3.3. LA CONSTRUCTION MEDIATIQUE DES REPRESENTATIONS SOCIALES

Pour les besoins de l’exposé, nous n’avons jusqu’à présent traité de l’opinion publique et des sondages d’opinion que d’une façon quelque peu abstraite en n’insistant peut-être pas suffisamment sur deux éléments essentiels. D’une part, ’l’opinion publique’ n’existerait pas sans les médias, en tout cas elle n’aurait pas la force qui est la sienne actuellement, car, comme l’indique Patrick Champagne, ‘les instituts de sondage (...) recueillent les opinions privées (en fait de simples réponses à des questions d’opinion) (...) et les transforment en une opinion ’publique’ par le seul fait de rendre publics les résultats des enquêtes (plus exactement, ce sont ceux qui les commandent qui en diffusent souvent très largement les résultats parce qu’ils en attendent précisément des ’effets de publication’)’ 633. Or, la ’publicité’ des sondages d’opinion est, pour l’essentiel, assurée par les médias, ceux-ci en étant d’ailleurs devenus les principaux commanditaires. On ne peut donc évidemment pas étudier la ’publicisation’ des opinions sans s’intéresser à la façon dont les médias construisent les représentations sociales en utilisant les sondages d’opinion, mais aussi, d’autres procédés. En effet, - et c’est le second point que nous souhaitons préciser – les sondages d’opinion ne sont qu’un élément, essentiel certes mais pas unique, de la construction de ’l’opinion publique’: ils s’insèrent dans un dispositif médiatique beaucoup plus général, dont ils constituent une pièce maîtresse, mais qui fait également appel à toutes sortes de techniques connexes. Comme nous allons essayer de le montrer au travers d’exemples précis, si les médias, au quotidien, ’construisent l’événement’ en même temps qu’ils entretiennent une véritable ’spirale du silence’ pour reprendre la formule d’Elisabeth Noëlle-Neumann 634, ils contribuent également d’une façon décisive, sur le long terme, à imposer des représentations sociales qui constituent une des formes que peut revêtir ’l’opinion publique’. Autrement dit, les médias s’inscrivent dans un jeu subtil qui consiste à rendre obligatoires des opinions, des sentiments, des points de vue individuels (donc a priori non représentatifs) sur telle ou telle question, à s’emparer de ces prises de position en les intégrant à leur propre discours et en leur donnant le statut ’d’opinion publique’. Ce faisant, les médias, petit à petit, créent des représentations que l’on peut considérer comme un ’miroir social’, selon la formule de Patrick Charaudeau 635 en ce sens qu’elles s’appuient sur un certain nombre de croyances plus ou moins spontanées, qu’elles les reformulent, les retravaillent et les transforment en normes. Redisons-le, ce qui fait la force de ’l’opinion publique’, quelle que soit la forme sous laquelle elle s’exprime, c’est qu’elle n’est pas créée ex nihilo. Comme l’indique Patrick Champagne ‘cette notion n’est pas un fantasme politique qui ne renvoie à rien d’objectif. Il existe des mouvements d’opinion et divers modes d’expression de ces opinions’’ 636. Mais ’l’opinion publique’ telle qu’elle s’exprime par les sondages ou par le discours des médias s’inscrit dans un rapport à la réalité ’complexe’ et en grande partie ’circulaire’. Les médias, en prétendant – parfois de bonne foi – rendre compte de la réalité sociale, produisent une image largement déformée, mais qui tend à devenir ’vraie’ à partir du moment où les gens y croient. Ainsi, comme nous le verrons dans le présent chapitre, les médias, dans une relation assez confuse avec le discours politique dominant, ont constitué en ’problèmes’ ou en ’malaises’ un certain nombre de questions sociales en partie réelles, mais qui ont pris une ampleur tout à fait démesurée, avec parfois des conséquences politiques extrêmement graves.

Nous étudierons donc dans un premier temps d’une façon théorique le processus selon lequel les médias construisent les représentations sociales – ce que Patrick Champagne appelle ‘’la construction médiatique des malaises sociaux’ 637, avant d’examiner plus empiriquement quelques questions à nos yeux significatives, et notamment la façon dont les médias abordent les ’problèmes’ des banlieues.

Notes
633.

Faire l’opinion, opus cité, pp. 117-118.

634.

Elisabeth NOELLE-NEUMANN: The spiral of silence, 1974; Traduction française in Hermès, n°4, Editions du CNRS, 1991.

635.

Patrick CHARAUDEAU: le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, opus cité.

636.

Faire l’opinion, opus cité, p. 124.

637.

Patrick CHAMPAGNE: La construction médiatique des malaises sociaux, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1991.