3.3.2.2. Les ’événements de Vaulx-en-Velin’

Pour illustrer notre propos de façon un peu plus concrète, les ’événements de Vaulx-en-Velin’, que nous avons vécu de près, nous fourniront une matière assez significative. Cette cité de l’Est lyonnais nous semble en effet représentative de la situation dans laquelle se trouvent bon nombre de ’quartiers défavorisés’. Vaulx-en-Velin, à l’époque des ’événements’ (Octobre 1990), comptait 45 000 habitants, dont près de la moitié était âgée de moins de 25 ans, avec une très forte proportion d’immigrés ou de jeunes issus de différentes immigrations (on a pu recenser à Vaulx-en-Velin 43 nationalités différentes). Avec un taux de chômage moyen de plus de 16% (allant jusqu’à 25 % dans certains quartiers) 679, un parc de logement social représentant près de 80% de l’habitat total, un urbanisme typique des ’grands ensembles’ construits dans les années 1965-1970, une forte proportion de familles ’lourdes’ (6 enfants et plus), un échec scolaire important, Vaulx-en-Velin est effectivement une ville dans laquelle il existe de vraies difficultés dues pour une part importante à la faiblesse des revenus (voire à leur inexistence), car la plupart des actifs ayant un emploi sont ouvriers, employés ou manoeuvres (environ 60%). Mais il faut également bien voir que Vaulx-en-Velin compte de nombreuses entreprises, deux grandes écoles (Ecole d’Architecture et Ecole des Travaux Publics d’Etat), de très nombreux équipements sportifs (piscines, stades, gymnases, Palais des Sports), des lieux de culture (cinéma, bibliothèques, Centre culturel, Ecole de Musique), des équipements publics multiples (Centre Information Jeunesse, Centres sociaux, centre multiculturel, centre municipal de santé, mairies annexes, etc.), un centre commercial, un planétarium, plusieurs grandes surfaces, une maternité, une maison de retraite, des centaines d’associations et de clubs sportifs, une vie sociale et culturelle très riche avec des milliers de gens qui travaillent, militent, créent, développent des solidarités, agissent pour améliorer la situation. De son côté, la municipalité à direction communiste 680 ne reste pas inactive et mène une politique volontariste, avec des moyens financiers limités, dans le domaine économique (implantation d’entreprises et création d’emplois), dans le domaine de l’urbanisme et de l’habitat (réhabilitation des immeubles et des logements, restructuration urbaine), dans le domaine social (aide aux plus démunis, soutien aux initiatives des habitants, financement des centres sociaux, des associations socio-éducatives, etc.), dans le domaine éducatif (soutien scolaire, vulgarisation scientifique et technique, investissement dans les nouvelles technologies de l’éducation), dans le domaine culturel (création théâtrale et chorégraphique, festival de jazz, expositions, lecture publique, etc.), etc., etc.

Cette longue énumération un peu fastidieuse, encore que non exhaustive, avait simplement pour objet, non pas de faire l’apologie de cette ville et de ses élus – comme la communication municipale a tendance à le faire – mais de montrer concrètement, à partir d’une expérience vécue, que Vaulx-en-Velin, comme beaucoup d’autres villes de banlieue, ne mérite sans doute ’ni cet excès d’honneur ni cette indignité’. Il y a évidemment de nombreux problèmes, qu’il serait absurde de nier. Pour des raisons structurelles très faciles à comprendre – principalement parce que l’habitat social est très inégalement réparti 681 - les villes de banlieue concentrent dans une même zone les difficultés sociales de tous ordres dans un urbanisme (celui des années 1960-1970) inhumain. Mais en même temps, comme l’a très bien montré Bertrand Tavernier dans ’De l’autre côté du périphérique’ à propos de Montreuil-sur-Seine, ces villes n’ont rien à voir avec l’enfer de violence, de délinquance, de toxicomanie, de peur, décrit par les médias. Comme le souligne Maurice Charrier, ‘45 000 vies, ce sont des anecdotes au quotidien, des drames familiaux, des actes de solidarité, des conflits de voisinage, des fêtes de quartier, des modes de vie qui s’opposent, des marchés qui rassemblent, des projets individuels et collectifs, des déceptions (...) Malgré toutes les difficultés, l’immense majorité des Vaudais et des Vaudaises travaillent, étudient, se cultivent, font du sport, se battent pour leur avenir, pour réussir’ 682.’

Et pourtant, particulièrement depuis les ’événements’ d’Octobre 1990, les médias ont construit – et construisent - une représentation de Vaulx-en-Velin fondée sur la ’violence aveugle’, les ’émeutes’, le ’vandalisme’, les voitures brûlées, les ’H.L.M. dégradés’, le ’climat de tension permanente’, la ’haine’, les jeunes qui insultent la police et qui jettent des pierres sur les pompiers, etc. Pour resituer – et relativiser – ces ’événements’ d’Octobre 1990, il convient de rappeler brièvement les faits. Fin Septembre 1990, une grande fête avait été organisée par la municipalité dans le quartier du ’Mas du taureau’ à proximité du centre commercial implanté depuis un an pour célébrer la fin des opérations de réhabilitation de cette Z.U.P. et l’inauguration d’une tour d’escalade unique en France. Cette manifestation s’était déroulée en présence de très nombreuses personnalités dont Michel Noir, alors Maire de Lyon et Président de la Communauté Urbaine, venu souligner l’exemplarité des actions de requalification urbaine menées à Vaulx-en-Velin. Une semaine plus tard, à l’occasion d’un contrôle de police et d’une course-poursuite, une moto est renversée, provoquant le décès du passager arrière, Thomas Claudio, âgé de 18 ans et légèrement handicapé physique. Une centaine de jeunes du quartier se rassemblent alors, et prennent à partie les policiers, les insultent et les menacent, car ils les considèrent comme responsables de la mort du jeune homme et les accusent d’essayer de faire passer cette supposée ’bavure’ pour un simple accident. Dans la soirée, des pierres sont lancées contre le commissariat de police et trois voitures sont brûlées. Le soir même, la presse audiovisuelle locale et les médias nationaux font état du drame. Le lendemain matin, quelques dizaines de jeunes recommencent à jeter des pierres contre le commissariat de police et, à la mi-journée’ une voiture volée est lancée contre le supermarché du centre commercial qui est incendié de même que plusieurs autres boutiques. Tandis que les policiers, pompiers et journalistes sont pris à partie par les jeunes et tenus à distance, de nombreux habitants du quartier, et probablement d’ailleurs, en profitent pour piller le supermarché et voler des marchandises qui, autrement, auraient brûlé. Ajoutons à cela quelques affrontements avec la police et quelques dizaines de voitures brûlées pendant une petite semaine, ainsi que quelques dégradations de bâtiments publics et, sur un plan factuel, c’est à peu près tout.

C’est à peu près tout, c’est-à-dire objectivement rien de comparable avec une ’émeute’, une ville ’à feu et à sang’, une ’zone de non-droit’, une ’intifada’, une ’irrémédiable désintégration sociale’ (’Libération’), une ’révolution islamique’ (’Le Figaro’): des incidents effectivement très regrettables, mais qui n’ont touché qu’une petite partie de la ville, qui n’ont provoqué que des dégâts matériels et qui n’ont été le fait que de quelques centaines de personnes. En réalité, d’après les informations que nous avons pu recueillir à l’époque, tout porte à croire que l’émotion tout à fait légitime causée par la mort du jeune Thomas Claudio a été exploitée et instrumentalisée par une petite délinquance peu nombreuse mais bien organisée.

Mais en même temps ces incidents – ou plutôt leur représentation médiatique – ont constitué, et constituent encore aujourd’hui, un véritable traumatisme pour la population, les pouvoirs publics locaux et la vie sociale de la commune. Tout à coup, les Vaudais se sont en effet trouvés confrontés à une image d’eux-mêmes et de leur ville en décalage complet avec leur réalité. Et ce qui nous a beaucoup frappé à l’époque et aujourd’hui encore, c’est que cette image médiatique a profondément modifié le regard qu’ils portaient sur eux-mêmes. Nous avons d’abord assisté, dans les premières heures qui ont suivi les incidents, et dès que la couverture médiatique a commencé, à la construction progressive mais très rapide, d’une véritable psychose collective alimentée, dans une espèce de cercle vicieux, en premier lieu par les médias et en second lieu par les pouvoirs publics locaux, manifestement dépassés par les événements et tombant totalement dans le piège de la surmédiatisation. En effet, dès les incidents connus, la municipalité prenait l’initiative de réunir une ’cellule de crise’ avec le Maire, ses adjoints, son cabinet, les chefs de service et les responsables des différentes structures sociales de la ville (centres sociaux, M.J.C., etc.). Cette ’cellule de crise’ s’est réunie quasiment tous les soirs pendant près d’un mois pour ’analyser la situation’ et pour réfléchir à ce qu’il convenait de faire et a cessé ses ’travaux’ bien après les ’événements’ eux-mêmes, qui n’ont duré que quelques jours, au moment où les médias ont cessé de s’intéresser à Vaulx-en-Velin parce qu’il ne s’y passait plus rien de spectaculaire. Cela montre bien à quel point les décideurs locaux se déterminaient en fonction des médias, contribuant ainsi, malgré eux, à faire durer la crise. Il était assez symptomatique lors de ces réunions, auxquelles nous avons participé, de constater que ’l’analyse de la situation’, au-delà des considérations générales, se réduisait souvent à un commentaire de la presse et à des discours dramatisants allant quasiment dans le même sens qu’elle. Pendant un mois, les rares incidents (voiture brûlée, jet de pierre, feu de poubelle, etc.) furent décortiqués, analysés, montés en épingle pour autoalimenter la psychose ambiante et quand vraiment il ne se passait rien, on en concluait que c’était bien la preuve que le feu couvait et que l’incendie allait bientôt redémarrer. C’est aussi à cette période que les rapports de la municipalité avec la presse ont pris la forme d’un cercle vicieux, peut-être parce que les médias ’rendent fous ceux qu’ils veulent perdre’: point de presse quotidien, déclarations tous azimuts, réponse du Maire à toutes les demandes d’interview, omniprésence du Maire à la radio et à la télévision, tout cela a également contribué à donner à ces ’événements’ un statut particulièrement dramatique et à légitimer la représentation médiatique.

Du coup, la conjonction du discours médiatique et du discours institutionnel local, départemental et national a provoqué une psychose dans la population, celle-ci étant aussi largement alimentée par l’extraordinaire déploiement de forces de police – réclamé à cor et à cris par la municipalité – qui donnait à Vaulx-en-Velin l’aspect d’une ville en état de siège. Les rumeurs les plus folles se répandaient, la peur régnait, les gens n’osaient plus sortir de chez eux sitôt la nuit tombée, certains stockaient des denrées de première nécessité. Il faut dire que les médias, et particulièrement les télévisions nationales, se sont emparés de la situation vaudaise sans aucune retenue: l’incendie du centre commercial a été filmé sous tous les angles et rediffusé à plusieurs reprises. Quelques jours après les événements, FR3 y consacrait une émission spéciale intitulée: ’Pourquoi tant de haine ?’; TF1, pour sa part, jamais en reste sur le spectaculaire, mettait en scène, deux jours après la prétendue ’émeute’, dans le cadre de l’émission ’Ciel, mon mardi ’ présentée par Christophe Dechavanne, un débat donnant notamment la parole à des ’casseurs’ (vrais ou faux), au visage masqué, qui ont évidemment tenu des propos marqués par la haine, la violence aveugle, le ’no future’. Et nous pouvons témoigner de l’effet dramatique produit par de telles images et de tels discours aussi bien sur la population vaudaise que, a fortiori, sur la population non vaudaise.

Nous voulons enfin signaler que, dix ans après, le traumatisme n’est toujours pas guéri, même si, en apparence, la situation semble aujourd’hui bien différente. Mais Vaulx-en-Velin pour ses habitants, pour les gens de l’extérieur, pour les pouvoirs publics, pour les médias, reste une ville à part, profondément marquée, stigmatisée, déshonorée. Comme l’indique Patrick Champagne, ‘en plus des véritables problèmes qui existent objectivement dans ces quartiers, les habitants doivent se défendre contre l’image publique d’eux-mêmes, très négative, qui est produite par les médias et qui peut être parfois en fort décalage avec la réalité. C’est précisément le cas de Vaulx-en-Velin qui a pu devenir le symbole des banlieues à problèmes bien que de l’aveu même des rares journalistes locaux qui la connaissent bien, cette commune soit loin d’être une banlieue très difficile et dégradée. Nombre d’habitants de Vaulx ont d’ailleurs été les premiers surpris par les événements, certains ayant eu presque honte de ce qui s’est passé dans leur commune’ 683 . Et le traumatisme est d’autant plus à vif que, pour les médias, Vaulx-en-Velin reste un sujet ’porteur’ un peu comme les gens qui ont fait de la prison et qui restent toute leur vie, aux yeux de certains, plus ou moins suspects. Ainsi, les ’événements de Vaulx-en-velin’ restent une référence médiatique récurrente, une espèce d’archétype de la violence urbaine réactivé à chaque fois que l’occasion se présente (voiture brûlée, agression, incidents avec la police, etc.). ainsi, au moment de l’affaire Khaled Khelkal, jeune militant islamiste responsable de divers attentats et abattu par la police, les liens de cet extrémiste avec Vaulx-en-Velin ont été largement mis en avant et l’hypothèse de l’existence à Vaulx-en-Velin d’une base du terrorisme islamiste a été fortement développée par les médias et par la police qui, après des mois d’enquête, a bien dû reconnaître que la ’piste vaudaise’ était une voie de garage. Mais que de nouveaux dégâts pour le vécu de la population et pour l’image de la ville ! Aujourd’hui encore, les médias s’intéressent particulièrement à Vaulx-en-Velin, même lorsqu’il ne s’y passe rien. C’est ainsi que ’Lyon Capitale’, dans son édition du 4 au 10 Octobre, prend prétexte du 10ème ’triste anniversaire’ de cette ’date marquée au fer rouge’ pour consacrer une page entière à une évocation des ’événements’ sous le titre – que ne renierait pas ’Libération’: ’Il y a dix ans, Vaulx en vilain’. Après avoir rappelé l’incendie du centre commercial, la ’fumée noire qu’on aperçut à plusieurs kilomètres à la ronde’, la ’guérilla urbaine’, les dégâts matériels ’estimés à au moins 70 millions de francs’, une ’quarantaine de policiers et de pompiers blessés’, François Mailhes souligne le rôle des ’événements de Vaulx-en-Velin’ dans la création d’un ’Ministère de la Ville’ et il conclut: ’indirectement, la mort de Thomas Claudio aura été le détonateur d’une intensification de la politique de la ville’. Partant de là, nous allons réfléchir, dans le prochain sous-chapitre, sur les conséquences de la ’stigmatisation’ médiatique des banlieues.

Notes
679.

Le taux de chômage des moins de 25 ans monte à 24%, celui des personnes entre 25 et 39 ans à 19,7%, et celui des étrangers à 31,5%.

680.

Maurice CHARRIER, Maire de Vaulx-en-Velin depuis 1986, a quitté le PCF en 1993, mais bénéficie toujours de son soutien.

681.

Pour ne prendre que l’exemple de l’agglomération lyonnaise, les chiffres sont éloquents. L’habitat social – et donc les difficultés sociales – est concentré dans l’est et le sud-est (Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Bron, Saint-Priest, Vénissieux) et dans quelques secteurs de Lyon (le 8ème et le 9ème arrondissement), alors que l’ouest lyonnais compte une proportion de logements sociaux ridiculement faible, voire nulle dans certaines communes (Tassin, Champagne, Ecully, Dardilly, Saint-Cyr au Mont d’Or, Limonest, etc.).

682.

Maurice CHARRIER: Une petite ville en France in Le Monde, 10 Octobre 1995.

683.

La construction médiatique des représentations sociales, opus cité, p. 72.