3.3.1.2. La ’spirale du silence’

Au-delà de ce que nous venons d’indiquer à propos de la construction de ’l’événement’, on peut se demander par quel(s) processus le public ‘se trouve finalement conduit à adopter – ou plutôt à intérioriser – ce qui lui est présenté par les médias comme la réalité, ou comme l’opinion publique’ , soit en s’appuyant sur les sondages d’opinion, soit par l’intermédiaire du simple discours journalistique qui se met en permanence en scène comme la parole de ’celui qui sait’ et en même temps comme l’expression légitime de ’l’opinion publique’.

Les travaux d’Elizabeth Noelle-Neumann sur la ’Spirale du silence’ 649 - qui nous semblent pouvoir être généralisés – constituent selon nous une démonstration fondamentale qui permet de mieux comprendre la puissance sociale de ’l’opinion publique’ et, d’une façon plus globale, l’impact des représentations construite par les médias.

L’hypothèse centrale avancée par Elisabeth Noelle-Neumann repose sur l’idée, à nos yeux tout à fait pertinente – particulièrement en ce qui concerne les individus relativement peu instruits et dotés d’un capital culturel limité – selon laquelle ‘’pour ne pas se retrouver isolé, un individu peut renoncer à son propre jugement. C’est là une condition de la vie dans une société humaine; s’il en allait autrement, l’intégration serait impossible’ ’. Et elle poursuit: ‘Cette peur de l’isolement (non seulement la peur qu’a l’individu d’être mis à l’écart, mais aussi le doute sur sa propre capacité de jugement) fait, selon nous, partie intégrante de tous les processus d’opinion publique. Là est le point de vulnérabilité de l’individu; c’est là que les groupes sociaux peuvent le punir de ne pas avoir su se conformer. Il y a là un lien étroit entre les concepts d’opinion publique, de sanction et de punition’ 650 . A partir de là, Elisabeth Noelle-Neumann montre que pour la plupart des individus, il est infiniment plus facile et plus gratifiant de s’exprimer pour soutenir une opinion dominante que pour défendre un point de vue minoritaire. Il y a donc tendanciellement une espèce ’d’effet de boule de neige’, une sorte de tropisme, qui conduit l’opinion majoritaire à s’exprimer de plus en plus, de mieux en mieux, avec une force de plus en plus grande et, au contraire, conduit les opinions minoritaires à se réfugier dans un silence prudent et attentiste. C’est ainsi que se met progressivement en place un processus ’en spirale’ par lequel se construit une opinion dominante. ’En s’appuyant sur ce concept d’un processus interactionniste engendrant une ’spirale’ de silence, on définit l’opinion publique comme cette opinion qui peut être exprimée en public sans risque de sanctions, et sur laquelle peut s’appuyer l’action menée en public’ 651 . On peut donc considérer l’opinion publique comme une norme sociale d’autant plus incontournable que l’individu est moins prédisposé, socialement et culturellement, à affronter la menace d’isolement qui pèse sur lui s’il affiche une opinion minoritaire.

Un certain nombre d’auteurs avant Elisabeth Noelle-Neumann – elle en fait elle-même état – avaient évoqué le fait que la constitution de ’l’opinion publique’ procède de la parole et du silence. Citons notamment l’Américain James Bryce et surtout Alexis de Tocqueville qui explique comment le mépris de la religion devint au XVIIIème siècle une opinion dominante. Selon lui, cette attitude a été provoquée par le fait que l’Eglise ’devint muette’. Dans une analyse qui nous semble très pénétrante et complètement actuelle – nous essaierons de le montrer ultérieurement – Tocqueville écrit: ’‘Les hommes qui conservaient l’ancienne foi croyaient être les seuls à lui rester fidèles et, redoutant plus l’isolement que l’erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui n’était encore que le sentiment d’une partie de la Nation parut ainsi l’opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse apparence’ 652. Mais Elisabeth Noelle-Neumann a le grand mérite d’avoir testé empiriquement cette théorie en formulant cinq hypothèses précises et en les validant par plusieurs enquêtes sociologiques en 1971 et 1972. Il serait évidemment extrêmement intéressant de mener à nouveau des enquêtes de ce type avec des questionnaires concernant des problèmes controversés qui se posent aujourd’hui en France. Selon sa première hypothèse, les individus, - avec une intensité proportionnelle à l’intérêt qu’ils éprouvent pour une question donnée et à l’éventualité qu’ils aient à prendre position publiquement à son sujet – observent leur environnement social et évaluent la force des différentes opinions en compétition. Selon sa seconde hypothèse, c’est cette évaluation du caractère plus ou moins dominant, ou, en tout cas, plus ou moins répandu, des différents points de vue qui conduit les individus à exprimer publiquement leur propre opinion ou à garder le silence. Sa troisième hypothèse suppose qu’en cas d’appréciation manifestement surestimée de la force d’une opinion, celle-ci est plus souvent exprimée en public. Sa quatrième hypothèse postule que l’appréciation anticipée est fonction, d’une façon variable, de l’appréciation présente. Autrement dit, une opinion considérée comme dominante aujourd’hui a de grandes chances d’être tenue pour une opinion dominante demain. Mais plus cette relation est lâche, plus l’opinion publique apparaît comme engagée dans un processus de changement. Sa cinquième hypothèse, enfin, pose qu’en cas de contradiction entre l’appréciation de la force présente d’une opinion et la celle de sa force future, c’est cette dernière qui prévaudra. En d’autres termes, si un individu est persuadé que la tendance générale va dans le même sens que lui, il n’hésitera pas à s’exprimer publiquement, même s’il est momentanément minoritaire. Inversement, s’il croit que son opinion, aujourd’hui dominante ou très répandue, est appelée à être battue dans l’avenir, il sera réticent à l’exprimer publiquement, ce qui contribuera à la rendre minoritaire. En résumé, pour qu’un individu moyen puisse exprimer son propre point de vue, il faut que celui-ci, suite à l’observation de son environnement social, lui apparaisse comme conforme soit à l’opinion dominante, soit à une opinion appelée à le devenir, soit, a minima, à l’opinion qui semple le plus souvent exprimée en public. Concrètement, en termes d’intention de vote par exemple, Elisabeth Noelle-Neumann montre que, pendant la campagne électorale de 1972, il s’est opéré un changement ‘en faveur de l’opinion qui était présentée publiquement avec le plus de force’ 653 . Ainsi, cette ’spirale du silence’ conduirait à conclure ‘qu’une minorité convaincue de sa domination future, et, par suite, disposée à s’exprimer, verra son opinion devenir dominante, si elle est confrontée à une majorité doutant que ses vues prévalent dans le futur, et donc moins disposée à les défendre en public. L’opinion de cette minorité devient une opinion qu’on ne peut désormais contredire sans courir le risque de quelque sanction. Elle passe ainsi du statut de simple opinion d’une faction à celui d’opinion publique’ 654 .

Elisabeth Noelle-Neumann évoque enfin, à partir du concept de ’spirale du silence’ le problème de l’influence des médias de masse sur l’opinion publique. Elle souligne que les médias de masse sont un des éléments par lesquels les individus appréhendent et évaluent leur environnement social, étant entendu que, pour tout ce qui ne concerne pas directement leur sphère personnelle, les individus sont quasiment contraints de s’en remettre aux médias, aussi bien pour ce qui est des ’événements’ eux-mêmes que de l’appréciation de la force des différentes opinions. Et, d’une façon générale, les individus réagiront à ces différentes opinions en fonction de la façon dont elles sont rendues publiques par les médias, ce qui pose le problème de savoir comment le dispositif médiatique construit ’l’opinion publique’, la ’spirale du silence’ apparaissant comme ’un concept opératoire de la genèse de l’opinion publique’ 655 . Pour Elisabeth Noelle-Neumann, les questions que soulèvent ce concept sont les suivantes: ‘Quels sont les thèmes que les mass-médias présentent comme opinion publique (fonction d’agenda), et, parmi ceux-ci, quels sont les thèmes privilégiés ? A quelles personnes et à quels arguments est-il conféré un prestige particulier et prophétisé une importance future ? Y a-t-il unanimité dans la présentation des thèmes, dans l’évaluation de leur urgence, dans l’anticipation de leur futur ? La question de savoir si les médias anticipent l’opinion publique ou s’ils ne font que la refléter est au centre des discussions scientifiques depuis maintenant très longtemps. Selon le mécanisme psycho-social que nous avons appelé la ’spirale du silence’, il convient de voir les médias comme des créateurs de l’opinion publique. Ils constituent l’environnement dont la pression déclenche la combativité, la soumission ou le silence’’ 656 .

Comme nous l’avons indiqué précédemment, il nous semble possible de généraliser la théorie d’Elisabeth Noelle-Neumann, c’est-à-dire de l’appliquer, moyennant quelques ajustements, à la construction médiatique des représentations sociales. Mais il convient tout d’abord de formuler un certain nombre de remarques préliminaires. Notons en premier lieu, pour préciser l’idée selon laquelle un individu tend à renoncer à son propre jugement pour ne pas risquer de se retrouver isolé, que, comme le souligne Pierre Bourdieu dans ’l’opinion publique n’existe pas’ 657, tout le monde n’a pas nécessairement un avis sur tout, faute d’avoir les connaissances et/ou les expériences nécessaires. Cela a pour conséquence que, sur de nombreuses questions, l’opinion éventuelle que peuvent formuler les gens est a priori très faible, manque de conviction et est donc d’autant plus susceptible d’être modifiée, ou en tout cas tue, qu’ils y sont moins attachés. Corollairement, on peut penser, comme on l’a déjà indiqué, que l’efficacité de la ’spirale du silence’ est inversement proportionnelle d’une part au capital culturel dont disposent les individus et d’autre part à leur capacité à résister à l’isolement, soit parce qu’ils en ont la force morale, soit parce qu’ils appartiennent à une micro-société (parti politique, syndicat, association, réseau amical ou familial, etc.) qui leur garantit une certaine appartenance sociale, même si cette micro-société est elle-même isolée. Evidemment, dans ces cas-là, l’individu ’calcule’ ses risques d’isolement par rapport à sa micro-société et non pas par rapport à l’ensemble du champ social. Pour avoir vécu de l’intérieur ’la spirale du silence’ telle qu’elle fonctionnait dans le Parti Communiste Français des années 1975-1980, nous pouvons témoigner que, dans l’ensemble, la quasi unanimité qui régnait effectivement n’était pas fondée sur la discipline ou sur le ’centralisme démocratique’, mais bien plutôt sur la peur des militants de se retrouver isolés, de ne plus participer de ce collectif révolutionnaire censé avoir toujours raison puisque se situant à ’l’avant-garde’ des masses. Il est d’ailleurs frappant de relever l’importance accordée dans ce parti – et sans doute dans d’autres – aussi bien au vocabulaire de la ’communion’ ou de l’appartenance qu’à celui de la ’dissidence’. Et il n’est pas insignifiant de souligner que la plus grave des sanctions dans un parti politique, et de façon plus générale, dans une organisation humanitaire, c’est l’exclusion, c’est-à-dire l’officialisation de l’isolement.

Inversement, les gens – les plus nombreux – qui n’appartiennent pas à une ’micro-société’ susceptible d’empêcher leur isolement, s’ils se conforment à ses normes internes, se retrouvent dans un rapport direct avec la société tout entière, c’est-à-dire, dans la pratique, avec les médiations sociales les plus puissantes, au premier rang desquelles se situent les médias. Notre seconde remarque consistera donc en un rappel. C’est que les médias jouent aujourd’hui un rôle beaucoup plus important que dans les années 1970 et qu’il convient de réévaluer et surtout de développer l’analyse d’Elisabeth Noelle-Neumann sur le terrain de la mise en oeuvre de la ’spirale du silence’ par le champ médiatique.

Et en même temps – ce sera notre troisième et dernière remarque préliminaire – il faut se garder de tomber dans une conception mécaniste, ou dans une vision simplificatrice qui ferait de la ’spirale du silence’ l’alpha et l’oméga de la construction de ’l’opinion publique’. Il nous semble utile de préciser que, si nous considérons cette hypothèse comme très pertinente et très subtile, nous n’en sommes pas moins convaincus qu’elle n’épuise pas – loin s’en faut – la complexité du phénomène que nous tentons de décrire. Il est bien certain que nous essayons de comprendre des mécanismes dans lesquels interviennent des interactions nombreuses, des déterminations de toutes sortes, et sans doute aussi une part d’irrationnel. Mais il n’en reste pas moins que la ’spirale du silence’ nous semble constituer un concept qui rend compte assez clairement d’un processus par lequel se constitue la ’vérité’ médiatique.

Notes
649.

Opus cité.

650.

Opus cité, pp. 181-182.

651.

Ibid. p. 182.

652.

Alexis DE TOCQUEVILLE: L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, Paris, 1963, p. 250.

653.

Ibid. p. 185.

654.

Ibid. p. 186.

655.

Ibid. p. 187.

656.

Ibid. p. 187.

657.

Opus cité.