3.3.1.3. La production des représentations

Il convient maintenant d’essayer de comprendre comment, d’une façon générale, les médias construisent, plus ou moins consciemment, des représentations sociales d’autant plus prégnantes qu’elles apparaissent, dans le cadre de la ’spirale du silence’, comme très largement consensuelles.

On pourrait dire, pour paraphraser la Bible: ’Au commencement était l’événement’. Les représentations sociales que produisent les médias procèdent en effet de l’accumulation, à propos d’un thème donné, de très nombreux ’événements’ qui, d’une part, érigent un certain nombre de phénomènes sociaux en ’problèmes’ ou en ’malaises’ 658, et, d’autre part, imposent insidieusement des problématiques. Et il faut souligner que ce qui fait en même temps la force et le caractère quelque peu pernicieux des représentations médiatiques, c’est qu’elles ne s’inscrivent pas – ou à la marge – dans un débat public contradictoire, mais dans le cadre du récit de ’l’actualité’. Autrement dit, les représentations médiatiques ne s’appuient pas sur des arguments, ni même sur des qualifications précises – qui pourraient éventuellement être contestées – mais sur la mise en scène d’éléments factuels, celle-ci s’imposant ’naturellement’ comme la ’réalité’ et ne suscitant pas a priori de discussion. Il y a là une forme de ’spirale du silence’ dans la mesure où il est quasiment impossible de mettre en doute les ’événements’ médiatiques – et les représentations qui en découlent – ceux-ci bénéficiant d’un statut exorbitant de ’vérité révélée’ en raison d’un rapport largement mythologique entre le discours journalistique et le réel. Et la fameuse distinction entre les ’faits’ et les ’commentaires’, un temps institutionnalisée par ’Libération’ et, sous une forme différente par ’Le Monde’, ne sert au fond qu’à authentifier l’idée selon laquelle on pourrait identifier d’un côté le réel et de l’autre l’appréciation que l’on peut porter sur celui-ci, comme si ’l’événement’ constituait une donnée positive – et donc incontestable – et que le débat ne pouvait porter que sur les causes, les conséquences, les formes, etc., et en aucun cas sur ’les faits’ eux-mêmes. Or, il est bien évident – nous avons déjà évoqué cette question – que ce qu’il est convenu d’appeler ’les faits’ n’est pas du tout une réalité objective, mais le produit d’une construction discursive.

Si, à partir de là, on prend en compte non plus un ’événement’ considéré isolément, mais une série ’d’événements’ relatifs à une même thématique, on peut aisément constater, au-delà des ’faits’ mis en avant par les médias, l’existence d’un certain nombre de récurrences, de convergences, qui, sur une période relativement longue, tendent à constituer un cadre à deux niveaux: d’une part, les représentations médiatiques focalisent l’attention du ’public’ sur certaines questions, sur certains éléments, tout en évacuant des pans entiers de la vie sociale; d’autre part, elles participent fortement à la construction de ’l’opinion publique’ dans la mesure où elles imposent leur ’réalité’ à des individus qui, dans bien des cas, n’ont pas d’autre référence et sont donc dans l’incapacité de défendre un autre point de vue.

Ainsi, il est facile d’observer que les médias, pour des raisons que nous avons déjà analysées (marketing, audience, logique du spectacle, etc.) s’intéressent particulièrement – et de façon souvent très disproportionnée – à certains thèmes qui, par un effet ’d’agenda setting’ généralisé, deviennent des sujets de conversation et de débat public quasiment obligatoire. Nous renvoyons de ce point de vue aux analyses de Gabriel Tarde dont nous avons fait état dans le chapitre 3.1. 659 . Il suffit de citer, à titre d’exemple, quelques uns de ces thèmes privilégiés par les médias, pour réaliser à quel point l’espace public risque d’être ’surdéterminé’ par les représentations médiatiques.

L’un des sujets de prédilection des médias, depuis une bonne dizaine d’années, relève évidemment de ce qu’il est convenu d’appeler les ’affaires politico-judiciaires’ ou plus simplement, les ’affaires’ tout court. La presse écrite notamment – et particulièrement ’Le Monde’, ’Libération’ et ’l’express’ – accorde une importance extrême à toutes les ’révélations’, procédures judiciaires ou simples soupçons qui mettent en cause des hommes politiques, le financement ’occulte’ des partis politiques, le ’trucage des marchés publics, les relations plus ou moins troubles entre les entreprises et la politique, etc. Pour ne prendre qu’un exemple récent – mais on pourrait aisément les multiplier, chacun se souvient de la façon dont a été construite ’l’affaire Méry’, puis ’l’affaire D.S.K.’ à partir de la publication dans ’Le Monde’ des 22 et 23 Septembre 2000 de la ’confession posthume de Jean-Clade Méry’, ’collecteur de fonds occultes’, ’financier occulte du R.P.R’. Celui-ci, en effet, trois ans avant sa mort, avait enregistré sur une cassette vidéo un long récit décrivant les détournements de fonds publics opérés dans les années 1980 à paris pour financer le R.P.R., le P.S. et le P.C.F. 660. Le 25 Septembre, ’Libération’, reprenant et amplifiant les informations publiées par ’L’express’, consacrait trois pages (dont la ’une’) à une ’affaire dans l’affaire’ provoquée par la remise à Dominique Strauss-Kahn, alors Ministre de l’économie et des finances, de la cassette contenant la confession de Jean-Claude Méry. D.S.K. se trouvait donc accusé d’une part d’avoir reçu cette cassette en échange d’un arrangement fiscal en faveur de Karl Lagerfeld et d’autre part, d’avoir dissimulé – voire détruit – cette cassette susceptible de constituer une preuve dans une affaire judiciaire en cours. De là à penser que cet échange de bons procédés était le résultat d’un accord secret entre Jacques Chirac et Lionel Jospin visant à couvrir les turpitudes réciproques de al droite et de al gauche, il n’y avait évidemment qu’un pas, que nombre de journalistes se sont empressés de franchir. Et, comme il se doit, les radios et les télévisions, pendant plusieurs jours, ont consacré une part essentielle de leurs ’informations’ à cette ’affaire’.

Loin de nous, bien évidemment, la moindre complaisance vis-à-vis de ceux – hommes politiques ou non – qui ont violé la loi, détourné des fonds publics, organisé la corruption et la prévarication, failli à l’éthique qui, en politique comme en toutes choses, doit servir de boussole. Loin de nous aussi, l’idée d’empêcher les journalistes de faire leur métier et les médias de parler des ’affaires’, hélas bien réelles, au moyen desquelles les partis politiques sans exception ont financé leurs activités avant que la loi de 1990 n’instaure enfin un financement public. Tout cela regarde la justice et ceux qui ont commis des délits doivent être sanctionnés conformément à la loi, en respectant les droits de la défense et la présomption d’innocence. Les hommes politiques doivent être considérés comme des citoyens comme les autres. S’ils ne doivent pas être au-dessus des lois, ils ne doivent pas non plus être en dessous. Or, on a souvent le sentiment que les hommes politiques sont traités par la justice, et plus encore par les médias, d’une façon toute particulière. Le secret de l’instruction, sans que la justice s’en inquiète, est devenu depuis longtemps une fable; la présomption d’innocence est devenue présomption de culpabilité; les médias, en clouant symboliquement au pilori les accusés, tendent à se substituer à la justice et à renouer avec des rites ancestraux fondés sur l’exposition publique de l’indignité et sur l’administration publique du châtiment. Et, comme nous l’avons déjà indiqué dans la première partie de la présente thèse 661, le champ judiciaire apparaît lui-même comme de plus en plus soumis à ’l’emprise du journalisme’ et de moins en moins capable de fonctionner sereinement, en dehors des passions et des mouvements d’opinion. Au moment où la justice – et c’est heureux – est devenue presque totalement indépendante du pouvoir politique, on peut avoir le sentiment qu’elle n’a jamais été aussi dépendante des médias.

Quoi qu’il en soit, - et quelle que soit la nécessité impérieuse de juger et de condamner tous ceux qui ont failli en pratiquent la corruption active ou passive (hommes politiques, chefs d’entreprises, journalistes, fonctionnaires, etc. – force est de constater que cette hyperbolisation médiatique des ’affaires’ liée à un discours général sur la politique très péjoratif, comme nous le montrerons dans le chapitre 3.4., contribue à construire une représentation de la politique assez proche de celle qu’entretient traditionnellement l’extrême droite: corruption généralisée du milieu politique 662; analogie entre celui-ci et une ’maffia’ ou une ’franc maçonnerie’ uniquement préoccupée par la défense de ses privilèges 663; antiparlementarisme et, de façon plus générale, extrême méfiance vis-à-vis des élus et des partis politiques; réactivation régulière, sous une forme ou sous une autre, de l’idée selon laquelle la gouvernement et les élus, ’coupés du peuple’, ’insensibles aux préoccupations des gens’, ’incapables de régler les vrais problèmes du pays’, etc. notons au passage que, d’une certaine manière, on retrouve dans cette contradiction supposée entre les gouvernements et leurs mandants le problème du fondement de al démocratie représentative et la question du rôle de ’l’opinion publique’ dans la gestion de la cité. La politique est également présentée par les médias comme quelque chose de relativement inutile, sans grand intérêt, voire comme un objet ridicule ou, à tout le moins, comique 664. Il est donc tout à fait vraisemblable que la relative désaffection des citoyens vis-à-vis de la politique soit pour une part liée à cette représentation dépréciée qu’en construisent les médias, même si, évidemment, d’autres déterminations entrent en jeu.

Un second exemple significatif nous est fourni par ’l’économisme’ dont font preuve les médias. Ceux-ci, en effet, emboîtant le pas de l’idéologie dominante tout en contribuant fortement à la transformer en norme sociale, construisent des représentations du monde dans lesquelles l’économie apparaît comme le moteur de la société, le facteur déterminant de la vie humaine, le fondement indépassable du contrat social. Cet’ économisme’ est évidemment intimement lié au credo libéral, voire néo-libéral, qui imprègne la quasi totalité des médias, à quelques rares exceptions près. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas très surprenant si l’on songe que, comme nous l’avions indiqué dans le chapitre 1.3., les médias sont de plus en plus considérés comme des marchandises (presque) comme les autres qui, pour l’essentiel, appartiennent à des grands groupes capitalistes fondés par nature sur la recherche du profit. Le cas de TF1 et de Bouygues est de ce point de vue particulièrement éloquent. Certes, on peut objecter que les chaînes de télévision du service public ne sont pas censées obéir à la même logique libérale. Néanmoins l’importance de la publicité dans le financement de France 2 et de France 3 – même si elle a été limitée par la loi Trautmann sur l’audiovisuel – ainsi que les caractéristiques générales du dispositif médiatique telles que nous les avons exposées dans le chapitre 1.3. (dictature de l’audimat, marketing généralisé, etc. ) tendent, comme par une espèce de contagion, à instituer cette logique libérale en loi d’airain et à contraindre l’ensemble des médias, y compris ceux qui relèvent du service public, à intérioriser peu ou prou la marchandisation de la communication de masse. Dans le même temps, comme nous le montrerons dans le chapitre 3.4., la rôle de l’Etat et l’importance du politique sont fortement remis en cause aussi bien par le haut que par le bas: par le bas, en raison de l’insistance extrême sur la ’proximité’, les revendications, ce qui intéresse les gens, ’l’opinion publique’, l’Etat et le politique sont de plus en plus dépossédés de leurs fonctions d’intérêt général et réduits à n’être que des exécutants des intérêts particuliers; par le haut, à cause du pouvoir du marché, des différentes technostructures nationales et surtout supra-nationales, comme la commission européenne, la banque centrale européenne, l’Etat et le politique voient leur rôle limité à la mise en oeuvre et à l’aménagement, à la marge, des contraintes économiques et des directives formulées par des instances supérieures.

Il est en tout cas frappant de constater la place de plus en plus importante qu’occupent l’économie et la finance dans les médias tant écrits qu’audiovisuels. Avec deux quotidiens nationaux (’La Tribune’ tiré à 90 000 exemplaires et ’Les Echos’ tiré à 140 000 exemplaires), plusieurs hebdomadaires (’le Revenu français’ tiré à 170 000 exemplaires, ’Investir’ tiré à 115 000 exemplaires, ’La vie française’ tiré à 90 000 exemplaires, etc.), plusieurs bimensuels (’Le nouvel économiste’ tiré à 100 000 exemplaires, ’L’expansion’ tiré à 150 000 exemplaires), plusieurs mensuels (’Capital’ tiré à 500 000 exemplaires, ’Challenger’ tiré à 210 000 exemplaires, ’Mieux vivre votre argent’ tiré à 250 000 exemplaires, ’Investir magazine’ tiré à 135 000 exemplaires, etc.) la presse spécialisée se porte on ne peut mieux. Et la presse généraliste, aussi bien quotidienne que périodique, consacre une place appréciable à l’économie. A titre d’exemple, ’Libération’ lui accorde chaque jour de 4 à 6 pages et ’Le Monde’ 3 à 4 pages, sans oublier, pour ce dernier, le supplément hebdomadaire. ’Le Figaro’ n’échappe évidemment pas à cette tendance, bien au contraire, avec 4 à 5 pages quotidiennes et un supplément hebdomadaire. On peut faire exactement le même constat pour les hebdomadaires d’informations générales (’Le nouvel Observateur’, ’L’express’, etc.) ainsi que pour les mensuels. Quant à la radio et à la télévision, on peut observer que les journaux d’information traitent largement de l’économie et que de nombreuses rubriques et de nombreux magazines sont dédiés aux questions économiques, monétaires et financières (’Combien ça coûte ?’ sur TF1, ’Capital’ sur M6, ’argent public, argent privé’ sur TF1, etc.).

Pour notre part, nous sommes particulièrement frappés par le statut particulier qu’accordent les médias à la bourse, comme si le niveau du ’Dow Jones’, du ’CAC 40’ ou du ’NASDAQ’ constituait une information capitale (c’est le cas de le dire).Il y a bien là, à n’en pas douter, une évolution de fond. Mais, bien évidemment, c’est aussi et surtout dans l’ensemble du discours qu’ils développent et dans l’attitude générale qu’ils adoptent vis-à-vis de l’économique que les médias alimentent l’économisme que nous évoquions ci-dessus et aussi, ce qui est lié mais un peu différent, l’idéologie de ’l’argent roi’ selon laquelle le succès, la réussite personnelle se mesurent en millions de francs. De ce point de vue, les très nombreuses émissions de jeu à la télévision, notamment celles où les candidats peuvent escompter des gains financiers très importants 665, ainsi que la marchandisation générale du sport, alimentée en grande partie par la télévision, contribuent fortement à instituer un système de valeurs largement fondé sur l’argent.

La représentation que construisent les médias de l’immigration et des immigrés constitue un autre exemple frappant. Dans un ouvrage remarquable, ’L’immigration prise aux mots’ 666, Simone Bonnafous, à partir d’une étude du discours tenu dans la presse politique entre 1974 et 1984, montre comment l’extrême droite, pourtant très minoritaire politiquement, est parvenue à imposer une partie non négligeable de ses problématiques racistes. Précisons que même si l’analyse de Simone Bonnafous ne porte que sur la presse écrite, le phénomène qu’elle décrit nous semble tout aussi vrai pour la radio et la télévision.

Simone Bonnafous part d’une double problématique: d’une part, elle constate la ‘confusion des discours tenus sur l’immigration dans les années 1980’ , et d’autre part, elle s’étonne du ’succès apparent des thèses de l’extrême droite sur ce sujet’ 667 . Elle cherche donc à expliquer pourquoi les discours tenus sur les immigrés qui, en 1974, étaient très différents les uns des autres en fonction de la sensibilité politique de l’énonciateur, se sont progressivement ’brouillés’, ’moirés’ et ’recouverts’. Autrement dit, à l’exception de l’extrême droite et de l’extrême gauche dont le discours ne s’est pas modifié, tout le champ médiatique et tout le champ politique se sont peu à peu retrouvés sur des positions très proches.

A partir de cette problématique, Simone Bonnafous formule l(hypothèse suivante: la constance des positions adoptées par l’extrême droite et l’extrême gauche sur l’immigration serait liée au fait ’qu’elles l’intègrent de façon cohérente à leur vision générale du monde et des rapports sociaux’. L’inconstance des partis traditionnels serait due (au-delà des motifs purement électoralistes) à une approche des immigrés marginale et accessoire ’sans les insérer dans une argumentation politique globale’. On comprend mieux ainsi, comment l’extrême droite, malgré sa faiblesse électorale (entre 1974 et 1984) est parvenue à contaminer l’ensemble du champ politique et du champ médiatique: peu à peu ’l’opinion publique’ construite par les médias à partir des représentations de l’immigration et des immigrés s’est ralliée, peu ou prou, non pas sans doute à toutes les idées et propositions de l’extrême droite, amis assurément à un certain nombre de ses problématiques et de ses mythologies. Et ce phénomène s’est avéré d’autant plus prégnant que l’ensemble des partis politiques, à l’exception de l’extrême droite et de l’extrême gauche, au lieu de combattre fermement les thèses racistes de l’extrême droite, se sont contentés d’affirmer un anti-racisme de principe, largement démenti par toute une série de décisions et de déclarations de nature à légitimer l’idée qu’en effet, l’immigration constituait bien un problème, que les immigrés constituaient bien un handicap, voire un danger pour la société française, qu’en période de crise et de chômage, la France ne pouvait pas accueillir de nouveaux étrangers, etc. Ainsi, la décision prise en 1974 par Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac de ’fermer les frontières’ (d’ailleurs inapplicable dans la pratique) a-t-elle constitué le point de départ d’une espèce de cercle vicieux dans lequel le champ médiatique et le champ politique se sont mutuellement entretenus et entraînés dans un processus que nous avons déjà analysé mais qui est en l’espèce particulièrement significatif: les médias produisent des représentations qui construisent peu à peu une ’opinion publique’ virtuelle que les sondages d’opinion, le discours politique et le discours journalistique légitiment et qu’ils contribuent à faire exister comme réalité objective. Et à partir de là, au nom de cette ’opinion publique’ qui, pour les médias comme pour le champ politique constitue l’unique légitimité, se développent dans l’espace public une série de discours qui s’alimentent les uns les autres et contribuent, en l’occurrence, à généraliser le racisme et la xénophobie, et à favoriser la progression électorale du Front National.

Il serait d’ailleurs tout à fait instructif de reprendre l’étude de Simone Bonnafous pour la période postérieure à 1984. cette date marque, en effet, une nouvelle étape importante dans la vie politique et médiatique de notre pays puisque c’est à partir des élections européennes de Juin 1984 que le Front National a acquis une audience électorale significative (10% puis 15 % des suffrages exprimés environ). Et cette audience électorale fondée pour une part sur le discours médiatique et politique relatif à l’immigration est venue à son tour alimenter lesdits discours tout en créant une situation politique nouvelle dans laquelle le Front National et ses thèses, singulièrement sur l’immigration se sont retrouvés au coeur du débat public, en partie parce que les médias, au nom de leur audience électorale, leur ont accordé une véritable tribune, et en partie parce que les partis politiques traditionnels espérant ’récupérer’ cette fraction de l’opinion publique qui leur échappait, ont largement repris un certain nombre de problématiques du Front National à propos de l’immigration. On pourrait citer, à titre d’exemple, Laurent Fabius, alors Premier Ministre, déclarant que le Front ‘National ’pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses’ , Miche Rocard affirmant que ‘’la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde’,’ Valéry Giscard d’Estaing parlant ’d’invasion’ à propos de l’immigration, Jacques Chirac évoquant les nuisances et les ’odeurs’ provoquées par les immigrés, le Parti Communiste prenant fait et cause pour la fermeture des frontières en dénonçant le trop grand nombre d’immigrés dans certaines villes, etc. Quant aux médias, ils n’ont cessé de dramatiser la question de l’immigration en lui consacrant de nombreuses ’unes’, des enquêtes, des dossiers, des sondages d’opinion.

Comme l’indique Simone Bonnafous, on constate ‘’une mutation thématique générale qui fait se déplacer la focalisation des articles, des conditions de vie et de travail des ’immigrés’ aux difficultés de la cohabitation avec les Français et, partant de là, au problème de l’assimilation ou de ’l’intégration’. Cette mutation passe par une sorte de sas qu’on peut définir comme l’interrogation sur la nationalité et les conditions d’entrée et de séjour des ’étrangers’ en France (...) Cartes et frontières, ces symboles de la séparation entre ’eux’ et ’nous’, sont à nouveau rendus visibles pour tous les citoyens, et avec eux, l’extranéité des ’immigrés’. La voie est alors ouverte pour une interrogation sur les capacités ’d’absorption’ de la ’nation française’ 668.’

Naturellement, les médias ’d’événement’ en ’événement’, construisent de très nombreuses représentations sociales que nous ne pouvons pas toutes étudier, même sommairement comme nous venons de le faire pour les ’affaires’,’l’économisme’ et l’immigration. Nous nous contenterons donc d’analyser de manière un peu plus précise, dans le sous-chapitre suivant, le ’malaise des banlieues’ qui nous apparaît comme assez significatif de la construction médiatique des représentations. Citons tout de même, pour mémoire, un certain nombre de représentations qui structurent, selon nous, l’espace public et qui mériteraient d’être étudiées dans le détail: ’l’insécurité’, la ’violence à l’école’, ’l’exclusion’, ’l’action humanitaire’, la ’société de l’information’, la famille, la science ’l’Etat-providence’, etc.

Pour comprendre la prégnance de ces représentations médiatiques puissantes, normatives et dans une certaine mesure performatives, il nous apparaît, comme nous l’indiquions ci-dessus, que la ’spirale su silence’ analysée par Elisabeth Noelle-Neumann, constitue effectivement un concept explicatif assez pertinent. En effet, ces représentations sont d’autant plus ’convaincantes’ qu’elles n’apparaissent pas comme des constructions mais comme la réalité même et, en tout cas, comme l’opinion générale, comme la norme, sur une question donnée. A partir de là, sauf à avoir une connaissance particulière, précise, soit à caractère empirique, soit à caractère scientifique du problème posé, il est quasiment impossible de défendre un point de vue opposé à celui développé par les médias. Dans le cas contraire, l’individu se trouverait en effet isolé non pas seulement vis-à-vis de son milieu social ou professionnel, comme l’explique Elisabeth Noelle-neumann, mais vis-à-vis d’une ’opinion publique’ déjà fortement constituée, ou ’formatée’ par les représentations médiatiques. Celles-ci, autrement dit, même si elles ne s’imposent pas mécaniquement aux individus, constituent tout de même un cadre politique et idéologique dont il est très difficile de sortir. La ’spirale du silence’ nous semble donc fonctionner, en l’espèce, comme un enfermement du débat public dans une sphère bien précise – celle de l’idéologie dominante – à l’intérieur de laquelle des points de vue et des analyses différents sont possibles, ce qui donne parfois l’illusion du pluralisme, mais qui borne strictement le champ du ’politiquement correct’. Et celui qui ne respecte pas la ’règle du jeu’, c’est-à-dire qui remet en cause la problématique dominante, se retrouve de fait exclu, marginalisé, stigmatisé. Du coup, tout discours ’non conforme’, si l’on peut dire, n’a même pas besoin d’être censuré. Il se trouve en effet ’surdéterminé’ par son statut, et donc largement irrecevable, et au surplus, il risque fort d’être incompréhensible pour le plus grand nombre dans la mesure où, précisément, il n’écarte pas nécessairement les présupposés du discours dominant. On peut donc raisonnablement penser qu’il existe une tendance naturelle des individus, en règle générale, à accepter la ’règle du jeu’, c’est-à-dire les normes sociales en vigueur (celles-ci étant pour une bonne part produite par les médias), ne serait-ce que parce que toute société, et notamment les sociétés ’développées’, inscrivent les individus dans une forte logique d’appartenance.

Notes
658.

Patrick CHAMPAGNE: La construction des malaises sociaux, opus cité.

659.

Gabriel TARDE: L’opinion et la foule, Presses Universitaires de France, Paris, 1989.

660.

Le Monde du 22 Septembre 2000, outre le titre principal de la ’une’, sur quatre colonnes (accompagné d’un article et de deux dessins) accorde à cette ’affaire’ trois pages complètes et un éditorial. Et l’édition du 23 Septembre, outre un titre sur cinq colonnes à al ’une’ et un nouvel éditorial signé, cette fois, par Jean-Marie Colombani, y consacre pas moins de cinq pages.

661.

Cf. supra, chapitre 1.3.

662.

Cf. le ’tous pourris’ répété inlassablement par Le Pen.

663.

Cf. la dénonciation par Le Pen de ’l’établissement’ et de ’la bande des quatre’.

664.

Cf. l’image de al politique véhiculée par une émission comme ’Les Guignols’ de Canal Plus.

665.

C’est le cas, par exemple, de la récente émission de TF1 présentée par l’inamovible Jean-Pierre Foucault ’Qui veut gagner des millions ?’.

666.

Simone BONNAFOUS: L’immigration prise aux mots, Editions Kimé, Paris, 1991.

667.

Ibid. p.13.

668.

Ibid. p. 269.