3.4.2.1. ’L’emprise du journalisme’ sur le champ politique

Nous avons déjà analysé, dans le première partie de la présente thèse, et notamment dans le sous-chapitre 1.3.4., ’l’hégémonie’ du champ journalistique sur l’ensemble des autres champs sociaux, le concept ’d’hégémonie’ étant ici à considérer au sens que lui donne Gramsci. Nous nous contenterons donc de rappeler brièvement ce que Pierre Bourdieu entend quand il dénonce ’l’emprise du journalisme’ et particulièrement la domination de la télévision.

Pour Pierre Bourdieu, ‘’il s’agit donc d’examiner comment la contrainte structurale que fait peser ce champ [le champ journalistique ], lui-même dominé par les contraintes du marché, modifie plus ou moins profondément les rapports de force à l’intérieur des différents champs, affectant ce que l’on y fait et ce qui s’y produit et exerçant des effets très semblables dans ces univers phénoménalement très différents’ 725. Pour résumer en quelques lignes le point de vue de Pierre Bourdieu, on peut dire que le champ journalistique est de plus en plus soumis à la loi du marché, que ce soit par l’intermédiaire des ventes, de l’audimat ou des annonceurs publicitaires. Il montre, à partir de là, que cette logique du marché, qui s’exerce d’abord sur les journalistes eux-mêmes, que ceux-ci en aient conscience ou non, tend à s’imposer à tous les autres champs (champs de production culturelle, champ scientifique, champ judiciaire, champ politique, etc.) par le biais du champ journalistique. Celui-ci, en effet, est objectivement doté d’un privilège exorbitant, puisqu’il bénéficie du quasi monopole de la diffusion de l’information relative à ces différents champs. Sans accès aux médias de masse, la production issue des différents champs sociaux peut certes être rendue publique, par des canaux spécifiques (réseaux, ’bouche à oreille’, supports de communication divers, Internet, etc.) mais cette ’publicité’ ne peut que rester relativement confidentielle et en tout cas très limitée. Ce qui caractérise les rapports entre le champ journalistique et les autres champs sociaux, c’est donc bien l’inégalité et la domination du champ journalistique, puisque tous les champs sociaux sont en quelque sorte contraints de faire peu ou prou appel aux médias. Et, à partir de là, le champ journalistique incite très fortement les autres champs à se comporter en fonction des impératifs du marché en renforçant ‘’les agents et les institutions situés à proximité du pôle le plus soumis à l’effet du nombre et du marché; cet effet s’exerce d’autant plus que les champs qui le subissent sont eux-mêmes plus étroitement soumis, structuralement, à cette logique et que le champ journalistique qui l’exerce est lui aussi plus soumis, conjoncturellement, aux contraintes externes qui, structuralement, l’affectent plus que les autres champs de production culturelle’ 726.’

En ce qui concerne maintenant plus précisément l’emprise du journalisme sur le champ politique, que l’on peut considérer en l’espèce comme un champ de production culturelle, il faut d’abord souligner qu’il n’est pas dans notre propos de nier que le champ politique bénéficie d’une certaine autonomie. En principe même, sa logique interne, la légitimité démocratique des représentants élus par le peuple, le fait que les acteurs politiques échappent à l’indistinction dans le cadre d’une supériorité institutionnellement reconnue, la foret concurrence qui règne à l’intérieur du champ, tout cela contribue à faire du champ politique une structure particulièrement apte à résister aux pressions qui s’exercent sur lui. Et en même temps, le champ politique, à intervalles réguliers, est tributaire du marché, non pas en termes économiques, mais en termes de représentation. Le suffrage universel, c’est-à-dire la ’dictature de la majorité’, constitue un phénomène complexe qui, d’une certaine façon, fonde la politique, mais qui, en même temps, quand il devient l’alpha et l’oméga de l’action politique, risque de le vider de sa fonction essentielle qui est de gérer la cité en fonction de l’intérêt général. De ce point de vue, le marketing politique, qui consiste à reformuler en termes politiques les attentes de ’l’opinion publique’ (ce qui, d’ailleurs, contribue à la faire exister), constitue à nos yeux, une dérive particulièrement dangereuse. Il n’est donc pas très étonnant, à partir de là, que le champ journalistique – lui-même fortement et directement déterminé par le marché – renforce d’une façon significative l’influence du marché sur le champ politique. Le champ politique, en effet, même s’il peut mettre en oeuvre des moyens de communication spécifiques (tracts, circulaires électorales, meetings, campagne officielle à la télévision pendant les périodes électorales, etc.) peut de moins en moins se passer des médias de masse et particulièrement de la télévision, d’une part pour populariser les acteurs, les réactions, les propositions, les décisions, et d’autre part pour acquérir ou consolider une légitimité extérieure au champ grâce à ’l’opinion publique’ que les médias, à l’instar des élections, sont censés exprimer. Or les médias, consciemment ou inconsciemment, privilégient les acteurs politiques les plus démagogues, ceux qui apparaissent comme les plus prédisposés à concevoir leurs discours, leurs actions et leur comportement personnel en fonction des attentes les plus immédiates – souvent irrationnelles et émotionnelles – du ’grand public’. Le succès médiatique incontestable d’un Bernard Tapie, par exemple, même si l’exemple peut sembler quelque peu caricatural, est selon nous, très révélateur du genre d’homme politique que le champ journalistique promeut. Mais il nous semble important de souligner qu’au-delà de la mise en avant des acteurs politiques de cette sorte, le champ journalistique impose peu ou prou la logique de ’l’opinion publique’ à l’ensemble du champ politique. Il est vrai, à cet égard, que ‘’bien qu’il puisse servir aussi d’instrument de démagogie rationnelle tendant à renforcer la fermeture sur soi du champ politique’ 727, le sondage d’opinion a ceci de particulier qu’il institue avec le ’public’ un rapport immédiat, sans médiation, et que du coup, il tend à fragiliser les individus et les structures (comme les partis politiques et les syndicats) dont la fonction sociale est de produire et de diffuser des opinions constituées, ’quasi publiques’ au sens donné à cette formule par Jürgen Habermas. Du coup, les sondages d’opinion tendent à délégitimer l’ensemble des ’représentants’ dans leur mission de porte-parole ’autorisés’ de ’l’opinion publique’ tout en les empêchant d’oeuvrer à la formulation politique et cohérente des opinions de leurs mandants. Cette situation a donc pour conséquence pratique d’institutionnaliser le marketing politique et donc, d’une certaine façon,, de supprimer le débat public fondé sur des oppositions idéologiques fortes, processus qui, à son tour, renforce ’l’opinion publique’ au détriment des opinions constituées dont les acteurs politiques sont censés être les mandataires.

’Tout cela fait’, comme le note Pierre Bourdieu, ‘’que l’emprise sans cesse accrue d’un champ journalistique lui-même soumis à une emprise croissante de la logique commerciale sur un champ politique toujours hanté par la tentation de la démagogie (tout spécialement à un moment où le sondage lui offre le moyen de l’exercer de manière rationalisée) contribue à affaiblir l’autonomie du champ politique et, du même coup, la capacité accordée aux représentants (politiques ou autres) d’invoquer leur compétence d’experts ou leur autorité de gardiens des valeurs collectives)’’ 728. Cette analyse de Pierre Bourdieu, en termes de tendances, en termes d’influence du champ journalistique sur le champ politique, nous semble tout à fait pertinente. Néanmoins, sa vision est sans doute trop unilatérale et trop mécaniste. Elle sous-estime quelque peu, nous semble-t-il, la complexité du problème due aux multiples déterminations qui pèsent sur le champ politique. La pression exercée par le champ journalistique nous paraît forte et incontestable, mais on peut penser (ou espérer) qu’elle est en partie contrebalancée par un certain nombre d’éléments qui relativisent quelque peu la domination du marché, notamment pour ce qui est des partis politiques de gauche. Ainsi, le rôle des appareils politiques et syndicaux, le poids plus ou moins important, mais réel, des militants, l’activité des ’lobbies’ associatifs, économiques, religieux, l’influence non négligeable de l’idéologie, tout cela concourt à limiter la toute puissance du marketing politique, même s’il s’agit bien, hélas, d’une tendance lourde.

Notes
725.

Ibid. p. 80.

726.

Ibid. p. 88.

727.

Ibid. p. 93.

728.

Ibid. p. 93.