3.4.2.3. La médiatisation contre la politique

Nous avons évoqué, dans le chapitre 1.3. de la présente thèse (sous-chapitre 1.3.3.), la mythologie de la ’société de l’information’. Selon cette idéologie qui considère la communication comme une valeur fondamentale, dans tous les domaines, et notamment dans le domaine politique, la préservation du lien social est étroitement liée à la circulation de l’information. Le système social serait en permanence soumis au principe de l’entropie et au risque de fermeture sur lui-même. A partir de là, le rôle des médiateurs serait d’une importance quasiment vitale et la communication en tant que telle, indépendamment de son contenu, aurait acquis une fonction incontournable d’ouverture, de mise en relation, de maintien des grands équilibres. Cette idéologie s’adosse à un postulat selon lequel les médias de masse seraient des lieux privilégiés, voire uniques, de la médiation, et que, par là-même, ils s’identifieraient à la démocratie ou en tout cas qu’ils en seraient l’instrument essentiel. Les tenants de ce point de vue admettent que, dans ces conditions, le message politique subit des contraintes, qu’il risque d’être déformé ou réduit, mais ils considèrent que, in fine, le bilan serait globalement positif. Dominique Wolton, par exemple, que nous avons déjà largement critiqué dans le chapitre 2.1., ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que ‘’la communication politique est tout le contraire d’une dégradation de la politique’ et qu’elle apparaît comme ‘’la condition du fonctionnement de notre espace public élargi’ 741.’

La perspective dont nous venons de rappeler les grandes lignes a évidemment été contestée par différents chercheurs, notamment Jean Baudrillard, Lucien Sfez et Philippe Breton. Pour Jean Baudrillard, le politique a été pratiquement absorbé par la sphère médiatique et, du coup, toute parole politique indépendante est devenue impossible. Selon Lucien Sfez, tout le réel a été en quelque sorte, englouti par la médiation médiatique, ce qui se traduit par ce qu’il nomme le ’tautisme’, c’est-à-dire une confusion entre le réel et sa représentation 742. Et pour Philippe Breton, dont nous allons maintenant développer les analyses, ‘’la forme concrète prise par l’idéologie dans le champ de la communication politique sera décrite donc comme une double identification, d’une part entre médiation et médiatisation et d’autre part, entre médias et démocratie. Dans cette perspective, ce qui pourrait constituer des objets de recherche est en fait posé comme un dogme a priori, un point de départ non discutable plutôt qu’un résultat’’ 743 . Philippe Breton, en effet, développe une argumentation très convaincante par laquelle il montre d’abord que la parole politique ne peut absolument pas se réduire à sa mise en forme et que, du coup, l’hypothèse d’une ’co-production’ par l’acteur politique et le médiateur s’avère fausse. Il existe en effet ‘’toujours un reste dans la parole politique, qui n’a rien à voir avec sa mise en forme. Ce reste pourrait bien en constituer la dynamique propre. Les ’valeurs’ constituent à cet égard un des plus forts restes du discours politique’’ 744 . Philippe Breton montre en second lieu que l’on peut distinguer deux manières bien différentes de mettre en forme la parole politique: la première relève de la médiatisation, c’est-à-dire du travail opéré par les médias. La seconde relève de l’argumentation politique, c’est-à-dire du travail opéré par les producteurs de la parole politique. Et Philippe Breton explique dans quelles conditions la réduction de la médiation politique à la médiatisation ‘’casse le fil argumentatif propre au politique, pour lui substituer le commentaire médiatique’ 745 .

Nous avons déjà évoqué, très rapidement, dans la section 3.4.2.2., le ’filtrage du discours politique’. Pour être un peu plus précis, il faut indiquer que, pour Philippe Breton, la médiatisation du politique remplit trois fonctions, chacune d’entre elles constituant une modification du message initial. La première fonction est relative à la ’transmission’ du message. Mais déjà, on peut constater qu’il ne s’agit pas d’un simple transport, puisqu’il y a, nécessairement, sélection, hiérarchisation. Les choix opérés au simple niveau de la transmission participent à la construction de ’l’événement’ politique. La seconde fonction de la médiatisation du politique est relative à la mise en scène du message, étant entendu que le ’niveau zéro’ de la mise en scène est la publication intégrale, assez souvent pratiquée, par exemple, par un journal comme ’Le Monde’. Dès l’instant où le média ne publie que des extraits, des citations, des résumés, le texte initial s’en trouve évidemment profondément modifié. La troisième fonction est celle du ’commentaire’, largement pratiqué par les politologues et les journalistes politiques. Le commentaire se pare de vertus pédagogiques, parfois réelles, censées aider à la compréhension du discours politique. Mais il sert aussi et surtout à resituer le discours dans le ’jeu’ politique et à lui donner une signification qu’il n’avait pas forcément a priori. A partir de là, les acteurs politiques - et leurs ’conseillers en communication’ – essaient d’anticiper le travail des médias pour que soit préservée au mieux l’intégrité du message et son efficacité dans l’opinion. Ce faisant, les acteurs politiques se trouvent conduits, malgré qu’ils en aient, à ’formater’ eux-mêmes leurs messages en fonction de la médiatisation, ce qui constitue en somme une ’auto-altération’ de leurs propos. Ou alors, comme on l’a déjà indiqué, les acteurs politiques peuvent essayer de se passer des médias de masse en utilisant des moyens de communication propres. Mais il est à craindre que ces moyens de communication propres, en concurrence objective avec des médias de masse de plus en plus considérés comme dépositaires de la parole légitime, souffrent précisément d’une crise de légitimité.

Philippe Breton, à partir de là, soulève un ’redoutable paradoxe’, lié au fait que le ’filtrage’ du discours politique par les médias n’apparaît pas a priori comme une déformation, mais comme une simple reformulation tout aussi valide que le discours initial. Mais on a beau prétendre que le message politique se fait à l’intérieur de la sphère médiatique, on est bien obligé de reconnaître que le message politique est en fait produit en dehors d’elle et que les médias n’ont qu’un rôle de ’commentaire second’. Il s’agit donc, pour les médias, d’occulter le plus possible l’antériorité du discours politique et d’apparaître comme créateur de ’l’événement politique’. D’un côté, les journalistes revendiquent fortement le droit de mettre en scène la politique comme ils l’entendent (soit dans une perspective ’esthétique’, soit dans une perspective justifiée par les attentes supposées du ’public’), tout en déniant aux acteurs politiques la capacité et la légitimité à imposer leurs propres choix. Mais d’un autre côté, la légitimité des médias comme médiateurs tient aussi à leur fonction qui consiste à transmettre fidèlement le discours politique vers son public. Pour résoudre cette contradiction, les médias se mettent en scène comme artisans d’une espèce de maïeutique politique, comme ’accoucheurs’ des acteurs politiques, leur discours étant réputé obscur, ’cachant ses attendus’. Du coup, il y aurait une sorte d’équivalence entre le discours politique et le commentaire journalistique, celui-ci devenant au fond un passage obligé de celui-là. La médiatisation viendrait en quelque sorte au secours de la médiation politique défaillante.

Philippe Breton, compte tenu de cette situation, analyse les conséquences de ’l’emprise de la médiatisation’ sur ’l’argumentation politique’. Il montre d’abord qu’il convient d’opérer un distinguo entre la ’parole politique qui est propre au mode politique’ et ‘’l’argumentation politique qui constitue la ’mise en message’ de cette parole par les politiques eux-mêmes’ 746, sachant que dès l’antiquité grecque, on peut repérer trois positions à propos de l’argumentation (ou de la rhétorique): celle de Socrate et de Platon qui considère qu’une parole vraie et juste n’a nul besoin d’argumentation; celle des sophistes qui estiment au contraire que la rhétorique est toute puissante et que le vrai n’existe pas en soi; celle d’Aristote enfin qui donne à la rhétorique une fonction d’instrument au service des idées, qui permet de mettre au jour le ’persuasif vrai’ contenu dans une parole donnée et le ’persuasif faux’ qui relève du sophisme. Dans cette rhétorique aristotélicienne qui nous semble pouvoir constituer une valeur très actuelle, ‘’la médiation est conçue comme conjuguant les impératifs de la transmission et ceux du respect de la parole transmise’’ 747 . Pourtant, même si la tradition démocratique s’est accompagnée du renoncement progressif à la dimension sophistique de la rhétorique politique, celle-ci reste vivace et ‘’il serait même tentant d’évoquer l’hypothèse que, privée de pouvoir se porter sur la rhétorique, elle s’est déplacée pour prendre comme support les processus de médiatisation modernes’ ’ 748 . On constate donc aujourd’hui une confusion très dommageable entre argumentation politique et médiatisation, alors que l’argumentation est une mise en forme opérée par l’émetteur lui-même et que la médiatisation est une mise en scène effectuée extérieurement à l’émetteur. En principe, l’argumentation est (ou devrait être) une traduction fidèle et convaincante de la parole politique. Mais le problème vient du fait que l’emprise des médias est tellement forte que les acteurs politiques construisent de plus en plus leur argumentation en fonction des conditions de la médiatisation. C’est ainsi qu’en recherchant de façon quasi systématique la ’petite phrase’ dans le discours politique, ce qui permet de réduire celui-ci à sa plus simple expression et de donner la part belle au commentaire, les médias conduisent les acteurs politiques à concevoir leur argumentation autour de ’petites phrases’ susceptibles d’être reprises par les médias. Plus généralement, Philippe Breton, évoquant la ‘’contamination de l’exercice argumentatif par les règles, en aval, de la médiatisation’ 749,’ propose trois pistes pour analyser la forme argumentative prise par le discours politique sous l’influence des médias. Il relève, d’une part, l’hypertrophie de tout ce qui relève de l’ethos et du pathos, notamment au niveau de l’exorde dont l’objectif est de sensibiliser le public, de le ’mettre en condition’, de le séduire, afin de retenir son attention et de construire une légitimité. On peut aisément observer que de nombreux discours politiques sont quasiment réduits à cette dimension qui les rend aisément médiatisables. Philippe Breton évoque d’autre part ‘’l’incroyable développement que connaît l’argumentation ad hominem dans la diffusion des idées politiques aujourd’hui’ 750 . Il souligne que ce processus est une des conséquences de la médiatisation à outrance, celle-ci pouvant d’autant mieux étendre son emprise quand la communication porte sur des hommes plutôt que sur des idées. Il est clair, en effet, que ’l’argumentation’ ad hominem va de pair avec le déclin de l’argumentation conçue comme une mise en forme de l’idée politique. Philippe Breton remarque enfin le développement de ‘’l’argument incontestable et indiscutable’, ’forme argumentative [qui) peut être interprétée comme une tentative désespérée, de la part de l’émetteur, de maintien de l’intégrité communicationnelle du message’ 751 . En effet, l’argument indiscutable, qui renvoie à une ’loi naturelle’, aux ’contraintes économiques’, à des données plus ou moins scientifiques ou techniques, etc., n’appelle, par nature, ni commentaire ni mise en scène. Il ne peut qu’être transmis. On peut constater depuis plusieurs décennies, que ’l’argument rationnel’ que nous venons de décrire, occupe une place importante dans le discours politique, sans doute pour tenter de surmonter l’obstacle de la médiatisation. Mais on ne peut manquer de s’interroger sur les ’effets pervers’ de ces ’arguments incontestables’ dans la mesure où leur légitimité est extérieure au champ politique et gomme toute dimension idéologique. Le politique tendrait ainsi à devenir un ’expert’ ou un ’technocrate’, ce qui d’une certaine façon contribue à nier la dimension spécifiquement politique de la médiation fondée sur la représentation et le pouvoir, et du même coup à ’faire le lit’ des médias.

Philippe Breton soulève enfin un problème tout à fait crucial qui est celui des rapports entre médias et démocratie. En effet, une espèce de doxa, liée en partie à l’idéologie de la communication et en partie à l’idée que des médias libres constituent une garantie contre la dictature, assimile un peu naïvement médias et démocratie. Or, Philippe Breton, dans une démarche critique qui ne remet pas en cause les médias en tant que tels mais la place qu’ils occupent dans le processus de médiation, montre que, ‘’par une sorte de mouvement de balancier en réaction aux excès du siècle (...), la place excessive occupée par les médias aujourd’hui, au détriment d’autres processus de médiation, finit par constituer un problème potentiellement plus grave que celui qu’elle était censée résoudre’ 752 . Il propose donc un certain nombre de pistes qui permettraient de desserrer l’étreinte des médias sur le politique et de contribuer à enrichir la démocratie. Il s’agirait d’une part de créer les conditions pour une revitalisation, voire même une ’refondation’ des processus de médiation non liés aux médias de masse, ce qui passe sans doute, selon nous, par un renforcement sensible de la parole politique, en termes de production d’idées nouvelles, de convictions assumées contre ’l’opinion publique’, de réhabilitation de la noblesse de la politique. Il conviendrait dans le même temps que les médias s’interrogent sur l’influence qu’ils exercent sur le politique et la citoyenneté et qu’ils adoptent une attitude moins hégémonique. Enfin, les supports de médiation propres aux acteurs politiques pourraient sans doute retrouver une crédibilité et une légitimité pour peu que l’argumentation politique n’apparaisse pas comme ‘’un dispositif manipulateur destiné à séduire, mais de façon beaucoup plus largement démocratique, comme un dispositif à double entrée permettant à la fois de trouver une parole politique appropriée et d’en convaincre ceux-là mêmes pour qui elle l’est’ ’ 753 . Voilà en tout cas un programme ambitieux, qui peut sembler irréaliste, mais auquel nous souscrivons, car il nous semble nécessaire pour contribuer au renouveau de la médiation politique faute duquel la démocratie pourrait bien connaître des lendemains qui déchantent.

Notes
741.

Dominique WOLTON: La communication politique: construction d’un modèle in Hermès n°4 Le nouvel espace public, 1989, p. 29.

742.

Lucien SFEZ: Critique de la communication, Seuil, Paris, 1988.

743.

Philippe BRETON: Médias, médiatisation, démocratie, opus cité, p. 324-325.

744.

Ibid. p. 326.

745.

Ibid. p. 326.

746.

Ibid. p. 329.

747.

Ibid. p. 330.

748.

Ibid. p. 330.

749.

Ibid. p. 331.

750.

Ibid. P; 331.

751.

Ibid. p. 331.

752.

Ibid. p. 332.

753.

Ibid. p. 333.