance de ses électeurs’ 628.’

Après cette critique en quelque sorte ’externe’, il convient maintenant de procéder à une critique interne, tant sur le plan technique que sur le plan épistémologique. Sur le plan technique, tout d’abord, au-delà de la non-scientificité de la ’méthode des quotas’, au-delà du taux d’incertitude habituellement estimé à 3 ou 4% et dont personne ne parle, ni les journalistes, ni le politologue de service, il faut souligner qu’avec un nombre de personnes interrogées de seulement 801 – le chiffre habituellement admis pour une fiabilité satisfaisante tournant autour de 1000 – ce sondage se situe techniquement parlant plutôt en bas de gamme. Le taux d’incertitude se trouve donc probablement plus élevé et la probabilité de réussite plus faible que pour un sondage réalisé dans des conditions ’normales’.

Il faut noter, en second lieu, une incertitude supplémentaire, liée pour une part au sondage et pour une part au mode de scrutin particulier qui s’applique à Paris, Lyon et Marseille et qui est un scrutin d’arrondissement. Il n’y a donc pas une liste unique avec une tête de liste identifiée comme le futur maire de Lyon si la liste l’emporte, mais neuf élections différentes (une par arrondissement). Et dans chacune de ces neuf élections, se joue en même temps la composition du futur conseil d’arrondissement – et donc le nom du futur maire d’arrondissement – et le nombre de conseillers municipaux de droite et de gauche qu’enverra chaque arrondissement au conseil municipal de Lyon. Autrement dit, la plupart des électeurs n’ont pas à voter directement pour le futur maire de Lyon mais pour des listes d’arrondissement, conduites par des personnalités locales, qui se réclament de tel ou tel candidat au fauteuil de maire de Lyon. Par exemple, si Gérard Collomb se présente comme tête de liste dans le 9ème arrondissement de Lyon, comme c’était le cas en 1995, seuls les électeurs du 9ème arrondissement pourront voter directement pour (ou contre lui). Les électeurs de tous les autres arrondissements auront à choisir effectivement entre des listes et des leaders s’inscrivant certes dans une ligne politique globale, mais ayant chacun leur bilan, leurs projets locaux, leur implantation personnelle, etc. Dans ces conditions, comme l’indique d’ailleurs le politologue Denis Barbet, ‘’l’électeur lui, ne se prononce pas seulement pour un courant ou un chef de file, il choisira aussi celles et ceux qui le représentent dans les arrondissements’ 629 . Compte tenu de ces différents éléments, il semble évident qu’un sondage réalisé sans tenir compte des conditions réelles dans lesquelles vont se dérouler les élections municipales a très peu de probabilités de donner des indications pertinentes, d’autant que si on ramène le total des personnes interrogées au nombre de sondés par arrondissement, donc par élection, on trouve un résultat inférieur à 100 , ce qui, pour le coup, est très inférieur au seuil minimal de fiabilité. D’ailleurs, un sondage analogue, réalisé à Paris, par la SOFRES pour ’Le Figaro Magazine’ du 24 Juin 2000, était bien conçu arrondissement par arrondissement (même si 5 arrondissements-clés seulement étaient pris en compte) et les questions posées dans les conditions réelles du vote avec toutes les listes possibles et toutes les indications nécessaires, par exemple dans le XIIIème arrondissement: ’Liste Bertrand Delanoë, conduite par Jean-Marie Le Guen, soutenue par le Parti Socialiste et le Parti Communiste’; ’Liste d’extrême gauche’; ’Liste des Verts’; ’Liste Philippe Seguin, conduite par Jacques Toubon, soutenue par le R.P.R., l’U.D.F. et Démocratie libérale’; ’Liste Jean Tibéri’; ’Liste du R.P.F.’; ’Liste du Front National’ ou du ’Mouvement National Républicain’. Au surplus, 400 personnes étaient interrogées dans chaque arrondissement, ce qui est peu, mais tout de même davantage que les 90 personnes par arrondissement à Lyon. Le sondage du ’Progrès’ nous semble donc vicié à la base par de nombreux biais méthodologiques et à partir de là, les indications qu’il fournit sont foncièrement sujettes à caution.

Il est néanmoins tout à fait frappant de constater que, au-delà des réserves formelles sur les limites des sondages formulées notamment par le politologue Denis Barbet, tous les commentaires, y compris le sien, font ’comme si’ la représentation construite par le sondage était la réalité même. Il y a là un phénomène très troublant, que nous avons pu remarquer dans quasiment tous les sondages qu’il nous a été donné d’étudier, totalement lié à ce que nous avons appelé la ’transsubstantiation’ de l’opinion, qui fait que ’l’opinion publique’ ’mesurée’ par les sondages acquiert instantanément la force de l’évidence, y compris pour ceux qui sont a priori les mieux placés pour connaître l’absence de valeur scientifique des sondages. C’est que les sondages ont une vertu proprement magique et que leur légitimité ne tient ni à leur scientificité ni à leur efficacité mais à la foi collective dont ils sont l’objet. De même que le pain et le vin consacrés deviennent effectivement, pour les catholiques, le corps et le sang du Christ, de même ’l’opinion publique’ devient, par la grâce des sondages, une réalité tangible, une espèce de vérité révélée. Ainsi notre politologue écrit-il en introduction de son article: ‘’Sans doute faut-il, une fois de plus, céder au rituel rhétorique: un sondage ne constitue en aucun cas un instrument de prévision, on n’ira pas y chercher le résultat des prochaines municipales, encore moins le nom du maire de Lyon. Pour autant, cette enquête permet de faire le point sur les forces en présence, déclarées ou possibles, et apporte d’intéressants enseignements’ 630 . Remarquable tirade qui expédie en exactement 6 lignes le point de vue scientifique sur les sondages et qui permet de crédibiliser la suite de l’article, laquelle constitue un commentaire, d’ailleurs pertinent, tout entier fondé sur le postulat que même si le sondage est faux, les indications que l’on peut en tirer sont vraies. Notre objectif – faut-il le préciser – n’est pas du tout de dénigrer Denis Barbet, mais simplement de montrer que la force des sondages, au-delà des intérêts politiques, économiques ou personnels en jeu, tend à s’imposer à tous comme un ’fait de nature’ qu’il est extrêmement difficile de critiquer. Ainsi, comme l’écrit Loïc Blondiaux, ‘’la situation du savant est rendue plus difficile. S’il choisit de dénoncer les utilisations jugées abusives qu’en feraient les acteurs politiques, les journaux ou les instituts de sondage, le voici de nouveau pris au piège. S’il opte pour la dénonciation du dévoiement de la méthode, il reconnaît implicitement sa valeur. S’il ne la réfute en son principe, il reconnaît le bien-fondé de sa prétention à mesurer l’opinion publique. En ne critiquant que ses applications, il la fait entrer dans la juridiction de la science’ 631 .

Examinons maintenant rapidement les différentes questions de ce sondage. La première d’entre elles est ainsi libellée: ‘Pour chacune des personnalités suivantes, dites-moi si vous la connaissez, ne serait-ce que de nom’ ?’ Onze personnalités politiques sont proposées au choix des interviewés: Charles Millon, Gérard Collomb, Bruno Gollnisch, Henri Chabert, Anne-Marie Comparini, Jean-Michel Dubernard, Michel Mercier, Christian Philip, Etienne Tête, Marie-Thérèse Geffroy et Thierry Desrocles. Seuls, Charles Millon, Etienne Tête et Thierry Desrocles ne sont pas des élus lyonnais sortants, Charles Millon et Thierry Desrocles ayant néanmoins annoncé officiellement leur intention de présenter des listes dans tous les arrondissements. On peut remarquer que, parmi ces 11 propositions de réponses, seules deux renvoient à la ’gauche plurielle’: Gérard Collomb (PS) évidemment et Etienne Tête (Verts). Si toutes les sensibilités de la droite et de l’extrême droite (y compris le Mouvement National Républicain avec Thierry Desrocles) sont présents, si on trouve par exemple Anne-Marie Comparini (U.D.F.) qui a annoncé urbi et orbi qu’elle n’était pas candidate, on constate en revanche que ni l’extrême gauche, ni le Parti Communiste, ni un certain nombre d’élus sortants importants n’apparaissent, comme par exemple Gilles Buna, maire sortant (Vert) du 1er arrondissement ou Jean-Louis Touraine, maire sortant (PS) du 8ème arrondissement. On a donc, dans cette première question, une indication quant à l’objectif réel de ce sondage qui semble être davantage d’aider la droite à se refaire une santé que d’analyser objectivement la situation politique lyonnaise.

La seconde question du sondage, complémentaire de la première, porte non plus sur la notoriété, mais sur la popularité. Il s’agit en effet de savoir, pour les mêmes personnalités que précédemment, si les sondés ont ’une très bonne opinion, une assez bonne opinion, une assez mauvaise opinion, une très mauvaise opinion’. Il faut d’abord souligner – parce que c’est en même temps cocasse et assez révélateur du crédit que l’on peut accorder à ’l’opinion publique’ – que le taux de non-réponses est certes d’autant plus important que les personnalités concernées sont moins connues, ce qui est tout à fait logique, mais pas du tout dans les proportions que l’on pourrait attendre. En effet le taux des personnes qui ’ne se prononcent pas’ devrait être au moins égal au taux de ceux qui ne connaissent pas telle ou telle personnalité. Ainsi, pour prendre un exemple extrême (dans tous les sens du terme), Thierry Desrocles est le moins connu, puisque 95% des sondés n’en ont jamais entendu parler. Le taux de non-réponses concernant sa popularité devrait donc être au minimum de 95%. Or ce n’est pas du tout le cas. Avec un taux de 22%, il obtient certes la palme des non-réponses, mais cela signifie que 78% des sondés ont émis une opinion (d’ailleurs favorable à 47%) à propos de quelqu’un dont ils ignorent même le nom... Autre exemple, Marie-Thérèse Geffroy (maire R.P.R. du 5ème arrondissement) est inconnue de 60% des sondés. Pourtant le taux de non-réponses concernant sa popularité n’est pas de 60%, comme on pourrait s’y attendre, mais de 17% seulement, son taux de bonnes opinions grimpant à 69%. Notons encore – ceci expliquant peut-être en partie cela - que d’une façon générale, les interviewés semblent avoir une opinion assez largement favorable sur toutes les personnalités citées (taux supérieur à 50%) à trois exceptions près: Thierry Desrocles, Charles Millon, et Bruno Gollnisch, seuls ces deux derniers ayant un taux d’opinions défavorables supérieur à celui des opinions favorables. Dans ces deux derniers cas au moins, les réponses sont vraisemblablement un reflet de la médiatisation dont ont bénéficié ces personnalités, qui sont d’ailleurs parmi les plus connues de ce sondage. Il faut enfin souligner, et ce n’est pas le moins important, que les questions portant sur l’opinion qu’ont les sondés sur des personnalités font partie de celles qui n’ont guère de sens ou, en tout cas, qui n’ont pas le même sens pour tout le monde. Il en va de même, selon nous, pour les cotes de popularité du Président de la République ou du Premier Ministre qui sont largement déterminées non pas par leurs idées ou leurs actions, mais par la situation générale et par ’l’air du temps’. Ainsi on a vu qu’en période de guerre ou de très forte tension internationale (guerre du Golfe, bombardements au Kosovo et en Serbie, etc.)la ’cote de popularité’ des dirigeants français est au plus haut alors que celle-ci peut baisser à grande vitesse au moindre incident de cohabitation, à la moindre péripétie survenant dans l’un ou l’autre camp.

Sept questions portent ensuite sur les intentions de vote proprement dites: quatre sur le premier tour, et trois sur le second. Nous les analyserons globalement car elles sont toutes conçues selon le même modèle: ‘Si dimanche prochain devait se dérouler le premier tour (ou le second tour) des élections municipales pour élire votre maire, ici dans votre commune, pour laquelle des listes suivantes y aurait-il le plus de chances que vous votiez’ ?’ En fait, chacune des questions posées, tant pour le premier que pour le second tour, est constituée par l’une des hypothèses retenues par la rédaction du ’Progrès’, compte tenu des très grandes incertitudes concernant les futures listes de droite. Ainsi, dans toutes les hypothèses, on a une ’liste de la gauche plurielle conduite par Gérard Collomb’ et une ’liste du Front National conduite par Bruno Gollnisch’. Par contre, dans le premier cas, il y a quatre listes de droite: ’une liste U.D.F., R.P.R., D.L. conduite par Michel Mercier’, ’une liste divers droite conduite par Christian Philip et Jean-Michel Dubernard’, ’une liste divers droite conduite par Henry Chabert’, ’une liste divers droite conduite par Charles Millon’; dans le second cas, il n’y a plus la liste conduite par Christian Philip et Jean-Michel Dubernard; dans le troisième cas, il n’y a plus que les listes Mercier et Millon; enfin, dans le quatrième cas, la liste R.P.R., U.D.F.,D.L. est conduite par Anne-Marie Comparini et doit affronter, outre les listes Collomb et Gollnisch, la liste Millon.

Cet ensemble de sept questions peut être critiqué de trois points de vue: la formulation des questions, le fait même de présenter aux sondés différentes hypothèses, les hypothèses elles-mêmes. En ce qui concerne la formulation des questions, on peut remarquer deux éléments que l’on retrouve souvent dans les sondages et qui contribuent, selon nous, à induire des réponses incertaines. D’une part, les questions – et pour cause – sont rédigées sur le mode conditionnel (’Si dimanche prochain devaient se dérouler les élections municipales...’), ce qui met directement l’interviewé en contact avec l’irréalité et l’aspect en quelque sorte ludique de la question qui lui est posée, puisque non seulement les élections municipales n’ont pas lieu ’dimanche prochain’, mais dans plus de neuf mois, c’est-à-dire que, pour la plupart des gens, elles ne font pas partie de l’horizon concret. A ce stade, les questions portant sur les intentions de vote à une échéance aussi lointaine ne peuvent avoir de sens que pour la partie la plus politisée et la plus résolue de la population. Au surplus, il est vraisemblable, compte tenu de la dynamique qui existait à gauche et pas à droite au moment du sondage, que l’électorat de gauche était davantage mobilisé. D’autre part, la fin de la question est formulée non pas en termes de décision précise et exécutoire mais sous une forme aléatoire (’Pour laquelle des listes suivantes y aurait-il le plus de chances que vous votiez ?’). Si cette formulation est probablement destinée à minimiser le nombre des non-réponses en incitant les indécis à fournir une réponse, fût-elle très incertaine (et, en effet, le nombre des sans opinion, qui oscille entre 5% et 7% selon les hypothèses, est anormalement faible, y compris au regard du taux habituel d’abstentions), elle a pour effet pervers de transformer symboliquement le vote en jeu de hasard et en tout cas de situer officiellement les sondages comme quelque chose qui n’engage à rien (ce qui est d’ailleurs fondamentalement vrai).

Le deuxième point qui mérite réflexion, c’est le fait de présenter aux interviewés différentes hypothèses, en l’occurrence quatre pour le premier tour et trois pour le second tour, ce qui est beaucoup. Evidemment, quand on veut réaliser des sondages en ne connaissant pas la configuration politique réelle des futures élections, on est bien obligé de formuler des hypothèses qui, en l’espèce, se veulent en quelque sorte des ’primaires’ à l’intérieur de la droite. Mais il nous semble certain que le fait même de présenter plusieurs hypothèses aux personnes interrogées contribue fortement à renforcer l’irréalité de la situation et l’absence d’enjeu des réponses. L’interviewé moyen est tout à fait en droit de se dire, plus ou moins inconsciemment: ‘’puisque les sondeurs eux-mêmes ne connaissent pas les bonnes questions, rien ne m’oblige à donner de bonnes réponses’ ’. Et par-dessus le marché, cette multiplication des hypothèses qui concernent exclusivement la droite a évidemment pour effet d’institutionnaliser la désunion et l’incertitude et de troubler profondément l’électorat de droite qui, dans toutes les hypothèses, y compris celles où il n’y a que deux listes à droite, montre une certaine désaffection pour son camp.

Le troisième et dernier point qu’il nous semble nécessaire d’évoquer porte sur les hypothèses elles-mêmes. Il n’entre pas dans notre propos d’en formuler d’autres, mais simplement de montrer qu’elles sont fortement contestables, en particulier la première d’entre elles avec quatre listes de droite. En effet, n’importe quel journaliste ou analyste politique un peu au fait de la situation lyonnaise et des personnalités en présence savait pertinemment que la liste Jean-Michel Dubernard / Christian Philip ne verrait jamais le jour, son seul objectif étant d’obtenir un maximum de ’compensations’ pour Christian Philip. On a d’ailleurs appris, début Septembre 2000, qu’un accord était intervenu entre Michel Mercier et Christian Philip et que ce dernier soutiendrait le candidat officiel de l’U.D.F. On peut également s’étonner de voir tester une hypothèse dans laquelle Anne-marie Comparini serait tête de liste de la droite, alors que d’une part, elle a annoncé qu’elle ne serait pas candidate et que d’autre part, c’est Michel Mercier qui a été investi pour tenir ce rôle. Il faut enfin souligner que les trois hypothèses du second tour intègrent la présence de Bruno Gollnisch (Front National), ce qui implique qu’il réalise plus de 10% au premier tour, alors même que le sondage ne lui accorde que 8 à 9% et qu’il ne prend pas en compte les listes du Mouvement National Républicain conduites par Thierry Desrocles qui prendront nécessairement des voix au Front National. Or, il est clair que la présence ou l’absence du Front National au second tour peut s’avérer, si le score est serré, décisive.

Trois questions portent enfin sur les ’souhaits et pronostics’ des Lyonnais. La première est ainsi libellée: ‘Vous personnellement, pensez-vous qu’à l’issue des élections municipales de Mars 20001, il y aura à Lyon plutôt un maire de gauche ou plutôt un maire de droite’ ?’ Ce type de question, qui consiste non pas à formuler une intention de vote mais une ’opinion’ sur le résultat d’un scrutin, est de plus en plus fréquent dans les sondages préélectoraux. Il y là une démarche assez étrange, pour un instrument qui se prétend scientifique, en ce sens que ce questionnement – qui relève du ’café du commerce’ ou des Arts divinatoires – est totalement subjectif et contribue à mettre la politique au même rang que le tiercé, le loto ou, au mieux, la météo. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette question ait véritablement le même sens pour tout le monde. En tout cas, les résultats traduisent une contradiction puisque 54% des personnes interrogées pensent que le futur maire sera ’plutôt de droite’ alors qu’elles n’étaient que 40% à accorder leurs suffrages à la droite dans les questions précédentes. En réalité, une question comme celle-là ne fait que traduire une doxa politique, une représentation traditionnelle de la ville de Lyon, une espèce d’habitus lyonnais, si l’on ose dire, et pas vraiment une opinion personnelle. Il est vrai que Lyon est à droite depuis près de 50 ans, et encore à condition de considérer qu’Edouard Herriot, décédé en 1957 après avoir été maire de Lyon pendant 52 ans, était de gauche.

La seconde question relative aux ’souhaits et pronostics’ est rédigée de la façon suivante: ‘’Et vous, personnellement, préféreriez-vous avoir plutôt un maire de gauche ou plutôt un maire de droite pour la ville de Lyon ?’’ Cette question, beaucoup plus objective que la précédente, n’appelle pas beaucoup de commentaires de notre part si ce n’est pour dire que ses résultats relativisent singulièrement les intentions de vote affichées précédemment. En effet, 48% des sondés déclarent préférer un maire de droite, contre 44% qui préfèrent un maire de gauche, 8% d’entre eux ne se prononçant pas. En fait, si l’on admet une certaine cohérence entre les réponses aux diverses questions – ce qui est loin d’être évident -, on peut sans doute rapprocher les 44% de sondés qui préfèrent un maire de gauche au score réalisé par la liste conduite par Gérard Collomb au 1er tour (entre 43 et 45% selon les hypothèses). De même, les 48% qui souhaitent un maire de droite correspondent à peu près au total des voix de droite (hors Front National) au 1er tour (47 ou 48% selon les hypothèses). Ce sont donc bien les divisions – bien réelles – de la droite et la représentation hyperbolique qui en est faite par le sondage qui provoque cet effondrement de la droite, particulièrement au deuxième tour.

La troisième et dernière question qui porte sur les ’souhaits et pronostics’ est la seule de ce sondage à relever vraiment de ’l’opinion’ (si l’on met à part la question sur l’issue du scrutin) dans la mesure où elle interroge les interviewés non pas sur des comportements ou des prévisions de comportements mais sur ce qu’ils ’attendent de la municipalité dans les années à venir’. Douze choix, non exclusifs l’un de l’autre, dont la ville devrait ’s’occuper en priorité’ sont ainsi proposés. Nous ne savons pas dans quel ordre les différentes propositions de réponses étaient classées car elles sont disposées en fonction du taux de réponses obtenu par chaque choix. On ne peut donc pas mesurer l’éventuelle influence de l’ordre proposé sur les réponses. Par contre, on peut remarquer que les deux propositions qui arrivent largement en tête (40% pour la création d’emplois et le développement économique et 36% pour la sécurité) apparaissent comme assez convenues, en ce sens qu’elles sont au coeur de tous les discours politiques nationaux, aussi bien du gouvernement que des partis politiques de la majorité comme de l’opposition. Du coup, ces deux problèmes sont devenus, au niveau en tout cas de leur principe, totalement consensuels, et il n’est pas étonnant de les retrouver en bonne place dans ce sondage, alors même qu’elles ne font pas partie, stricto sensu, des compétences d’une commune. A partir de là, on peut penser que cette question relative aux priorités de la ville est largement ’surdéterminée’ par les deux réponses ’évidentes’ sur l’emploi et la sécurité et que les autres propositions de réponses se trouvent toutes sous-évaluées alors qu’elles correspondent, du moins certaines d’entre elles, à de véritables compétences communales (circulation et stationnement: 17%; vie culturelle: 11%; crèches: 8%; logement: 7%; propreté et entretien de la ville: 13%; etc.). par ailleurs, il est certain qu’un certain nombre de thèmes n’apparaissent pas, qui sont pourtant de compétence communale. On pourrait citer, par exemple, la pollution atmosphérique, les espaces verts, les pistes cyclables, l’urbanisme, le sport, l’éclairage public, la démocratie locale, la fiscalité, les nouvelles technologies, etc. Autrement dit, comme l’indique Pierre Bourdieu, ‘’transgressant le précepte élémentaire de la construction d’un questionnaire qui exige qu’on laisse leurs chances à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes’ ’ 632 . Du coup, on se retrouve avec certains thèmes importants totalement ’hors jeu’, d’autres ne recueillant que des scores assez faibles ou très faibles. Ainsi se retrouve construite une représentation des attentes des Lyonnais que ’Le Progrès’ traduit par ’Les Lyonnais veulent des emplois’ , alors même que ce thème n’a recueilli que 40% des suffrages. Même si la question de l’emploi est tout à fait importante, elle n’épuise pas les aspirations des Lyonnais, loin s’en faut, pas plus d’ailleurs que la question de la sécurité. Néanmoins, ’l’opinion publique’ lyonnaise est réputée vouloir des emplois et de la sécurité. Il ne serait donc pas surprenant que les programmes des différentes listes se focalisent sur ces deux thèmes et que le débat ne porte pas, ou peu, sur les autres problèmes posés à une grande ville comme Lyon.

Notes
624.

Le Progrès, 21 Juin 2000 in Le point tous les mois, billet non signé, p. 3.

625.

Formellement, un autre quotidien, ’Lyon-Matin’, existe toujours. Mais en fait, il a été absorbé par ’Le Progrès’ et seule, sa une est ’spécifique’; toutes les autres pages étant strictement communes aux deux titres.

626.

Faire l’opinion, opus cité, p. 137.

627.

Le ’logo’ de ce sondage, inscrit en biais en haut et à gauche de la ’une’, est ainsi libellé: Sondage exclusif IFOP/LE PROGRES/MUNICIPALES 2001/La bataille de Lyon.

628.

Le Progrès, 21 Juin 2000, in La ville toujours à droite, p. 2.

629.

Ibid. p.3 in L’avis du politologue.

630.

Ibid. p. 3.

631.

La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 573.

632.

Pierre BOURDIEU: L’opinion publique n’existe pas, opus cité, pp. 222-223.