3.4.1.3. La crise du politique et l’appartenance sociale

Après avoir décrit sommairement les principales caractéristiques de la médiation politique, il est maintenant possible de comprendre pourquoi elles se trouvent en concurrence et pourquoi la médiation médiatique tend à se substituer à la médiation politique. Disant cela, nous ne disons pas que la médiation politique a perdu toute pertinence, ce qui serait absurde – ne serait-ce que parce que c’est bien le pouvoir politique, la puissance publique formellement, qui effectue l’essentiel des choix qui régissent l’organisation de la société et les relations (non privées) entre les individus -. Mais nous voulons simplement souligner qu’il existe à nos yeux un mouvement de fond, que nous tenterons de préciser dans les sous-chapitres suivants, marqué depuis une vingtaine d’années par un conflit fondamental entre médias et politique sur le terrain de la médiation, c’est-à-dire de l’appartenance sociale.

On peut en effet se demander si les différentes formes d’appartenance à la cité spécifiques à la médiation politique ne sont pas, pour une part, en crise, et si les médias ne remplissent pas, peu ou prou, les mêmes fonctions. Il faut tout d’abord souligner, d’une façon générale, que l’évolution libérale à laquelle on a assisté depuis le début des années 1980 a sans aucun doute joué un rôle non négligeable, tant idéologique que pratique, dans l’affaiblissement du rôle de l’Etat, et donc de la médiation politique. L’effondrement des régimes socialistes en Europe de l’Est, les privatisations d’entreprises publiques, la déréglementation, l’apologie de l’initiative individuelle, la chômage de masse, la conversion du Parti Socialiste à l’économie de marché, l’inexistence de tout modèle alternatif crédible, l’impuissance de l’Etat à régler les grands problèmes économiques et sociaux, l’idée largement répandue que l’économie mène le monde et que la politique n’a finalement qu’une fonction marginale, etc., tout cela a évidemment fortement contribué à dévaloriser l’Etat et le politique, ce qui a créé les conditions pour que les médias – qui participent activement à ce processus libéral – occupent une place de plus en plus importante dans la médiation sociale.

Evidemment, les institutions de la République, les structures de ’l’Etat-providence’, les organismes publics ou para-publics à vocation sociale, sont toujours présents, et leur communication n’a sans doute jamais été si développée. Leur statut semble néanmoins beaucoup moins légitime que naguère et le rapport qu’entretiennent avec eux les citoyens nous apparaît comme de plus en plus consumériste. Le politique, les institutions, les structures publiques ne sont intéressants, pour nombre d’individus, que dans la mesure où ils permettent d’obtenir immédiatement des avantages concrets, des prestations directement mesurables, que ce soit la baisse du prix de l’essence pour les routiers, l’installation de tel équipement dans un quartier, la satisfaction de telle ou telle revendication catégorielle. De ce point de vue, le repli des pouvoirs publics sur le court terme, et la ’proximité’ – sans doute lié à la volonté de retrouver une certaine légitimité que le libéralisme leur a partiellement enlevée – constitue en réalité, comme l’a très bien montré Zaki Laïdi, dans un ouvrage récent, un phénomène ’de nature à détruire le politique’ 714. Pour lui, en effet, ces deux maîtres-mots du discours politique que sont la ’proximité’ et ’l’urgence’, qui apparaissent en quelque sorte comme les symboles de la modernité conduisent inéluctablement, s’ils sont déconnectés d’une perspective globale, à décrédibiliser l’action politique en tant que telle. ’A priori’, souligne-t-il, ‘la proximité apparaît comme une vertu politique sans mélange. (...) Dans cet ordre d’idées, le politique se trouve converti en un vaste audimat social, dans lequel les hommes politiques se substitueraient en fait aux puces électroniques installées dans nos téléviseurs. ’Connaître au mieux et au plus près ce que veulent les gens’, voici le nouvel horizon du politique, sa dernière utopie. L’idéal du politique devient donc le processus de réduction de toute distance symbolique entre les attentes des citoyens et ceux qui les représentent (...) [Ce processus] participe à la destruction inexorable de la représentation du politique et à sa désymbolisation accélérée’ 715. Et en effet, si l’action politique n’est considérée que d’un point de vue instrumental, elle se trouve finalement réduite à une simple entreprise de services, ce qui a automatiquement pour effet de stimuler les revendications individuelles et catégorielles au détriment de l’intérêt général. Bien sûr, lesdites revendications peuvent être parfaitement justifiées et une des fonctions de la politique est bien de répondre aux attentes des citoyens. Néanmoins, il reste que ’à partir du moment où le politique se targue de légitimer son action par sa seule capacité à se montrer ’proche des gens’, pris dans leur individualité et leurs particularités, il ne faut pas s’étonner que le citoyen en vienne à souscrire à cette idée du politique, à dénier à ce dernier toute aura, à faire implicitement de la désymbolisation du politique la condition de sa légitimité. Le culte excessif de la proximité détruit l’intérêt général car il enferme symboliquement les citoyens dans un espace représentatif de plus en plus étroit’ 716. En ce qui concerne l’urgence, le problème est à peu près identique. En effet, plus la politique se situera dans l’action à court terme et la satisfaction immédiate des demandes sociales et plus elle justifiera les critiques et les exigences de ceux qui veulent ’tout, tout de suite’. On ne peut donc que s’interroger sur la responsabilité du politique lui-même – mais aussi des médias – dans cette ’sacralisation de l’immédiateté’. ’Car là encore, à force de n’agir que dans le court terme, à force de vivre dans un présent sans cesse reconduit, les enjeux de long terme finissent, un jour, par devenir des dangers à court terme et par renforcer ainsi la logique d’immédiateté (...) Plus on prétend se tenir au plus près des demandes sociales immédiates, plus on en vient à négliger le bien commun et sa distinction sur le long terme’ 717.’

Nous venons d’évoquer, outre la responsabilité propre du politique et celle de l’idéologie libérale, la responsabilité des médias dans le phénomène de sacralisation de la proximité et de l’immédiateté que nous avons rapidement décrit à partir des travaux de Zaki Laïdi. Nous considérons en effet que les médias alimentent fortement ce processus d’une part en se faisant largement l’écho des revendications catégorielles, surtout quand elles semblent être portées par ’l’opinion publique’, d’autre part en jouant un rôle de censeur pointilleux de l’action des pouvoirs publics. Sur le premier point, il nous semble clair par exemple que le traitement médiatique, en Septembre 2000, des différents mouvements corporatistes exigeant une baisse du prix de l’essence, a contraint le gouvernement à étendre cette baisse à tous les usagers – alors que d’autres considérations relatives à l’intérêt général pourraient conduire à penser que l’augmentation des taxes sur les carburants est un facteur de diminution de la consommation, de mise en oeuvre de sources d’énergie moins polluantes, etc. Sur le second point, il nous apparaît, comme nous l’avons montré à propos du naufrage de ’l’Erika’ en décembre 1999 718, que les médias ne manquent jamais de mettre en cause la responsabilité des pouvoirs publics, l’insuffisance des moyens mis en oeuvre, la carence des autorités. Les pouvoirs publics, en un mot, se trouvent soumis à une telle pression des médias, et, par suite, de l’opinion publique, qu’ils sont plus ou moins contraints de satisfaire les revendications, quitte à perdre de vue leurs objectifs à long terme. Et ce qui est paradoxal, c’est que, ce faisant, le politique se délégitime lui-même en tant que politique, contribuant ainsi à se délégitimer en tant que médiation sociale et à laisser le champ libre, au moins en partie, à la médiation médiatique comme vecteur essentiel de l’appartenance sociale. Car, contrairement aux apparences, l’appartenance à la cité ne peut se fonder sur des pratiques qui transformeraient les citoyens en ’clients’ et l’intérêt général en addition d’intérêts particuliers. En fait, c’est même tout le contraire: ‘’en continuant à galvauder sans aucune distance critique le terme de proximité, en en faisant l’alpha et l’oméga de sa légitimité, le politique incite le citoyen à penser que ce qu’il veut et attend individuellement est l’horizon indépassable de la vie en société. Par là-même, il renforce la tendance croissante des individus à se penser sur le mode d’une immédiateté à eux-mêmes’ ’ 719.

Sur le plan du pouvoir, c’est-à-dire non plus des institutions, mais des acteurs politiques qui l’exercent effectivement, la concurrence entre la médiation médiatique et la médiation politique semble également vive. On assiste en effet incontestablement à une crise générale de la représentation, liée pour une part à la crise de l’Etat et des institutions que nous avons évoquée précédemment. Il est difficile d’imaginer que, dans un tel contexte, les acteurs chargés d’incarner le pouvoir puissent rester totalement indemnes. Cette crise de la représentation est également liée aux représentations de la classe politique et de la politique elle-même que construisent les médias. Nous avons déjà abordé cette question dans le chapitre 3.3. (sous-section 3.3.1.3.) et nous y reviendrons dans le sous-chapitre 3.4.1. Rappelons donc simplement que les affaires politico-judiciaires’ – hélas réelles, bien que ne concernant que très peu d’acteurs politiques – et surtout, l’opprobre généralisé infligé par les médias à l’ensemble du champ politique ne peut pas rester sans effet sur la façon dont les administrés considèrent ceux qui dirigent les affaires du pays ou qui aspirent à le faire. C’est ainsi que, selon un sondage récent, 63% des personnes interrogées considèrent que ’les hommes politiques sont plutôt malhonnêtes’ 720 . En outre, même si cela n’a pas encore, en France, atteint la même proportion qu’aux Etats-Unis, la spectacularisation de la politique, l’usage des techniques du marketing, le mélange des genres (comme dans le cas de Bernard Tapie), la présence de plus en plus courante d’hommes et de femmes politiques dans des émissions de variété (comme ’Vivement dimanche’, le dimanche après-midi sur France 2), l’importance accordée par les médias aux ’petites phrases’ et à la ’politique politicienne’ en général, tout cela ne peut que dévaloriser les acteurs politiques. Or ces derniers – et c’est fondamental – sont censés transcender l’indistinction qui fonde la démocratie, dans le cadre d’une supériorité de nature institutionnelle, c’est-à-dire d’une légitimité reconnue par leurs mandants. Il paraît hélas clair qu’aujourd’hui, cette légitimité est largement remise en cause, comme en témoignent par exemple les taux records d’abstentions enregistrés lors des élections politiques. Même si l’on considère comme exceptionnel le taux d’abstention (70% des inscrits) lors du référendum du 24 Septembre 2000 portant sur la réduction du mandat présidentiel à cinq ans, il n’en reste pas moins que la désaffection que l’on constate peu ou prou à chaque élection constitue un signe récurrent de la crise de légitimité qui affecte le politique. Et il n’est pas certain que le développement très important d’une communication politique extrêmement personnalisée et, d’une certaine façon ’dépolitisée’ par le marketing et le recours permanent à ’l’opinion publique’ ne vienne pas, en réalité, aggraver ce déficit de légitimité. Car il nous apparaît que, au-delà de la suspicion généralisée qui frappe la classe politique sur le terrain de la morale, la crise du pouvoir est en partie une conséquence de ce que l’on appelle souvent la ’démocratie d’opinion’ et que nous qualifierons volontiers, pour notre part, de ’démocratie médiatique’ afin de rendre compte du rôle essentiel des médias dans la formation de ’l’opinion publique’. Le pouvoir politique, en effet, semble de plus en plus dépossédé de ses capacités à afficher et à mettre en oeuvre avec constance des convictions fortes, d’un côté par la ’loi du marché’ que nous avons déjà évoquée, et de l’autre côté, par la ’dictature’ de ’l’opinion publique’ dont les médias se font les porte-parole. Si le pouvoir politique apparaît comme faible, incertain, inconstant, sensible aux pressions de toutes sortes, impuissant, alors il se nie lui-même d’une certaine façon et il remet en cause fondamentalement, aux yeux de ses mandants, la supériorité institutionnelle qui fonde sa légitimité. A cet égard, les ’cohabitations’ à répétition, causées, dans les trois cas que la France a connus (1986-1988, 1993-1995 et depuis 1997), sur le refus du chef de l’Etat de tirer les leçons d’une défaite de son camp aux élections législatives, n’ont pu qu’aggraver les contradictions que nous venons d’évoquer. Cette crise du pouvoir politique et cette montée en puissance du pouvoir médiatique nous semble en tout cas étroitement liée à ‘’un système défectueux transformant les gouvernements en simples employés d’une opinion publique déchirée entre son désir de changement et sa difficulté à le supporter’ 721.’

Il faut enfin aborder le problème de la loi, terrain essentiel de la médiation politique par lequel se manifeste l’appartenance sociale. En effet, nous considérons que dans ce domaine-là aussi, la médiation médiatique exerce une forte concurrence sur la médiation politique. D’abord, - et cela renvoie à ce que nous avons indiqué dans le paragraphe précédent – il est bien évident que dans le cadre de la ’démocratie d’opinion’ que nous connaissons, les lois tiennent le plus grand compte de ’l’opinion publique’ en général et de ’l’opinion publique’ spécifique à un champ donné en particulier. L’exemple des innombrables pérégrinations, modifications, révisions de la loi Trautmann sur l’audiovisuel est à cet égard significatif: le gouvernement était tellement attaché à la recherche d’un consensus qu’il préférait renoncer purement et simplement à ses projets plutôt que d’imposer un texte ne satisfaisant pas tous les acteurs concernés. De même, la discussion du projet de loi sur le PACS, marquée par les hésitations et les reculs du gouvernement et des parlementaires socialistes, a bien montré à quel point la loi est certes l’expression d’un projet politique qui a réussi, mais aussi, et peut-être surtout, la résultat d’un compromis entre ’l’opinion publique’ donnée à voir par les médias et la volonté d’une majorité politique, étant entendu que la minorité politique et ses représentants élus cherchent, quand cela est possible, à s’appuyer sur ’l’opinion publique’ et les médias. Il est à cet égard éclairant de comptabiliser le nombre de projets politiques qui n’ont jamais été mis en oeuvre par ceux qui avaient le pouvoir - et le mandat – pour le faire, simplement parce que ’l’opinion publique n’était pas prête’. C’est le cas particulièrement pour une question qui nous tient à coeur, le droit de vote des immigrés, toujours pas réalisé concrètement malgré les engagements présidentiels qui remontent à 1981. Cette question est évidemment à resituer dans le contexte plus général du traitement médiatique de l’immigration que nous avons évoqué dans le chapitre précédent.

Il faut en second lieu souligner que si l’étymologie du mot ’loi’ renvoie au ’logos’, au discours, si c’est bien l’énonciation, la symbolisation qui caractérise la loi, si le droit constitue bien un ensemble de normes sociales dont le non-respect est sanctionné par un certain nombre de ’punitions’ dont la plus grave, à défaut de la peine de mort – exclusion radicale et définitive de la société – est la prison qui n’est rien d’autre qu’une forme plus acceptable d’exclusion, alors on ne peut que se demander si les médias, à leur façon, ne construisent pas également, au moyen du discours, un système de normes sociales dont le non-respect, par opposition à la condamnation à mort ou à la prison, reste symbolique mais relève tout de même de l’exclusion. C’est d’ailleurs sur cette base – la peur d’être isolé, exclu – que fonctionne la ’spirale du silence’ que nous avons abordée dans le chapitre précédent. Quoi de plus normatif et de plus contraignant, en effet, si l’on y songe bien, que ’l’opinion publique’ qui, en termes d’appartenance sociale, constitue un passage obligé tout aussi prégnant – et peut-être davantage – que les lois de la République, celles-ci étant d’ailleurs nécessairement rendues publiques, commentées, critiquées, validées ou invalidées par les médias. On a donc bien, sur ce terrain très important de la loi, qui exprime symboliquement les termes du contrat social, deux systèmes concurrents qui interagissent l’un avec l’autre: le système juridique qui s’impose à nous dans le cadre de la violence légitime qui est celle de l’Etat et le système médiatique qui fonde l’appartenance sociale sur l’évidence apparente de ’l’opinion publique’, c’est-à-dire sur une norme qui, à la différence des lois votées par le Parlement, apparaît comme directement issue du corps social. Nous ne sommes donc pas loin de penser que, du point de vue de l’appartenance sociale, les médias constituent une médiation largement aussi puissante, si ce n’est plus, que la médiation politique. Comme l’indique Bernard Lamizet, ’la constitution d’une opinion publique existant en tant que telle (ou censée exister en tant que telle), indépendamment ou concurremment avec les opinions particulières est une des formes de domination par lesquelles l’information exerce une forme d’hégémonie – voire d’aliénation – dans l’espace public’ 722.

Notes
714.

Zaki LAIDI: Le sacre du présent, Flammarion, Paris, 2000.

715.

Ibid. p. 94.

716.

Ibid. p. 126.

717.

Ibid. p. 187.

718.

Cf. supra, chapitre 2.3. (sous-section 2.3.2.2.).

719.

Ibid. P. 143.

720.

Le journal du dimanche, 15 Octobre 2000.

721.

Daniel SOULEZ-LARIVIERE: Les impasses de la démocratie d’opinion in Libération du 22 Septembre 2000.

722.

Bernard LAMIZET: Médiation, culture et sociétés, opus cité, p. 157.