3.4.3. De la mise en scène du débat politique à l’agora médiatique

A l’issue du dernier chapitre de la présente thèse consacré aux rapports conflictuels entre médias et politique, il nous reste à examiner une question, à nos yeux importante, qui constitue en quelque sorte la dimension empirique des deux sous-chapitres précédents: il s’agit d’analyser l’évolution de la mise en scène de la politique à la télévision depuis les années 1960 à partir de l’observation des émissions spécifiquement politiques, celles-ci étant définies par les trois critères retenus par Erik Neveu 754. D’une part, une émission politique dépend du service de l’information et elle est assurée par des journalistes politiques; ceux-ci, d’autre part, bénéficient d’une relative autonomie quant aux questions, à la mise en scène, etc.; enfin, ces émissions sont centrées autour d’un débat, d’une interaction entre au moins un journaliste et au moins un homme politique, même si d’autres acteurs (public, panel, spécialistes...) peuvent intervenir. Cette définition, assez rigoureuse, permet d’exclure, ou plutôt de considérer différemment, tout ce qui relève de la ’politique spectacle’ d’un côté (tel ou tel homme politique poussant la chansonnette dans une émission de variété) et, de l’autre côté, tout ce qui renvoie aux déclarations officielles des pouvoirs publics, aux émissions officielles organisées pendant les campagnes électorales ou aux entretiens complaisants avec les dirigeants de l’Etat qui ne servent qu’à rendre moins austères des discours totalement programmés.

Nous formulerons donc l’hypothèse que les émissions politiques à la télévision, jusqu’à une période relativement récente (fin des années 1980), ont constitué un lieu privilégié du débat public, dans une phase où la télévision utilisait la politique pour ’faire de l’audience’, pour se légitimer elle-même et aussi, déjà, pour apparaître comme une espèce de passage obligé, de médiateur nécessaire et suffisant du politique. Cette phase a connu son apogée pendant les années 1980 et au tout début des années 1990, avec la mise en oeuvre de nouvelles formes, de nouvelles mises en scène, où l’originalité et le spectaculaire sont devenus l’objectif essentiel, dans le cadre de la concurrence de plus en plus vive provoquée par la libéralisation de l’audiovisuel. Et nous avons aujourd’hui le sentiment que la télévision est entrée dans une nouvelle phase qui est en même temps la cause et le reflet de la ’crise du politique’, phase caractérisée par la disparition quasi totale des émissions politiques en dehors des campagnes électorales, comme si l’agora médiatique’ se suffisait à elle-même et n’avait pratiquement plus besoin de passer par la médiatisation du discours politique, à l’exception de ce qui est en quelque sorte obligatoire (interventions du gouvernement) ou purement spectaculaire (’petites phrases’, polémiques, émissions de divertissement, etc.). Autrement dit, il nous apparaît que la télévision, depuis le début des années 1990, a subi une évolution importante au cours de laquelle le discours politique en tant que tel (certes mis en scène, mais largement donné dans son intégrité) s’est trouvé réduit à la portion congrue, cédant la place d’un côté à un discours politique résiduel qui, compte tenu des différents ’filtres’ auxquels il est soumis et auxquels il se soumet volontairement, est de plus en plus impuissant à transmettre une parole politique quelle qu’elle soit 755. Le discours politique, à partir de là, tend à être disqualifié par l’agora et à apparaître comme enfermé sur lui-même, circonscrit à des enjeux purement internes au champ politique, renvoyé à une espèce de rhétorique de l’arène dans laquelle les acteurs politiques seraient jugés par les médias, et, partant, par ’l’opinion publique’, non pas en fonction de leur parole, de leurs idées, mais en fonction de la représentation de la politique que construisent les médias. L’effet performatif de cette situation est potentiellement très puissant, puisque les acteurs politiques se trouvent ainsi peu ou prou contraints, sauf à être marginalisés, de ’jouer le jeu’ et de se comporter conformément à cette représentation médiatique.

Notes
754.

Erik NEVEU: Les émissions politiques à la télévision: les années 1980 ou les impasses du spectacle politique in Hermès, n° 17-18, opus cité.

755.

Cf. les analyses de Philippe Breton évoqués dans la section 3.4.2.3.