3.3.2.1. La banlieue mise au ban

Issu du bas latin ’banleuca’, apparu au Xème siècle, le lexème ’banlieue’, attesté depuis le XIIème siècle, renvoie au vieux français ’ban’ qui signifiait ’proclamation du suzerain’ pour ordonner ou défendre quelque chose671. A partir de là, la ’banlieue’ constituait simplement, à l’origine, ’un espace d’une lieu autour d’une ville où s’exerçait le droit de ban’ 672 conformément à la coutume féodale. Cette définition tout à fait neutre n’avait a priori rien de péjoratif et ‘historiquement, les banlieues n’ont pas toujours été les lieux déqualifiés qu’elles suggèrent aujourd’hui. L’histoire de la croissance d’après-guerre, la crise du logement des années 50, la pression démographique issue du baby boom permettent de comprendre la politique des grands ensembles initiée à l’époque, même si les concepts qui l’ont inspirée pouvaient faire problème (...) Ce n’est qu’à l’occasion du durcissement de la crise économique au début des années 80 que vont se révéler l’ensemble des problèmes liés au sous-équipement, à l’inadéquation de l’habitat, à la distance avec les centre-villes, problèmes amplifiés par le chômage, durable de populations déjà fragilisées’ 673 . Et c’est également à partir du début des années 1980, à la suite d’une flambée de violence survenue dans le quartier des Minguettes à Vénissieux (Rhône), que les médias se sont mis à produire un discours récurrent sur les ’problèmes des banlieues’, discours régulièrement réactivé à chaque nouvel incident complaisamment mis en scène, voire parfois orchestré, par et pour la presse. Il est patent, par exemple, que certains ’journalistes’ ont payé de jeunes ’beurs’ pour brûler des voitures afin de pouvoir photographier et filmer ces ’événements’. Il est néanmoins indéniable qu’à partir du début des années 1980 la violence urbaine prit, en certaines circonstances, une dimension assez spectaculaire: voitures brûlées, affrontements physiques avec la police, dégradations de bâtiments publics, etc. le plus souvent ces faits délictueux, qui peuvent sinon s’excuser, s’expliquer par la situation quasiment désespérée de leurs auteurs et de leurs familles, ces jeunes ’beurs’, issus de l’immigration maghrébine, durement frappés par l’échec scolaire, l’absence de qualification, le chômage, l’exclusion, les conditions de vie et de logement désastreuses, la perte quasiment totale de repères, etc. Deux mois après son arrivée au pouvoir, la Gauche se trouvait confrontée à une situation due pour l’essentiel aux politiques publiques menées depuis les années 1960 en matière d’urbanisme, de logement, d’emploi, de formation et aussi bien sûr à la crise économique qui avait débuté en 1973: il s’agissait donc de ’réhabiliter’ 400 quartiers, de prendre des mesures pour organiser la formation professionnelle et l’insertion sociale et économique de jeunes en situation d’échec; ce fut l’objet des programmes D.S.Q. (Développement Social des Quartiers) qui furent remplacés par les programmes H.V.S. (Habitat et Vie Sociale) puis par le ’Développement Social Urbain’ et les ’Contrats de Ville’, tout cela étant aujourd’hui répertorié dans le cadre de la ’politique de la ville’.

’Mais alors’, pourrait-on peut-être nous objecter suite à cette rapide analyse, ’il y a bien un problème des banlieues, et au fond les médias ne font que leur travail en en rendant compte’. Nous allons donc maintenant essayer de montrer que la représentation médiatique des banlieues, qui s’adosse évidemment à certains éléments factuels incontestables, apparaît comme très loin de ce que vivent les habitants, et qu’en même temps, en stigmatisant certains lieux et ceux qui s’y trouvent, elle contribue fortement à faire advenir ce qu’elle prétend seulement décrire.

En effet, il est clair que si l’on observe le traitement médiatique des banlieues sur une longue période, on peut aisément constater que malgré l’évocation épisodique d’éléments positifs, de témoignages ’à décharge’, de réflexions et de propositions visant à traiter au fond les difficultés liées au développement des grandes agglomérations, c’est bien la dimension péjorative, la stigmatisation, qui en constituent le ressort essentiel avec une insistance particulièrement prégnante sur la violence, l’insécurité, la délinquance, etc. C’est tellement vrai qu’un journal comme ’Le Monde’, suite à de violents incidents et à des manifestations provoquées par la mort de deux jeunes gens tués par des policiers, écrivait, le 26 Décembre 1997, dans un éditorial intitulé ’une autre banlieue’: ‘’Les incidents violents qui suivirent immédiatement le décès des deux jeunes gens avaient renvoyé – via les médias – une image tristement banale, et donc commode, de ce qu’il est convenu d’appeler les ’quartiers difficiles’. Insécurité, délinquance des jeunes, difficultés d’intervention de la police, bavures, mort d’homme... et voilà la chronique à grand spectacle des violences urbaines qui gagnait un nouvel épisode’ ’. Et ’Le Monde’ de dénoncer ’ces caricatures’, cette ‘’version noire des banlieues développée à l’envi par certains responsables politiques’ ’. Cette prise de conscience qui, bien que tardive, est tout à l’honneur du ’Monde’ n’a pas encore touché, semble-t-il, l’ensemble des médias qui, fidèles à leur logique propre, continuent, au moindre fait divers, à réactiver les mêmes stéréotypes, en privilégiant le spectaculaire plutôt que l’analyse, le sensationnel plutôt que le quotidien, l’événement plutôt que le travail à long terme des élus et des acteurs sociaux. Au fond, si l’on prend en compte globalement le discours tenu par les médias à propos des banlieues, il apparaît que celles-ci sont désignées comme des espaces à part, dissociés de l’espace national, aussi bien sur le plan géographique que sur les plans ethnique, comportemental, culturel, économique, etc. Et, non contentes de se trouver exclues du champ social ’normal’, les banlieues subiraient elles-mêmes une fracture entre la sphère publique et la sphère privée, les pouvoirs publics locaux étant généralement considérés comme ’dépassés par les événements’, incapables de faire face, etc. autrement dit, la représentation des banlieues qui, tendanciellement, ’surdétermine’ l’opinion des gens qui n’y habitent pas, et même, pour une part, de ceux qui y habitent, se traduit en termes de ’ghetto’, de ’monde à part’, de ’quartiers sensibles’, de ’quartiers difficiles’, de ’zone de non droit’, de leu qui se trouve ’de l’autre côté’ 674, etc. Et cette représentation générale des banlieues comme exclues du champ d’appartenance sociale renvoie systématiquement à l’exil, à l’interdiction de séjour, à la mise au ban de la société, à la relégation, etc.

Au surplus, cette ’planète des naufragés’ 675, ce lieu de ’disqualification sociale’ qu’évoque Serge Paugam 676, constituerait un espace sans cohérence interne, sans communication entre les habitants ni entre les pouvoirs publics locaux et les citoyens; en un mot, les banlieues ne seraient pas vraiment des villes et même pas des territoires où pourrait se construire une appartenance sociale, faute de pouvoir constituer un espace public local fondé sur un dialogue entre les acteurs publics et les citoyens et non pas sur la violence, le refus de l’autre et la loi de la jungle. Bien évidemment, la description que nous venons de faire de la représentation des banlieues dans les médias est nécessairement rapide et donc schématique et un peu caricaturale. Elle nous semble néanmoins assez fidèle. Le drame est que c’est ainsi que ‘’se constitue dans le grand public qui en majorité ne peut connaître la situation de ces banlieues qu’à travers les articles de journaux et les séquences des reportages télévisés une représentation vague des problèmes qui doit beaucoup au primat qui est donné, par les médias, à l’événement exceptionnel’’ 677. Et nous avons pu constater par nous-mêmes que nombre de gens habitant en banlieue (Vénissieux et Vaulx-en-Velin notamment) ont eux-mêmes intériorisé l’image que produisent les médias et que celle-ci ’surdétermine’ leurs comportements et leurs analyses, alors même qu’ils sont bien placés pour savoir que leur ville ne se réduit pas à ce que montrent les médias et que certains d’entre eux participent activement, professionnellement ou bénévolement, à al vie sociale de leur commune. Mais il arrive un moment, semble-t-il, où l’image d’eux-mêmes que leur renvoient les médias devient trop lourde à porter, où ils ne supportent plus d’être considérés avec ce mélange d’admiration feinte et de commisération que nous avons nous-mêmes bien connu (et al vécu) qui conduit la famille, les amis, les relations, tous ceux qui ne connaissent la banlieue que par les médias à vous dire: ’Ah, vous habitez (ou vous travaillez) à Vaulx-en-Velin. Cela ne doit pas être facile. Vous avez bien du mérite ! Avec tout ce qui s’y passe, je n’irais y habiter à aucun prix !’ etc. Il arrive un moment, en effet – nous pouvons en témoigner – où on en a assez d’expliquer, d’expliquer et de réexpliquer encore que la banlieue n’est pas un enfer, que Vaulx-en-Velin n’est pas le Bronx, que les banlieues sont certes des espaces urbains pétris de difficultés de tous ordres (chômage, échec scolaire, concentration des familles lourdes, urbanisme déshumanisé, etc.) mais aussi et surtout peut-être des lieux ouverts dans lesquels on trouve pour l’essentiel des gens tout à fait ’normaux’, qui se battent pour s’en sortir et un grand nombre d’hommes et de femmes de bonne volonté qui conjuguent leurs efforts avec ceux des élus locaux pour faire en sorte que ces ’villes périphériques’ se développent sur les plans économique, social, culturel, éducatif, urbanistique, etc. Mais il est tout à fait certain que, malgré cela une certaine forme de ’spirale du silence’ finit par frapper même les plus convaincus et les plus ’militants’, qui se mettent à douter de leur propre vision de la réalité et qui, en tout cas, renoncent de plus en plus à défendre leur point de vue, celui-ci n’étant généralement pas audible, pas crédible car trop en contradiction avec ce que présentent les médias.

Ajoutons encore, pour terminer ce panorama général sur la représentation médiatique de la banlieue, que si les médias sont largement responsables de cette ’mise au ban’, ils ne sont pas seuls en cause. En effet, on peut légitimement s’interroger sur les effets pervers du discours politique et institutionnel sur les ’problèmes des banlieues’ et sur les conséquences idéologiques des politiques publiques nationales qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années et qui, quelles qu’aient pu être les bonnes intentions (mais le chemin de l’enfer en est pavé), ont contribué de manière non négligeable à stigmatiser certains quartiers et certaines villes de banlieue, objets de toutes les sollicitudes, mais réduits à l’état de cobayes ou montrés du doigt comme archétypes de l’anormalité et de la fracture sociale, alors qu’ils ne sont que des indicateurs, des révélateurs des problèmes posés par l’ensemble de la société française. Mais peut-être était-il politiquement commode pour l’Etat de raisonner en terme de ’crise des banlieues’ plutôt qu’en terme de crise de l’ensemble de la société, ne serait-ce que parce qu’en stigmatisant un certain nombre de zones difficiles on pouvait donner le sentiment qu’ailleurs tout allait bien. Quoiqu’il en soit, on peut à tout le moins penser qu’en cette affaire comme en bien d’autres circonstances, les gouvernements et la plupart des partis politiques semblent avoir rapidement calé leurs discours et leurs initiatives sur le discours des médias, contribuant ainsi à le légitimer et à l’amplifier, en confortant la ’spirale du silence’. En effet, s’il est déjà très difficile de résister au discours médiatique, il devient pratiquement impossible de défendre une opinion contraire à celle que construisent conjointement les discours médiatique, politique et institutionnel 678.

Notes
671.

Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, Paris, 1993.

672.

Ibid.

673.

Mahfoud GALLOUL: La ville, problèmes et perspectives in Ville et information, opus cité, p. 27.

674.

Le remarquable film de Bertrand Tavernier ’De l’autre côté du périphérique’ , réalisé en 1997, reprend, au deuxième degré, cette formulation, mais pour montrer la réalité quotidienne d’une cité – sans gommer les difficultés – en donnant la parole aux dominés et à tous ceux qui agissent concrètement sur le terrain pour améliorer la situation (éducateurs, enseignants, militants associatifs, élus...).

675.

Serge LATOUCHE: La planète des naufragés,

676.

Serge PAUGAM: La disqualification sociale

677.

Patrick CHAMPAGNE: La construction des malaises sociaux, opus cité, p. 8.

678.

Nous n’avons évoqué qu’allusivement le discours institutionnel sur les banlieues. Il faut pourtant insister sur la quantité impressionnante de notes, de rapports, d’analyses, de discours pseudo-savants réalisés et publiés à l’initiative de l’Etat et des organismes parapublics comme le Fonds d’Action Sociale, le Comité interministériel des Villes, la Délégation interministérielle à la ville.