3.4. MEDIAS ET POLITIQUE: UN COUPLE EN DIFFICULTE

Au terme de cette troisième partie consacrée à la construction médiatique de ’l’opinion publique’, il nous reste à aborder l’importante question des rapports conflictuels entre médias et politique. Rapports conflictuels, en effet, dans la mesure où la logique du champ journalistique et la logique du champ politique sont en même temps contradictoires et très proches, et, d’autre part parce que la politique, sauf à un niveau local, peut de plus en plus difficilement se concevoir en dehors et, a fortiori, contre les médias de masse, notamment la télévision. En effet, si, comme on l’a déjà vu, la logique du champ médiatique est, pour l’essentiel, une logique commerciale fondée sur la recherche de l’audience maximale et donc sur le marketing généralisé et la loi du spectacle, la logique du champ politique est, en principe, une logique de représentation, non marchande, fondée sur le débat public à propos d’enjeux idéologiques. Et en même temps, d’un autre point de vue, il existe indéniablement une proximité d’intérêts entre médias et politique, en ce sens que les uns comme l’autre constituent des médiations sociales, c’est-à-dire des institutions au travers desquelles s’établit une relation entre la société et les individus qui la composent, relation porteuse de l’appartenance sociale 692. Cette proximité d’intérêts provoque à nos yeux une véritable concurrence entre médias et politique sur le terrain de leurs légitimités respectives. Nous essaierons donc de préciser, dans un premier temps, la nature des rapports conflictuels entre médiation politique et médiation médiatique.

Mais, quoi qu’il en soit de cette dialectique, un examen empirique de la réalité montre, sans contestation possible, que politique et médias ont nécessairement partie liée dans la mesure où la politique est contrainte de faire appel aux médias de masse – même si d’autres vecteurs peuvent être utilisés (tracts, meetings, communication dialogique, etc.) – et où les médias, dans une moindre mesure, sont plus ou moins obligés de rendre compte ou de faire état d’un certain nombre ’d’événements’ et de discours politiques. Nous nous attacherons donc, dans un second temps, à montrer comment s’exerce ’l’emprise du journalisme’ 693 sur le champ politique et à mettre en évidence le fait que la politique se trouve ‘bien ’sous l’influence des médias’ 694 .

La concurrence entre médias et politique se traduit également, depuis une dizaine d’années – depuis en fait qu’ont commencé à être révélées un certain nombre ’d’affaires politico-judiciaires’ – par la construction médiatique d’une représentation très négative de la politique et de ses acteurs, fondée sur la corruption, la malhonnêteté et l’incompétence du ’personnel politique’ ainsi que sur la prétendue désaffection des gens pour la politique. Et dans le même temps, les médias réactivent implicitement la mythologie du journaliste ’redresseur de torts’ en se mettant eux-mêmes en scène comme ’quatrième pouvoir’, ou en tout cas comme ’contre pouvoir’, ’garant de la démocratie’, épris d’éthique et de justice, etc. Nous examinerons donc, dans un troisième temps, ces représentations croisées dont le résultat, sinon l’objectif, est de délégitimer la politique et de donner aux médias un statut particulier privilégié.

Enfin, il nous apparaît que, depuis une dizaine d’années, le traitement de la politique par les médias, particulièrement par la télévision, s’est singulièrement modifié. En effet, après une période d’une vingtaine d’années (1965-1990) où la politique a occupé une place privilégiée, où de nombreux débats et émissions politiques étaient régulièrement diffusés, y compris à des heures de grande écoute, où la presse écrite, à sa façon, donnait la parole aux leaders politiques, on peut constater que, depuis 1990 environ, la politique est beaucoup moins présente dans les médias et surtout qu’elle est de plus en plus décrite, rapportée, dans le cadre d’un discours journalistique sur la politique. Autrement dit, les médias qui naguère constituaient pour une part un vecteur ou un canal par lequel le discours politique pouvait atteindre le public, semblent fonctionner aujourd’hui comme une sorte de médiation de la médiation politique en ce sens qu’ils construisent une espèce de formatage, de grille de lecture de la politique. Il est assez frappant de remarquer qu’il n’y a quasiment plus d’émissions et de débats politiques à la télévision, sauf en des circonstances particulières (soirées électorales, élections présidentielles, etc.). une des dernières émissions politiques régulières est sans doute ’Les Guignols’ de Canal Plus ...! Nous essaierons donc de comprendre comment les médias sont passés de la mise en scène de la politique comme débat public à la construction d’une espèce d’agora symbolique censée se substituer au peuple.

Notes
692.

Cf. chapitre 2.4.

693.

Pierre BOURDIEU: L’emprise du journalisme, opus cité.

694.

Jean MOUCHON: La politique sous l’influence des médias, Editions l’Harmattan, 1998, Paris.