3.3.2.3. Une représentation performative

On pourrait penser, un peu naïvement, que, même si le discours médiatique sur les banlieues tend à en imposer une vision très négative, axée sur la violence et les difficultés sociales, il contribue au moins à poser publiquement un certain nombre de problèmes et à favoriser une prise de conscience du gouvernement et de la population. Ainsi, les ’événements de Vaulx-en-Velin’ et leur dramatisation médiatique et politique ont incontestablement permis à la ville d’obtenir des crédits supplémentaires pour les réhabilitations et l’accompagnement social. De même, elle a pu, plus que d’autres, bénéficier de la ’sollicitude’ du gouvernement, de la Préfecture et de la Communauté Urbaine, et s’inscrire dans de nombreux dispositifs, parfois expérimentaux, imaginés par le Ministère de la Ville, créé par le Premier Ministre Michel Rocard en décembre 1990, un mois après les ’événements’. Nous avons pu apprécier, par exemple, la façon dont le Ministère de la Ville et le Fonds d’Action Sociale ont soutenu avec enthousiasme, en 1992, le 1er ’Festival National Cinéma et Banlieue’ organisé à Vaulx-en-Velin par le Centre Régional Multiculturel (dont nous sommes membre fondateur et secrétaire général depuis sa création en 1990). Mais nous avons profondément déploré, comme beaucoup d’autres, que cette opération de vraie culture populaire, pourtant très réussie, aussi bien par la qualité des films présentés que par son impact social et médiatique, n’ait pu se pérenniser en raison du désengagement financier de l’Etat et de la perte du soutien de la ville, celle-ci ayant commencé à partir de cette époque à développer une communication très contestable – sur laquelle nous reviendrons – fondée sur la volonté de nier son statut de ’banlieue’ et de construire une image irénique d’elle-même. En réalité, l’expérience montre que ‘’paradoxalement, loin d’aider les habitants de ces banlieues, les médias contribuent fortement à leur stigmatisation’’ 684. Nous avons pu constater, par exemple, qu’après les ’événements’, les jeunes Vaudais avaient encore plus de difficultés qu’avant à trouver du travail ou même à pouvoir réserver un emplacement de camping pour les vacances. Mais ce qui est le plus intéressant – et finalement le plus démoralisant – c’est que, si la représentation médiatique des banlieues provoque l’indignation des habitants les plus politisés et les plus engagés dans la vie sociale ( qui finissent souvent, eux aussi, par ’craquer’, comme on l’a déjà indiqué), ‘’il reste que la plupart, entre autres parce qu’ils sont dominés culturellement et sans doute parce qu’ils croient bonne pour eux cette sorte de dénonciation populiste de leur condition, reprennent à leur compte cette vision d’eux-mêmes que produisent ces spectateurs intéressés et un peu voyeurs que sont nécessairement les journalistes’ 685 .

Plus fondamentalement, la situation de Vaulx-en-Velin depuis les ’événements’ nous semble particulièrement révélatrice de la façon dont les représentations médiatiques de la réalité finissent par modeler celle-ci. On a en effet de plus en plus le sentiment que l’action politique est devenue presque impossible en dehors des médias et, à plus forte raison, contre eux, tant les acteurs politiques sont devenus symboliquement dépendants des journalistes et de ’l’opinion publique’ construite par les médias. Aussi, le pouvoir politique, de la commune au gouvernement, cherche-t-il à contrôler ’l’actualité’, voire à la construire lui-même, avec l’aide des professionnels de la communication, et à développer directement, avec des moyens de plus en plus importants, une communication spécifique, particulièrement au niveau local. Au niveau local, en effet, il est assez facile pour un maire d’établir un contact direct avec ses administrés que ce soit en allant ’sur le terrain’ (ce qui reste une des meilleures formes de communication politique qui soit), par l’intermédiaire du magazine municipal, des affiches, des différents documents municipaux. Au niveau départemental, régional et a fortiori, national, les pouvoirs publics organisent évidemment une communication très importante, qui s’adresse pour une part à des réseaux de personnalités (élus locaux, personnalités, ’décideurs’, etc.) mais très rarement au ’grand public’ et ce, aussi bien pour des raisons financières que pour des raisons pratiques. On imagine l’infrastructure qui serait nécessaire pour faire diffuser régulièrement un journal à 40 millions d’exemplaires. A l’exception des municipalités, les pouvoirs publics sont donc contraints de faire appel aux médias et consacrent une part importante de leur énergie à essayer de les instrumentaliser, les journalistes obéissant à la logique de leur champ (dramatisation, spectaculaire, émotionnel). En fait, ‘’tout se passe comme si les journalistes voulaient se prouver à eux-mêmes leur autonomie professionnelle par rapport au pouvoir en cherchant à le mettre en difficulté, les hommes politiques, de leur côté, s’efforçant de contrôler les médias comme ils peuvent (seulement indirectement aujourd’hui)’ 686 . Et nous partageons tout à fait l’analyse de Patrick Champagne qui indique: ‘La lutte est principalement localisée sur le terrain médiatique et tend à y rester, le pouvoir inventant avec l’aide des spécialistes en communication des stratégies qui visent à piéger à leur tour les médias’ ’ 687. De ce point de vue, on peut penser, par exemple, que la création d’un ’Ministère de la Ville’ un mois après les ’événements de Vaulx-en-Velin’ et la nomination à ce poste de personnages hauts en couleur, gouailleurs et populistes comme Michel Delebarre et surtout Bernard Tapie, relevait autant d’une stratégie de communication que d’une volonté politique de régler les problèmes de fond.

Cet investissement prioritaire dans la communication, caractérisé pour une part par la priorité accordée par la municipalité aux projets susceptibles de gommer la référence à la banlieue, a été particulièrement significatif à Vaulx-en-Velin depuis les ’événements’ d’Octobre 1990. Auparavant, en effet, la communication municipale était beaucoup plus limitée et renvoyait, comme la plupart des villes à direction communiste, au chômage, aux difficultés sociales, aux besoins de la ville, à la solidarité. Comme le note Philippe Bouquillion, ’le journal [municipal] insiste, plus particulièrement, sur les difficultés que peuvent rencontrer les habitants de banlieue appartenant aux couches populaires. Le chômage, le surendettement, les risques de marginalisation sociale sont très souvent évoqués’ 688 . Or, petit à petit cette dimension s’est estompée au profit d’une mise en avant beaucoup plus systématique du ’développement économique’, du sport, de la culture, de la science, des Vaudais ayant ’réussi’, des initiatives les plus ’médiatiques’ comme la construction d’un planétarium, celle d’un lycée, et, depuis 1995, le projet de nouveau centre-ville. Le concept de ’ville d’agglomération’ est devenu omniprésent dans le discours officiel et l’idée que Vaulx-en-Velin était simplement ’une petite ville en France’ 689 a constitué la ligne de force de la communication municipale. En bref, la communication municipale s’est attachée à construire une représentation de Vaulx-en-Velin prenant le contre-pied de sa représentation médiatique et tendant à alimenter une vision exagérément positive de la réalité vaudaise et, au fond, assez artificielle car traçant les contours d’une ’ville idéale’ (aux yeux de la municipalité) mais largement déconnectée des attentes d’une grande partie de la population. Comme le souligne Pierre-Didier Tchétché Apéa, président de l’association ’Agora’, fondée par les membres du ’Comité des amis de Thomas Claudio’ peu après les ’événements’ de 1990: ‘’Je ne pense pas que les choses ont évolué de façon extrêmement positive (...) La mairie ne jure plus que par les nouveaux projets en laissant de côté la question sociale. Un exemple, le budget initialement attribué à une maison de quartier a été orienté vers le planétarium et un document de la cour des comptes révèle que seulement 20% de l’argent de la politique de la ville est objectivement utilisé pour le social. Maintenant, il y a un nouveau centre-ville censé attirer des gens plus riches et parallèlement la vidéo-surveillance. Si le décalage entre les gestionnaires et la réalité se poursuit, ce qui est arrivé il y a 10 ans pourrait se reproduire’’ 690 .

Il y a là, en effet, un réel problème, lié selon nous à la volonté municipale de ’changer l’image de la ville’, ce qui est tout à fait légitime. En effet, toute la politique municipale a été réfléchie en termes de communication et l’action pour améliorer la situation de la ville et de ses habitants s’est souvent déplacée sur le terrain médiatique. Autrement dit, la communication municipale s’est considérablement développée et améliorée, le recours aux ’spécialistes’ est devenu constant, la municipalité a multiplié l’organisation ’d’événements’ médiatiques (fêtes, inaugurations, colloques, visites de ministres, édition d’un livre, etc.) tendant à montrer une vision positive des choses. Dans le même temps, l’édification d’un nouveau centre-ville (projet qualifié de ’pharaonique’ par un certain nombre d’habitants), visait à modifier profondément non plus seulement l’image de la ville, mais la structure de la ville elle-même en attirant une population nouvelle dans les luxueuses copropriétés nouvellement construites. Parallèlement, le thème de la sécurité était fortement mis en avant par la municipalité, des moyens considérables étaient dégagés pour renforcer la police municipale, un centre de sécurité urbaine était mis en place et un système de vidéo-surveillance sophistiqué était installé pour protéger le nouveau centre-ville malgré la protestation d’une partie de la population. En somme, ce nouveau centre-ville bardé de caméras institue d’une certaine manière une banlieue dans la banlieue. Une zone centrale hyperprotégée explicitement destinée au seigneur et à la population ’noble’ et des quartiers périphériques qui se sentent un peu délaissés et où restent concentrées les difficultés sociales de tous ordres car effectivement la situation réelle des habitants ne s’est guère améliorée depuis 1990. Et un certain nombre d’indices forts montrent que, malgré le ’tout communication’ mis en oeuvre par la municipalité, la représentation médiatique de Vaulx-en-Velin et de la banlieue en général reste prégnante. Nous avons déjà évoqué les acteurs sociaux les plus militants qui finissent par baisser les bras. Il faut ajouter que la commercialisation des copropriétés du nouveau centre-ville est, pour l’instant, un échec. Plus grave encore – et, hélas, significatif – les chiffres du dernier recensement de 1999 montrent que la population vaudaise a perdu 6500 habitants depuis le recensement de 1990, soit 14,5 % environ de sa population. Il y a fort à parier que ce ne sont pas les plus défavorisés qui sont partis 691. Et d’ailleurs où seraient-ils allés ? En effet, si Lyon et Villeurbanne ont gagné des habitants, toutes les banlieues de l’Est lyonnais en perdent plus ou moins, les deux qui en perdent le plus étant aussi les deux plus grandes, Vénissieux (moins 5000) et Vaulx-en-Velin (moins 6500). On assiste donc objectivement à un phénomène de ’ghettoïsation’, de renforcement, en proportion, des populations en difficulté. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai que les chiffres du recensement renvoient en fait à une réalité plus complexe. En fait, ce ne sont pas seulement 6500 personnes ’favorisées’ qui sont parties, mais probablement davantage, car de nouvelles familles ’défavorisées’ sont venues s’installer à Vaulx-en-Velin. En tout cas, quelle que soit son ampleur précise, ce phénomène d’exode relativement important nous semble révélateur des effets pervers de la représentation médiatique des banlieues aussi bien que de la tendance des pouvoirs publics à gérer les difficultés sociales en termes de communication plutôt qu’en termes d’action politique.

Notes
684.

Ibid. p. 70.

685.

Ibid. p. 71.

686.

Ibid. p. 73.

687.

Ibid. p. 73.

688.

Philippe BOUQUILLION: Les discours des journaux municipaux: la représentation de l’électeur idéal in Ville et information, opus cité, p. 68.

689.

Maurice CHARRIER: Une petite ville en France in Le Monde, 10 Octobre 1995.

690.

Cf. Lyon Capitale, édition du 4 au 10 Octobre 2000, p. 5.

691.

Nous connaissons personnellement plusieurs dizaines de familles qui ont quitté Vaulx-en-Velin pour Villeurbanne ou Lyon depuis 1990: employés municipaux, cadres d’entreprises, enseignants, ingénieurs...