Comme on l’a déjà indiqué dans la section 2.4.3.3., ce que l’on appelle ’médiations sociales’ renvoie à l’ensemble des institutions qui permettent d’instaurer une relation entre un individu donné et la société. La médiation repose donc sur une dialectique entre l’expérience individuelle des rapports sociaux tels que chacun peut la vivre et la dimension collective de nos relations aux autres. En d’autres termes, la médiation nous conduit à prendre conscience dans un même mouvement des particularités, des différences qui fondent notre individualité et de tout ce qui relève du collectif, de la sociabilité. Comme l’écrit Bernard Lamizet, la médiation ‘’assure une articulation entre ce qui est de l’ordre du collectif et ce qui est de l’ordre de l’individuel: entre ce qui relève d’un engagement individuel, d’une approche personnelle des rapports sociaux, et ce qui relève davantage de l’appartenance à une communauté’ ’ 695 . D’un autre côté, la médiation renvoie à la culture, c’est-à-dire à un ensemble organisé de représentations et de pratiques qui fonde une société donnée. Et c’est grâce à ce langage commun que les différents acteurs sociaux peuvent communiquer, échanger des connaissances, des opinions, des sentiments, des désirs, etc.
La médiation politique, pour sa part, est celle qui relève de l’Etat considéré comme forme irrationnelle, comme système organisé dont une société se dote pour ’gérer la cité’ à partir du moment où une société organisée devient trop nombreuse et ses activités trop complexes pour relever simplement des rapports interindividuels et de la démocratie directe. Comme l’indique Bernard Lamizet: ’ ‘Dans l’histoire, vient un moment où la médiation prend la forme de l’instauration d’un Etat: c’est le moment où l’appartenance à la cité s’exprime sous la triple forme d’un système institutionnel, de l’exercice d’un pouvoir et, enfin, de l’élaboration d’un ensemble de lois régissant les rapports sociaux au sein de la cité’ ’ 696.
Avant de développer ces trois dimensions fondamentales de la médiation politique, il convient d’insister sur une idée essentielle que nous empruntons, une nouvelle fois, à Bernard Lamizet – comme d’ailleurs la plupart des éléments de la présente section -: c’est que, contrairement à l’espace familial fondé sur la filiation, l’espace du politique est fondé sur ’l’indistinction’. En effet, dans l’espace de la famille – et nous ajoutons: plus généralement, dans l’espace privé, dans l’espace des relations intersubjectives – chacun occupe une place précise, est reconnu par les autres porteur d’une identité particulière, cette place, cette identité étant déterminées par les structures de la parenté, et plus largement de l’amitié, du voisinage, des rapports privés entre êtres humains. Dans cet espace privé, chacun est différent des autres: père, fille, frère, épouse, cousin, ami, amant, collègue, voisin, etc. En revanche, l’espace du politique repose sur l’idée que, du point de vue de leur rapport à la société, à l’Etat, à la cité, du point de vue des rapports sociaux qui ne sont pas strictement privés, les individus sont tous identiques. Autrement dit, du point de vue de leur appartenance à la cité, de leur citoyenneté, les individus sont régis par un principe d’égalité: ils disposent des mêmes droits et des mêmes devoirs, la loi s’applique de la même façon pour tous, ’nul n’est censé ignorer la loi’, personne n’est ’au-dessus des lois’, etc. C’est le sens, par exemple, de l’article premier de la ’Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen’ du 26 Août 1789, celle-ci ayant été remise en vigueur par le préambule de la Constitution du 4 Octobre 1958: ‘’Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales en peuvent être fondées que sur l’utilité commune’ ’ 697 . Il faut tout de même préciser que l’indistinction est au principe de la médiation politique conçue en fonction d’un principe démocratique. Car elle n’a pas toujours régi le fonctionnement des sociétés humaines, loin s’en faut, et aujourd’hui encore un certain nombre de régimes sont davantage fondés sur une forme élargie de la filiation - le nationalisme, ou l’ethnicisme – que sur l’indistinction. Il n’est que de songer à ce qui s’est passé, jusqu’à une période récente, dans les Balkans, à ’l’épuration ethnique’ par exemple, pour comprendre que l’indistinction reste souvent encore à conquérir. Plus près de nous, dans les pays capitalistes développés – en France même – on peut se demander si l’indistinction n’est pas souvent bafouée et si la filiation, de façon directe ou indirecte ne crée pas des inégalités bien réelles du point de vue de la citoyenneté: pour prendre un exemple caricatural, mais tangible, un fils d’immigré algérien habitant Vaulx-en-Velin jouit-il véritablement d’un statut politique identique à celui d’un fils de chef d’entreprise vivant dans un quartier chic ? L’indistinction reste donc à nos yeux un idéal à défendre et à universaliser. Cela constitue un enjeu politique majeur qui renvoie à la responsabilité de l’Etat d’assurer une véritable ’égalité des chances’ entre tous les citoyens. Nous partageons donc totalement l’idée que ’ ‘l’indistinction est le support de toute démocratie, car c’est en vertu de ce principe qu’aucun préjugé, aucune discrimination ne peut créer de distinction entre les habitants de la cité, sur quelque fondement que ce soit. D’autre part, c’est en vertu du principe d’indistinction que les sociétés démocratiques sont des sociétés politiquement égalitaires’ ’ 698 .
En contrepoint de cette perspective – et pour montrer qu’elle reste au coeur d’un affrontement majeur qui renvoie à la définition légitime du politique - il est particulièrement révélateur d’analyser le discours de l’extrême droite (Front National et Mouvement National Républicain) par rapport à la ’préférence nationale’, manière politiquement et légalement correcte de désigner la discrimination raciale. En effet, la ’préférence nationale’ est justifiée par une espèce de pseudo bon sens qui construit en quelque sorte des cercles concentriques à partir de la filiation. C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen déclarait, il y a quelques années, à la télévision, en réponse à une question sur la préférence nationale: ’ ‘C’est une attitude tout à fait naturelle qui caractérise les êtres humains. J’aime mieux ma fille que ma nièce. J’aime mieux ma nièce qu’une cousine éloignée. J’aime mieux cette cousine éloignée qu’un Français qui n’appartient pas à ma famille. J’aime mieux un Français qu’un étranger européen. J’aime mieux un étranger européen qu’un étranger non européen. Et il y a même des gens que je n’aime pas du tout. On ne peut pas aimer tout le monde de la même façon. Il est donc tout à fait normal de favoriser ceux que l’on préfère’ ’ 699 . On voit bien dans un tel discours et dans nombre de textes du Front National que c’est une logique de filiation, au sens large du terme, qui fonde la médiation politique, la nation française étant considérée comme une grande famille dont les membres auraient ’naturellement’ des droits et des avantages supérieurs aux étrangers, notamment non-européens. Du coup, les relations entre les ’Français’ ne relèveraient pas du lien social mais de l’identité ethnique et elles seraient fondées sur les sentiments – caractéristiques de l’espace privé – et fondamentalement inégalitaires – et non pas de la loi, fondamentalement égalitaire puisqu’elle est censée s’appliquer à tous. On a là, grâce aux concepts élaborés par Bernard Lamizet, une démonstration – s’il en était besoin – que le Front National, le Mouvement National et l’extrême droite en général sont foncièrement anti-démocratiques précisément parce qu’ils refusent le principe de l’indistinction.
Il nous reste à présent à développer les trois formes de l’appartenance sociale constitutives de la médiation politique, et en premier lieu celle du système institutionnel. Dans toute société dotée d’un Etat, il existe un certain nombre d’institutions, d’organismes dont la fonction est d’administrer la vie sociale ou de faciliter son fonctionnement. Nous avons déjà évoqué cette question dans le chapitre 1.2., aussi nous contenterons-nous de citer la Présidence de la République, le Premier Ministre, les différents ministères, les collectivités territoriales (conseils régionaux et généraux, communes), les organismes de coopération intercommunale, les préfectures, les différentes structures de l’Etat-providence (Fonds d’Action Sociale, A.N.P.E., ASSEDIC, Sécurité sociale, etc.). Naturellement, toutes ces institutions développent une communication qui est devenue très importante depuis une vingtaine d’années. Cette communication institutionnelle ou communication publique permet de mettre en évidence les lieux institutionnels de l’appartenance sociale. Elle peut s’exprimer de trois façons différentes. Elle peut d’une part, utiliser des médias spécifiques, comme les magazines municipaux que nous avons déjà évoqués dans le chapitre 1.2., ou différents supports de communication écrits, audiovisuels ou télématiques (plaquettes, brochures, courriers, spots TV, affiches, films, sites Internet, etc.). Il existe d’autre part une multitude de manifestations, congratulations et commémorations diverses et variées ’ ‘qui inscrivent le fait institutionnel dans la durée, dans la mémoire et dans l’histoire. C’est le sens des rituels républicains comme les fêtes nationales’ ’ 700 . On pourrait également évoquer les inaugurations, poses de première pierre, remises de décorations, célébrations de la fin des guerres, réceptions de toutes sortes, cérémonies de présentation des voeux de nouvel an, rentrée solennelle des universités, etc. Tout cela contribue fortement à conforter la place des institutions dans la cité et aussi, disons-le au passage, à asseoir la popularité des acteurs politiques, notamment des maires, qui président ces manifestations et qui y prennent la parole car ils parviennent assez naturellement à détourner vers leur propre personne le sentiment d’appartenance lié aux institutions de la République. La communication institutionnelle, enfin, se matérialise dans l’espace, particulièrement dans l’espace urbain, par des bâtiments publics (Hôtels de ville, préfectures, Palais de l’Elysée, Hôtel Matignon, etc.), la plupart du temps ostentatoires, par des monuments (monuments aux morts...), par toute une série d’opérations d’urbanisme visant à organiser l’espace en fonction d’une volonté politique. Pour prendre un exemple local que nous connaissons bien, l’actuel centre-ville de Villeurbanne – le quartier des Gratte-Ciel – a été créé de toutes pièces au début des années 1930 par une décision du maire de l’époque, Lazare Goujon. Cet ensemble immobilier de 1500 logements, incluant un Hôtel de ville, un Palais du Travail, une piscine, un théâtre est caractérisé par une architecture massive (’mussolino-stalinienne’ dit-on souvent en forme de boutade) et par sa situation, transversale au Cours Emile Zola qui conduit directement à Lyon. Les textes de l’époque montrent clairement que ce centre-ville a été construit, dans la forme que l’on vient d’évoquer, pour affirmer haut et fort la puissance publique de Villeurbanne et pour signifier son indépendance vis-à-vis de Lyon qui avait tenté de l’annexer à plusieurs reprises.
Il faut en second lieu considérer la médiation politique du point de vue du pouvoir. C’est grâce à la communication politique que le pouvoir s’affirme, non pas en tant qu’entité abstraite mais en tant que réalité effectivement exercée par quelqu’un. A la différence de la communication institutionnelle qui exprime l’existence et l’action des institutions, la communication politique a pour fonction de mettre en évidence les individus qui exercent le pouvoir, la supériorité des dirigeants par rapport à leurs administrés. La communication politique est évidemment une forme symbolique d’exercice du pouvoir dans la mesure où elle se situe dans l’ordre de la ’manipulation’ pour reprendre le, vocabulaire de la sémiotique narrative. Il faut souligner que si les acteurs politiques semblent échapper au principe de l’indistinction, ce n’est pas en tant qu’individus privés mais en tant que mandataires d’une volonté transcendante, que ce soit le suffrage universel, le ’droit divin’, le conseil des anciens, etc. Dans tous les cas, c’est la fonction institutionnelle – davantage que l’individu qui l’occupe à un moment donné – qui n’est pas régie par le principe de l’indistinction, même si, dans la pratique, il y a coïncidence entre une fonction et un individu particulier. Soit dit au passage, on retrouve là toute la problématique de l’immunité parlementaire ou de la responsabilité pénale du chef de l’Etat. On retrouve également tout le problème de la personnalisation du pouvoir qui provoque une inflation de la communication politique, en même temps que le développement de celle-ci ‘’s’actualise sous la forme de personnages existant dans la réalité de l’espace public: les acteurs politiques effectivement investis du pouvoir’ ’ 701 . Il faudrait également évoquer la communication politique qui constitue l’ordinaire des partis et de leurs dirigeants, en particulier pendant les campagnes électorales, et qui s’inscrit dans la logique que nous venons de décrire, y compris dans le cadre d’une personnalisation de plus en plus affirmée. Notons à ce propos que le rapport au pouvoir est à considérer d’une façon très générale. Autrement dit, tous les acteurs politiques, qu’ils soient effectivement ’au pouvoir’ ou qu’ils appartiennent à ’l’opposition’, entretiennent un rapport au pouvoir à peu près analogue. Ceux qui sont au pouvoir aspirent à y rester et ceux qui sont dans l’opposition consacrent leur énergie à parvenir au pouvoir. Les acteurs politiques sont donc caractérisés par leur vocation à exercer le pouvoir, ce qui est une forme de pouvoir virtuel. Au surplus, les acteurs politiques, même lorsqu’ils ne participent pas au pouvoir, disposent tout de même d’un statut particulier – y compris avec des droits garantis par la loi 702 - et de tout sens, ils bénéficient d’une légitimité institutionnelle dans la mesure où ils représentent les adhérents de leur parti, les électeurs qui ont voté pour eux, tel groupe parlementaire, etc.
Enfin, la troisième forme que prend la médiation politique est celle de la loi. C’est la loi en effet qui organise les règles de fonctionnement de la cité et les relations. C’est la loi qui, dans les pays dotés d’un Etat, institutionnalise le contrat social. Notons d’ailleurs que la loi, qui s’impose à tous et que ’nul n’est censé ignorer’, prend une importance de plus en plus grande dans les pays développés, peut-être en raison d’une certaine perte de légitimité des autres formes de médiation politique. Déjà chez Montesquieu, tout tourne autour de la loi 703 et la fameuse séparation entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, reprise par les doctrines constitutionnelles libérales, renvoie clairement à un rapport à la loi. Le pouvoir législatif est chargé de faire la loi, le pouvoir exécutif de l’appliquer et le pouvoir judiciaire de sanctionner les manquements à la loi. Il est en tout cas certain que le droit constitue un puissant vecteur d’appartenance sociale, étant entendu que la connaissance de la loi peut relever d’une médiation orale ou d’une médiation écrite. La loi peut en effet s’exprimer de deux façons qui renvoient à deux grandes traditions: la loi orale (ou droit coutumier) et la loi écrite qui constitue un code. Ce n’est pas par hasard si les textes juridiques sont classé en différents codes: code civil, code pénal, code de la route, etc. Dans la tradition orale, l’appartenance sociale est liée à l’intériorisation de la loi par les individus. Dans la tradition écrite, qui est celle des pays développés, l’appartenance sociale ne s’exprime que par la médiation du discours. Mais dans les deux cas, comme en témoigne l’étymologie du mot ’loi’ (issu d’une racine indo-européenne’leg’ qui signifie ’dire’), ’c’est bien l’énonciateur, le passage au symbolique, qui constitue la loi’ 704 .
Bernard LAMIZET: Médiation, culture et société, opus cité, p. 135.
Ibid. p. 147.
Les constitutions de la France depuis 1789, opus cité, p. 33.
Bernard LAMIZET: opus cité, p. 147.:
Cité dans Le Monde du 17 Février 1995.
Ibid. p. 148.
Ibid. p. 149.
Rappelons que la Constitution du 4 Octobre 1958 accorde aux partis politiques une existence institutionnelle et un statut particulier, puisqu’elle dispose, dans son article 4: Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement (...). On peut également noter, à titre d’exemple, que la loi du 6 Février 1992 relative à l’administration territoriale de la République accorde des droits particuliers aux élus minoritaires des collectivités territoriales: information, locaux, personnel, moyens matériels, etc.
Cf. MONTESQUIEU: De l’esprit des lois publié en 1748.
Bernard LAMIZET: opus cité, p. 149.