3.3.1.1. Critique de ’l’événement’

Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’indiquer, l’idéologie de ’l’information’ est fondée sur la notion ’d’événement’. Selon cette mythologie, il se produirait ici ou là des ’événements’, qui seraient l’équivalent de faits objectifs, de réalités positives dont les médias ne feraient que rendre compte. Comme le notent très justement Michel Mouillaud et Jean-François Tétu, ‘’l’événement serait la ’materia prima’ de la production, la substance qui alimente, du dehors, l’écosystème des médias: on peut se représenter le dispositif de l’information (les réseaux agenciels) sous la forme de capteurs qui s’emparent des faits in situ et les acheminent vers un centre. Lorsque le même dispositif diffuse les dépêches du centre vers la périphérie, on parlerait d’informations ou de nouvelles (’news’). En amont, l’événement, en aval, l’information. De l’un et l’autre, la boîte noire des médias où se fait le travail de sélection et de transformation de la matière événementielle (...) C’est dans cet intervalle en tout cas que les journalistes perçoivent leur pratique, qu’ils fondent leurs valeurs et justifient leur déontologie: soumission de l’informateur aux faits, conception du journal comme un miroir’ 638 .

Or cette représentation ne résiste pas à l’analyse. Le prétendu ’réalisme’ des médias est en effet infirmé aussi bien d’un point de vue empirique que d’un point de vue théorique. D’un point de vue empirique, il est facile de voir que, en admettant même qu’ils soient des faits positifs, les ’événements’ sont, en toute hypothèse, innombrables. Les médias ne peuvent donc pas, matériellement, assister à tout ce qui se passe dans le monde, et au surplus, la place et le temps dont ils disposent ne leur permettent pas de rendre compte de la totalité du réel, ce qui d’ailleurs ne présenterait pas beaucoup d’intérêt. De cette remarque tout à fait simpliste, on peut déjà tirer deux conclusions importantes. D’une part, les médias sont contraints de faire appel à des intermédiaires entre les faits et eux, ce qui signifie que leurs sources sont presque nécessairement de seconde main, voire de troisième ou de quatrième main. Autrement dit‘, ’le journaliste n’est pas connecté directement avec des ’faits’ mais avec des paroles’ ’ 639 . Comme dans la célèbre histoire de ’l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours’, les journaux, quels qu’ils soient, tirent l’essentiel de leurs informations des agences de presse, lesquelles les tirent soit de témoignages directs, soit de discours institutionnels, soit de sources indirectes, etc. D’autre part, les médias sont obligés de procéder à des choix, c’est-à-dire d’éliminer tout ce qui n’est pas ’intéressant’ (en fonction de critères sur lesquels nous reviendrons), de décider de la place qui sera accordée à chaque ’événement’, et aussi, bien évidemment, de déterminer comment chaque ’événement’ sera traité. Il n’y a donc nécessairement prise en compte que d’une petite partie de la réalité et ’formatage’, le plus souvent multiple, des ’nouvelles’, au niveau des sources, notamment des agences de presse, comme au niveau des médias eux-mêmes, en fonction de stratégies qu’il convient d’élucider.

Mais on peut aller plus loin et considérer avec Gaye Tuchman 640 que les ’nouvelles’ n’existent pas en elles-mêmes, mais qu’elles sont le produit d’une certaine forme de consensus entre les différents agents des réseaux d’information. Ces réseaux étant eux-mêmes fortement liés aux institutions politiques et sociales, il apparaît que les ’événements’ sont en réalité déterminés par des stratégies qui mobilisent des professionnels pour ’fabriquer les nouvelles’ (’making news’), c’est-à-dire pour n’accorder le statut de ’nouvelles’ qu’à des ’événements’ considérés comme légitimes. ‘’Tuchman peut ainsi pointer une idéologie dominante qui fait que certaines occurrences apparaissent dans le champ de l’information alors que d’autres sont refoulées hors du champ,; un cadre déterminé et arbitraire est posé sur la réalité’ 641 . Mais, au-delà de cette analyse tout à fait pertinente à laquelle procède Tuchman, Michel Mouillaud et Jean-François Tétu proposent une perspective assez novatrice, puisque d’une certaine façon ils anticipent ce que Pierre Bourdieu allait écrire dix ans plus tard dans ’L’emprise du journalisme’ 642. Pour eux, en effet, si les professionnels sont sans aucun doute, d’un certain point de vue, des décideurs, ‘’ils sont situés, au même titre que leur objet (les ’news’), à l’intérieur du cadre de l’événement. Ils sont, à un autre niveau, (invisible de l’intérieur de leur pratique), les agents d’un genre à l’intérieur duquel ils opèrent et aux règles duquel ils doivent, consciemment ou non, se conformer’ 643 . Ce qui est en cause, en effet, nous semble-t-il, c’est bien cette logique du genre (Bourdieu dit ’du champ’) qui s’impose aux agents qui la mettent en oeuvre dans le cadre d’une intériorisation totale d’un certain nombre de présupposés et de pratiques, à tel point que lesdits agents (journalistes pour l’essentiel) croient de bonne foi – pour la plupart d’entre eux – exercer leur métier en toute objectivité et en toute indépendance.

Ainsi le paradoxe est que les journalistes qui appartiennent objectivement – à quelques exceptions près – à la fraction dominée des classes dominantes et qui, dans le champ culturel, occupent une position inférieure, occupent néanmoins une place très particulière dans l’échelle sociale, puisqu’ils exercent un pouvoir spécifique, celui de s’exprimer publiquement en direction de centaines de milliers ou de millions de personnes, et par là même, ils bénéficient d’un privilège rare, au même titre que les hommes politiques ou que les vedettes du ’show business’, celui de la célébrité, de l’existence publique. Soit dit au passage, les médias, s’ils ’publicisent’ des opinions privées, ’publicisent’ également des individus qui n’ont a priori aucune qualité particulière et aucun mandat pour s’exprimer au nom des autres. Autrement dit, les journalistes, à la différence des hommes politiques – qui sont censés être des ’porte-parole’ légitimes du peuple – ne représentent qu’eux-mêmes ou le média pour lequel ils travaillent. Et pourtant, leur notoriété est sans commune mesure avec leur position réelle. Et surtout leur parole, du fait même de sa diffusion massive, acquiert une force infiniment supérieure à sa valeur intrinsèque. Mais en même temps, les journalistes sont eux-mêmes le produit de la logique interne du champ médiatique, et, d’une certaine façon, leur domination ne peut s’exercer que dans la mesure où ils servent bien les intérêts du champ en général et de leur ’micro-champ’ en particulier, qu’ils en aient conscience ou non. Il faut également préciser que les journalistes ne sont pas tous logés à la même enseigne, et que, naturellement, le pouvoir d’un correspondant local dans un quotidien régional n’est pas comparable avec celui que détiennent quelques ’ténors’ du 13 heures ou du 20 heures sur les grandes chaînes de télévision.

Il n’en reste pas moins – et nous renvoyons à l’analyse que nous avons développée dans la partie 1.3.4. consacrée à ’l’emprise du journalisme’ – que l’ensemble des journalistes met en oeuvre peu ou prou ce pouvoir démesuré du champ journalistique qui consiste d’une part à permettre ou à interdire la publicité de tel ou tel fait social, et d’autre part d’imposer à un très large public des problématiques, des analyses, une idéologie, d’une façon d’autant plus pernicieuse que le discours journalistique avance en quelque sorte masqué, en ce sens qu’il se présente comme un discours réaliste, comme un simple compte-rendu de la réalité, comme un ‘miroir que l’on promène le long d’une route’ pour reprendre la formule de Stendhal à propos du roman. Il faut, certes, admettre que les journalistes ne constituent pas un milieu totalement homogène (encore qu’il le soit à notre sens de plus en plus), que leurs orientations politiques et idéologiques, leurs appréciations culturelles, leurs conceptions philosophiques peuvent pour une part refléter les différents courants de pensée qui traversent la société. Il ne faut pas non plus sous-estimer la concurrence qui s’exerce à l’intérieur du champ journalistique. Mais, à l’instar de tous les autres champs sociaux, le champ journalistique produit – en même temps qu’il est produit par lui – un système général de pensée, une idéologie, intériorisés par tous les agents qui interviennent dans le champ. Et c’est ce système qui détermine les discours et les actions que les journalistes peuvent rendre publics. Bourdieu nous semble donc voir juste quand il dénonce ’la formidable censure’ exercée par les journalistes ‘’sans même le savoir, en en retenant que ce qui est capable de les intéresser, de ’retenir leur attention’, c’est-à-dire d’entrer dans leurs catégories, dans leur grille, et en rejetant dans l’insignifiance ou l’indifférence des expressions symboliques qui mériteraient d’atteindre l’ensemble des citoyens’ 644.’

A partir de là, il devient tout à fait évident, que, comme l’écrit Eliseo Veron, ‘’les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tout faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n’existent que dans la mesure où les médias les façonnent’’ 645 . Il nous semble utile d’insister sur le fait, assez largement invisible, ou plutôt inaudible, que le premier mode de construction du réel – et peut-être le plus violent – c’est paradoxalement le silence. Ce que Pierre Bourdieu appelle une ’formidable censure’ est de fait très difficile à mettre en évidence parce que, par définition, le ’public’ ne connaît que ce qui a été rendu public par les médias. Tout ce qui n’est pas rendu public par les médias peut certes être diffusé de façon militante, mais reste généralement confiné dans un cercle relativement restreint. Cette censure n’apparaît donc pas au grand jour puisque la plupart des gens n’ont pas la possibilité de connaître le monde autrement que par les médias. Comme nous l’avons déjà indiqué dans la seconde partie de la présente thèse, la représentation dominante des médias, et notamment de la télévision, est celle d’une ’fenêtre ouverte sur le monde’, qui correspond à la vision ’réaliste’ évoquée par Michel Mouillaud et Jean-françois Tétu. Cette représentation est évidemment sans cesse réactivée par les médias eux-mêmes et évacue l’idée que le réel pourrait être différent de ce que les médias en disent. Et pourtant le silence – ou le quasi silence – des médias est assourdissant, on pourrait en prendre d’innombrables exemples, et ce dans tous les domaines: politique, culturel, scientifique, social, etc. Il est clair, en particulier, que si les membres du gouvernement et les principaux leaders du Parti Socialiste, du R.P.R. et de l’U.D.F. (et même pendant longtemps, du Front National) ont un accès aisé aux grands médias nationaux, qu’ils sont régulièrement invités, interviewés, cités, montrés, les porte-parole du Parti Communiste, des Verts, ou a fortiori des mouvements alternatifs ou de l’extrême gauche n’ont droit qu’à un traitement homéopathique. De même, les mouvements sociaux n’ont souvent qu’un faible écho médiatique, même si, bien évidemment, ‘’il est des ’événements’ dont les journalistes ne peuvent pas ne pas parler sous peine de dilapider leur capital de crédibilité’ 646 . Du coup, d’ailleurs, les actions revendicatives sont de plus en plus conçues avec l’objectif prioritaire de contraindre les médias à en rendre compte: ‘’Faire un événement, c’est réussir, au sens le plus large de l’expression, à ’faire une performance’ devant les journalistes, qu’elle soit politique (vastes rassemblements), physique (longue marche, grève de la faim par exemple), esthétique, etc.’ ’ 647 . Dans le domaine culturel, et même dans celui du ’show business’, il n’est pas besoin d’insister sur le fait que certains écrivains bénéficient d’une promotion médiatique régulière, y compris par les soins de Bernard Pivot, ou que certains chanteurs sont omniprésents sur les radios et à la télévision, alors que d’autres, vraisemblablement aussi talentueux, ne sont jamais invités ou presque. Bref, le silence médiatique est la pire des choses – et pourtant la plus répandue qui soit – car il constitue le plus sûr moyen d’empêcher – ou en tout cas de rendre très difficile – l’existence sociale d’un certain nombre de faits, d’individus et d’idées. Et pour paraphraser une nouvelle fois Marx, s’il est vrai que les idées, même fausses, peuvent devenir une force matérielle sitôt qu’elles s’emparent des masses, il est non moins vrai que les idées, même justes, qui ne parviennent pas à devenir des ’événements’ restent le plus souvent lettre morte.

Au-delà de ce silence médiatique pur et simple, nous nous attacherons à montrer à partir d’exemples précis, qu’il est certaines formes de tumulte journalistique autour de certains thèmes, comme le ’mal des banlieues’, par exemple, qui dissimulent des pans entiers de la réalité et qui constituent une manière paradoxale d’organiser la censure. En ne présentant que certains faits sociaux – et en les montant en épingle – et en taisant tout ce qui pourrait les nuancer et les dédramatiser -, les médias – comme les sondages d’opinion – contribuent fortement à faire exister ce qu’ils prétendent simplement refléter. Le rapport qu’entretiennent avec le réel les médias et les sondages d’opinion est donc tout à fait comparable. Dans les deux cas, on a un dispositif technique et symbolique qui bénéficie d’une légitimité apparemment incontestable pour rendre compte du réel. Dans les deux cas, on a production d’un discours sur le réel. La seule différence – mais ce n’est pas une différence de nature – c’est que les médias construisent des ’événements’, c’est-à-dire en quelque sorte un discours indirect qui rapporte ’l’opinion publique’, celle-ci étant un discours sur le réel. On peut donc dire que les médias, en construisant ’l’événement’ se trouvent à l’origine de la construction de ’l’opinion publique’. En occultant tout ou partie de la réalité, en imposant une certaine vision du réel, en créant des normes, en donnant force de loi à certaines problématiques produites par la logique du champ journalistique, les médias placent les individus dans des conditions qui les prédisposent à avoir telle opinion plutôt que telle autre. Par conséquent, quand ils font procéder à des sondages d’opinion, ces derniers ne font que refléter non pas l’opinion des gens, mais le discours qu’ils tiennent à propos des ’événements’ construits par les médias, ce discours étant le plus souvent une réaction spontanée à ce que le plus grand nombre considère comme le ’réel’. Il y a donc bien un rapport très étroit entre ’l’événement’ et ’l’opinion publique’, même si, curieusement, ce lien structurel est rarement évoqué de façon explicite dans la littérature consacrée à ces questions, alors que, dans les deux cas, ce qui est fondamentalement en jeu c’est la légitimité de la représentation. Cette légitimité, comme l’indique Eliseo Veron, ‘’d’une façon générale, les médias ne peuvent se permettre de l’évoquer et doivent s’en tenir à une idéologie de la représentation dont l’axe fondamental reste la sacro-sainte ’objectivité’. Débordant la multiplicité des modes de construction, l’efficacité des invariants du discours finit par produire une unification imaginaire, et, fort du pouvoir de sa désignation, l’événement s’impose alors partout dans l’intersubjectivité des rapports sociaux. Les médias informatifs sont le lieu où les sociétés industrielles produisent notre réel’ 648 . Ajoutons que, ce faisant, les médias sont également le lieu où se construit l’opinion publique, les sondages ayant pour fonction de clôturer le dispositif en authentifiant définitivement les représentations de ’l’événement’ et donc ’l’événement’ lui-même dans un processus qui pourrait se schématiser comme ceci:

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Notes
638.

Le journal quotidien, opus cité, pp. 11-12.

639.

Ibid. p. 5.

640.

In Making news, ouvrage cité par Michel MOUILLAUD et Jean-François TETU, ibid. pp. 12-13.

641.

Ibid. p. 13.

642.

Opus cité.

643.

Ibid. p. 13.

644.

Sur la télévision, opus cité, p. 54.

645.

Eliseo VERON: Construire l’événement, Editions de Minuit, Paris, 1981, pp. 7-8.

646.

Patrick CHAMPAGNE: Faire l’opinion, opus cité, p. 238.

647.

Ibid. p. 239.

648.

Eliseo VERON: ’Construire l’événement’, opus cité, p. 8.