3.4.2.2 Une redéfinition de l’information politique

Comme nous l’avons déjà indiqué à plusieurs reprises, il apparaît que le début des années 1980 a marqué le commencement d’une période de profonds bouleversements dans le champ médiatique. A partir de cette époque, en effet, on a assisté à la conjonction de plusieurs phénomènes qui se sont mutuellement alimentés: la libéralisation du secteur audiovisuel, une révolution technologique de très grande ampleur, la conversion tendancielle du champ politique aux techniques du marketing, ces trois éléments essentiels étant à nos resituer dans le contexte d’une crise économique, sociale et politique que l’on ne peut ignorer. Cette situation s’est évidemment traduite par une redéfinition assez radicale de l’information et particulièrement de l’information politique, dorénavant caractérisée par la prégnance de l’image, le poids du spectaculaire et de l’émotionnel, l’importance de la vitesse, du direct, du continu, du vedettariat, etc.

Nous n’insisterons pas sur la libéralisation du secteur audiovisuel que nous avons déjà largement développée dans le chapitre 1.3.(section 1.3.1.3.), si ce n’est pour rappeler que, ‘prise dans le mouvement général de l’industrialisation de la culture, l’information est de plus en plus contrainte par des impératifs économiques’ 729. C’est ainsi, par exemple, que la privatisation de TF1 et la création de nouvelles chaînes privées, a totalement changé la donne en introduisant brutalement dans un secteur jusqu’alors sous monopole d’Etat les règles de la concurrence et de la recherche de l’audience maximale. A partir de là, la télévision privée a rapidement imposé sa logique à l’ensemble du champ audiovisuel et on peut même penser qu’elle a exercé une influence au-delà de ce champ audiovisuel en contribuant à renforcer aussi dans la presse écrite la logique du marché au détriment des missions de ’quasi service public’. En tout cas, ‘l’évolution récente de l’information télévisée en donne l’exemple: conçue de plus en plus selon les canons de la logique commerciale, elle risque de faire oublier sa finalité d’intérêt général’ 730. Il faut également insister sur le fait que cette évolution de l’information est sans doute le facteur déterminant de ’l’emprise du journalisme’ sur le champ politique dans la mesure où la télévision, qui est fondée sur la représentation (au sens théâtral du terme), impose beaucoup plus facilement ses codes et ses pratiques que les autres médias, et ce d’autant plus que, pour une majorité d’individus, elle constitue la seule source d’information. Le modèle télévisuel, fondé sur l’image choc, l’instantanéité, le ’scoop’, la narrativité, etc., est devenu un modèle dominant y compris pour l’information politique.

Le second élément qui a profondément bouleversé le champ médiatique depuis le début des années 1980, est évidemment la révolution technologique qui, ‘’à tous les bouts de la chaîne (...) a ouvert des possibilités nouvelles pour produire des images, pour les diffuser et pour les recevoir à domicile’ ’ 731. Il est clair à cet égard que la miniaturisation des caméras vidéos, le développement exponentiel des systèmes de télécommunication, notamment grâce aux satellites, les progrès de l’électronique et de l’informatique, l’amélioration de la qualité des récepteurs ainsi que la baisse de leur coût, ont contribué de façon décisive à fonder un ’nouvel ordre informationnel’ caractérisé par la prégnance de l’image et l’abolition symbolique de l’espace et du temps. Du coup, grâce aux médias, l’être humain serait en passe d’échapper à la condition humaine. Comme l’écrit Daniel Bougnoux: ‘’les médias contemporains, en annulant le temps, satisfont le plus grand de nos désirs, assouvi par l’abandon des contraintes spatio-temporelles’ ’ 732. De ce point de vue, la multiplication des chaînes d’information en continu et leur incontestable succès (C.N.N., Euronews, L.C.I.) ainsi que celui des radios conçues sur le même modèle, comme ’France info’ par exemple, permettent de mesurer l’impact de cette sensation enivrante provoquée par la possibilité de connaître en temps réel tout ce qui se passe dans le monde, et, en même temps, le caractère de plus en plus périssable, éphémère, relatif de l’information. L’information étant de plus en plus présentée, y compris dans les journaux télévisés, comme un flux continu, non hiérarchisé, une espèce de kaléidoscope qui tourne sans fin, animé par la seule logique de ’l’actualité’, de ’l’événement’, elle est de plus en plus vécue comme une succession d’images, de ’flashes’ ou de discours sans cohérence et même sans importance réelle. ‘Le rapport à l’image est vécu dans la griserie: l’image appelle l’image. Le direct et le continu installent ces pratiques dans le domaine de l’information et donnent le reflet d’une réalité réduite à des soubresauts. Peu important les causes des tragédies du monde, l’information ne s’y arrête pas: elle est emportée par son rythme, elle surfe d’un événement à l’autre, sous les feux de la rampe médiatique’ ’ 733.

Le troisième élément qui a contribué à provoquer une redéfinition de l’information politique est constitué par l’explosion de la communication politique et publique, particulièrement depuis le début des années 1980. Comme nous l’avons déjà souligné rapidement, la plupart des communes de plus de 10 000 habitants, les communautés urbaines, les conseils généraux, les conseils régionaux, les différents ministères, le Premier Ministre, le Président de la République, la plupart des acteurs politiques de premier plan et même de second plan, l’ensemble du champ politique développent aujourd’hui des stratégies de communication plus ou moins fondées sur les principes et les techniques du marketing. Mettant en oeuvre des moyens humains et financiers souvent importants (conseillers en communication, journalistes, attachés de presse, graphistes...), les collectivités et institutions publiques, comme les individus qui occupent ou aspirent à occuper des mandats électifs, cherchent à se composer une image flatteuse, à promouvoir ce qu’ils sont et ce qu’ils font, en un mot à faire de la publicité, au sens commercial du terme. Pour y parvenir, ils multiplient les supports de communication (magazines municipaux, brochures, publicité dans les journaux, spots à la télévision, documents ’ciblés’, etc.) et, d’autre part, ils organisent tout un travail en direction des médias, sous forme de relations personnelles, de ’déjeuners de presse’, de ’lobbying’, d’initiatives spécialement imaginées pour ’intéresser’ les journalistes, de déclarations ou de réactions à ’l’actualité’ conçues en fonction de ce qui est censé plaire aux médias. Précisons tout de même que si ‘’la nouvelle communication politique’ ’n’est plus une force d’appoint’, si elle ’commence à gagner en crédibilité, sinon en légitimité’ depuis le début des années 1980, si ’ pour certains responsables, elle devient un élément clé de leur stratégie de conquête du pouvoir’ alors que ’pour d’autres, elle est employée au même titre que d’autres instruments’ ’ 734, elle ne constitue pas un modèle unique qui aurait définitivement supplanté les autres formes de communication, notamment la forme dialogique, la forme propagandiste ou la forme liée aux médias audiovisuels de masse. Quant à la communication publique conçue en termes ’d’image de marque’ (qui n’est heureusement qu’une partie de la communication publique), elle a montré ses limites, notamment lorsque l’image qu’une collectivité cherche à promouvoir est trop éloignée du vécu des gens et/ou des représentations construites par les médias. C’est ainsi par exemple que, depuis les événements de 1990, la ville de Vaulx-en-Velin s’est lancée dans une stratégie de communication de type marketing visant à accréditer l’idée que cette commune de ’banlieue’ qui connaît un certain nombre de difficultés sociales n’était rien d’autre qu’une ’petite ville en France’ 735 dans laquelle il fait bon vivre, à l’image de n’importe quelle ville de province. Mais à l’évidence, cette tentative de banalisation, qui se comprend parfaitement après le traumatisme vécu en 1990, a été à notre sens beaucoup trop radicale et s’est trouvée confrontée à un problème de crédibilité aussi bien intra muros qu’extra muros. Il semble donc que ’l’image qui s’écarte trop d’un minimum de crédibilité informative perd tout pouvoir de persuasion’ 736 . Il reste que le modèle qualifié par Bernard Miège de ’relations publiques généralisées’ tend à se répandre de plus en plus, mais, ‘’l’expérience aidant, et des échecs étant – inévitablement – survenus, on a été conduit à modérer les ambitions affichées et à considérer les stratégies de communication comme un élément parmi d’autres, à la disposition des responsables: on trouve des exemples de cette tendance aussi bien dans le domaine de la communication dite ’de crise’, dans celui de la communication financière que, bien sûr, en communication politique (...) Finalement, l’un des enseignements majeurs de cette période est vraisemblablement le suivant: au fur et à mesure que le recours à la communication et à ses méthodes s’affirmait dans l’ensemble des institutions sociales, se confirmait la ’relativité’ des résultats qui pouvaient en être attendus, ou du moins la difficulté de lui imputer des ’effets’ spécifiques et identifiables’ 737 .

Dans le contexte général profondément renouvelé que nous venons d’évoquer, il était inéluctable que l’information – et spécialement l’information politique, c’est-à-dire la façon dont les médias rendent compte de la politique subît elle-même d’importantes modifications. Ainsi, analysant particulièrement les effets de la médiatisation sur l’exercice de l’argumentation, de nombreux auteurs, comme Philippe Breton par exemple, ont mis en évidence les impasses du discours médiatique – et notamment télévisuel – sur la politique. Ce discours médiatique, d’une façon assez générale, réduit la politique aux ’petites phrases’, à la polémique, à la ’guerre des chefs’, aux conflits internes aux partis, aux pratiques politiciennes, aux ’arrière-pensées’ des acteurs, aux commentaires journalistiques et aux sondages d’opinion. Philippe Breton, à partir de là, a remarquablement analysé le mécanisme par lequel les médias procèdent à un ’filtrage’ et à une reformulation du discours politique, celui-ci étant tenu pour une parole ’opaque’, qui cache ses ’attendus’, à la limite mensongère, et en tout cas, incompréhensible par le public 738. Le journaliste, par une espèce de coup de force épistémologique, se transforme donc en médiateur autorisé dont la mission serait de rendre transparent et accessible à tous un discours politique dont le sens serait a priori caché. Du coup, sauf en certaines circonstances précises assez rares (interview du Premier Ministre, allocution du chef de l’Etat, etc.), le discours politique tend à être remplacé par une espèce de ’méta-discours’ composé des seuls éléments choisis par le journaliste. Encore ces éléments eux-mêmes sont-ils mis en scène, ’formatés’ et commentés. Cette pratique quasi constante de sélection dans le discours et l’action politiques de quelques ’mots clés’ ou de quelques phrases considérées comme ’intéressantes’ par les médias constitue l’une des formes de ’l’agenda setting’ que nous avons déjà évoqué. Pour Jean Mouchon – et nous partageons largement son point de vue – il s’agit là ’d’une des fonctions essentielles de la médiation journalistique’ 739 . Mais il faut également prendre en compte le fait que la dictature de l’audimat et la concurrence exacerbée qui règne entre les différents médias conduisent à une espèce d’escalade dans l’écriture et la mise en scène de l’information, ce qui évidemment contribue fortement à accentuer la décalage entre le discours politique et le discours journalistique qui est censé en rendre compte. En outre, on peut remarquer que, à chaque fois qu’un acteur politique de premier plan intervient sous une forme ou sous une autre dans les médias, une multitude d’analyses et de commentaires ’à chaud’ viennent en quelque sorte interposer une grille de lecture entre le discours politique et les citoyens, comme si ces derniers avaient besoin, pour comprendre, d’un travail pédagogique particulier. Mais, à nos yeux, cette pratique est étroitement liée au fait que, dans la concurrence qui oppose le champ politique et le champ journalistique sur le même terrain du pouvoir symbolique, celui du discours, celui de la loi, le champ journalistique veut, comme on dit, ’avoir le dernier mot’. Nous voyons dans ce phénomène de lutte pour la parole légitime une des conséquences de la rivalité entre le champ politique et le champ médiatique pour le monopole de la médiation sociale. Quoi qu’il en soit, comme on a pu le vérifier une nouvelle fois à l’occasion de l’interview de Lionel Jospin sur TF1 le 19 Octobre 2000, les commentaires journalistiques finissent par occulter complètement le discours politique qui leur sert de prétexte en lui substituant une espèce de vulgate partielle, partiale et largement sous-tendue par un présupposé péjoratif sur la politique. Le 19 Octobre 2000, Lionel Jospin était l’invité du journal de 20 heures de TF1. Interrogé pendant 45 minutes, le Premier Ministre a expliqué les différents aspects de sa politique. Cette prestation télévisée a donné lieu, le soir même et le lendemain, à d’innombrables commentaires sur les différentes chaînes de télévision, y compris TF1, sur la plupart des radios, et dans tous les journaux. Pour ne prendre qu’un exemple, ’Libération’ consacre une page et demie à cet ’événement’ sous le titre général ’Jospin la joue humain’. Dans un article censé être un compte-rendu des propos du Premier Ministre, le journal, s’il cite un certain nombre de passages, les intègre complètement dans un article qui constitue une grille de lecture fondée sur l’idée que tout son discours est un ’jeu de rôle’. Un deuxième article intitulé ’Face aux attentes, l’attentisme’ affirme dans un registre plus politique que ’son procès en immobilisme commence à trouver des fondements’. Cet article se conclut d’une façon que nous trouvons très significative, car elle montre bien comment le commentaire torpille insidieusement le discours lui-même: ‘’Hier (...) Lionel Jospin a cru bon d’en remettre une louche (...) ’Je tiens à vous dire que je suis très content du gouvernement actuel, qui est équilibré, harmonieux, efficace’. Comme s’il essayait de s’en convaincre, à défaut de convaincre l’opinion’ ’. Déjà limitée à des formes simplistes, l’expression politique risque d’apparaître comme déconnectée de la réalité sociale et de perdre ainsi sa raison d’être aux yeux des citoyens. Confondue avec la logique médiatique actuellement dominante, la médiation ne remplit donc plus son rôle d’aide à l’échange démocratique. ‘’Dans ces conditions, l’exercice argumentatif se trouve réduit à une caricature où les ’petites phrases’, les métaphores sportives ou les récits simplistes et édifiants prennent le pas sur le raisonnement progressif et nuancé’ 740.’

Notes
729.

Jean MOUCHON: La politique sous l’influence des médias, opus cité, p. 33.

730.

Ibid. p. 34.

731.

Ibid. p. 24.

732.

Daniel BOUGNOUX: Entretien in Télérama, 17 Avril 1991.

733.

Jean MOUCHON: La politique sous l’influence des médias, opus cité; p. 26.

734.

Bernard MIEGE: La société conquise par la communication, Tome 1, opus cité, p. 112.

735.

Maurice CHARRIER (Maire de Vaulx-en-Velin): Une petite ville en France, opus cité, p. 39.

736.

La politique sous l’influence des médias, opus cité, p. 39.

737.

Bernard MIEGE: La société conquise par la communication, Tome 2, Presses Universitaires de Grenoble, 1997.

738.

Philippe BRETON: Médias, médiation, démocratie: pour une épistémologie critique des sciences de la communication politique in Hermès, n° 17-18, 1995.

739.

La politique sous l’influence des médias, opus cité, p. 12.

740.

La politique sous l’influence des médias, opus cité, p. 12.