3.4.3.1. 1960 – 1981: les émissions politiques, un lieu privilégié de débat public

C’est à peu près au début des années 1960 que les émissions de débat télévisé en général sont apparues, c’est-à-dire grosso modo au moment où la télévision s’est éloignée du journalisme fondé sur ’le terrain’ pour adopter le journalisme ’d’examen’ fondé sur le travail en studio. Les émissions de débat politique, elles, ont été inaugurées un peu plus tardivement, puisque la première émission spécifiquement politique, au sens de la définition donnée par Erik Neveu, apparaît en Janvier 1966. Cette émission, intitulée ’Face à face’, met une personnalité politique face à un groupe de journalistes dans le cadre d’une ’controverse assez chaude’ destinée à obtenir ’une sorte de précipité nouveau qui sera un peu plus de vérité’, pour reprendre la formule de son producteur, Jean Farran. Cette première émission ’hésite’, comme le remarque Noël Nel, ’entre l’interrogation socratique qui vise une définition précise de la pensée et l’interview polémique’ 756. A partir du mois d’Octobre 1966, ’Face à face’ est remplacée par ’En direct avec’ qui ne modifie pas le dispositif, à ceci près qu’elle ne se limite pas toujours à une ’controverse’ entre un acteur politique et des journalistes puisqu’elle met parfois en scène un débat entre deux acteurs politiques. Cette émission, en principe mensuelle, mais qui sera interrompue de Janvier à Août 1967, se poursuivra jusqu’en avril 1968, et suscitera dans le champ politique une double interrogation qui n’a pas cessé depuis d’être soulevée: d’une part, la nécessité de ’l’objectivité’ et d’autre part, la question de l’influence sur le public. Les partis politiques au pouvoir (pouvoir qui, à l’époque, maîtrise l’information) considèrent que la télévision est un ’instrument de vérité’ et ’d’authenticité’, alors que les partis de gauche critiquent son manque d’objectivité, la F.G.D.S. tendant à surestimer l’influence de la télévision sur les élections et le P.C.F. à la sous-estimer. Quoi qu’il en soit, ‘le débat politique naît donc dans des circonstances difficiles, en une période où les mentalités sont plus promptes à prôner la censure que la problématique. Et il commence son ascension lente mais sûre en permettant d’emblée à la classe politique de monopoliser le discours politique dans les émissions de plateau’ 757. ’

Les événements de Mai 1968 se sont traduits par le limogeage de 200 journalistes et par la suppression de nombreux magazines jugés subversifs. Après une période de fermeture qui va durer jusqu’à l’élection présidentielle de Juin 1969 et la première tentative de libéralisation de la télévision menée – modestement – par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas entre Juin 1969 et Juillet 1972, c’est dans un cadre politique un peu renouvelé, qu’est créée, le 17 Février 1970, ’A armes égales’ qui s’inscrit dans la suite logique de ’Face à face’ et de ’En direct avec’ mais en systématisant la controverse entre deux acteurs politiques. Ceci étant, cette émission nous semble constituer le point de départ des émissions politiques ’modernes’, en ce sens qu’elle repose sur une mise en scène relativement élaborée visant à ’libérer’ le discours politique et à éviter la ’langue de bois’. Le dispositif repose sur trois étapes. La première, très originale, consiste en la présentation par chaque invité d’un film d’un quart d’heure, réalisé par un professionnel choisi par lui à partir d’un scénario totalement libre, chaque invité disposant d’un droit de réponse. La seconde étape est constituée par un débat entre les deux invités sur un thème précis, débat précédé de la diffusion aux téléspectateurs, mais pas aux invités, des résultats d’un sondage national sur le thème en question. Enfin, la troisième étape institue un jeu de questions-réponses entre les invités et trente personnes sélectionnées dans le public par la SOFRES et réparties en trois groupes (les jeunes, les moins jeunes et les plus âgés), ces trente personnes ayant visionné les deux films deux heures avant l’émission et préparé des questions précises‘. ’Incontestablement, ’A armes égales’ a le mérite d’exister et de prouver qu’un espace de liberté peut être ménagé dans l’information politique’ 758. Mais si, en 1970 et 1971 le rythme mensuel est bien respecté, il n’y aura que deux émissions en 1972 et une seule en 1973. Dans l’ensemble, ’A armes égales’ aura permis de mesurer cinq difficultés majeures auxquelles toutes les émissions politiques ultérieures auront à faire face: éviter la ’langue de bois’ qui transforme tout débat en une succession de monologues; élargir la participation à d’autres acteurs que les principaux leaders des grands partis politiques; mettre en discussion les affirmations péremptoires grâce à un questionnement résolu; combattre la superficialité en imposant une analyse réelle du thème choisi; enfin, ne pas sacrifier le contenu au spectaculaire et encore moins à une dimension ludique.

A partir d’Octobre 1973 et jusqu’à fin 1974, ’Les trois vérités’ prend la suite de ’A armes égales’, avec une plus grande participation du public et un certain renouvellement des invités. Le dispositif est à peu de choses près le même que dans ’A armes égales’: un petit film est projeté, suivi par les commentaires d’un groupe d’une quinzaine de personnes choisies par la SOFRES; puis à partir de ce qui a été dit, le débat s’engage entre les deux invités politiques, le panel ayant la possibilité d’intervenir. ‘’Bref, ’Les trois vérités’ apparaissent comme un débat politique dont la formule est du déjà vu. Mais où la formule copiée proposait trois étapes distinctes et quasi équivalentes en durée, au risque de raccourcir sensiblement les affrontements verbaux, la formule copieuse ne propose plus que des affrontements partiellement illustré’ s’ 759 .

Il faudra attendre le 18 Mai 1977, soit près de trois ans, pour que le débat politique en tant que tel revienne au premier plan à la télévision avec ’Cartes sur table’, de Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel. Conçu avec un dispositif très simple et très classique (les deux journalistes interviewent des personnalités), ’Cartes sur table’ n’a en fait qu’une seule originalité, c’est que les invités ne sont pas exclusivement des acteurs politiques. Il arrive de temps à autre que des acteurs économiques (le Baron Empain), des scientifiques (les biologistes François Gros, Pierre Royer et François Jacob), des responsables syndicaux (André Bergeron, Edmond Maire et Georges Séguy ont été invités ensemble), des dignitaires religieux (le grand rabbin de France René Sirat) ou des dirigeants politiques étrangers (Helmut Schmidt, Henry Kissinger, Hafez El Hassad, Jean Bedel Bokassa) soient appelés à s’exprimer. Mais d’une façon générale, ’Cartes sur table’ reste axée sur les hommes politiques et principalement sur les chefs de parti et les principaux ministres. Il faut souligner que certaines personnalités qui, pour des raisons diverses, ont la faveur de Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel, sont invitées plusieurs fois: Georges Marchais (6 fois) 760, Raymond Barre (5 fois); François Mitterrand (4 fois); Jacques Chirac (3 fois); Michel Rocard (3 fois).

Tout aussi classique, ’Le grand débat’, émission de Patrice Duhamel et Henri Marque verra le jour le 3 Septembre 1980 et se poursuivra jusqu’au 16 Décembre 1981. Sa seule innovation, qui sera abandonnée après quelques séances est constituée par la mise en place, en guise d’intervieweurs, d’un jury de quatre jeunes députés représentant le Parti Socialiste, le Parti Communiste, le R.P.R. et l’U.D.F. Mais ce jury sera rapidement remplacé par des journalistes célèbres et peut-être plus pugnaces: Jean-Claude Bourret, Jean-Marie Cavada, Patrice Duhamel, Jean Lefebvre, Yves Mourousi. En fait, ‘’lancée en vue de la campagne présidentielle de 1981, l’émission a préparé le terrain de la façon la plus habituelle’’ 761 en invitant notamment tous les candidats à l’élection présidentielle.

Il faut encore préciser – car nous n’avons volontairement parlé que des émissions politiques stricto sensu – que la période que nous venons de survoler pour mémoire est également celle de très nombreuses émissions conçues pour traiter de dossiers précis, de problèmes de société, de culture, de questions scientifiques ou économiques, etc., le débat occupant une place centrale dans les différents dispositifs. Mais ‘’le débat est globalement passé de l’époque des pédagogues à celle des saltimbanques’ ’ 762, d’abord à partir de 1974, et plus encore dans la période postérieure à 1981 que nous allons examiner ci-dessous. En effet, avant 1974 ‘’la télévision vivait sur un projet porté par une tradition politique et une idéologie professionnelle: un grand service public instrument de consensus social, et un grand projet culturel résumable dans le titre du livre de Jacques Thibau ’Une télévision pour tous les Français’. Le débat de ce temps est donc tout naturellement porté à instruire et à éduquer’ 763 . Et il est vrai qu’à partir de 1974, la concurrence entre les chaînes publiques instituée par la loi du 7 Août 1974, qui démantèle l’O.R.T.F., provoque une lente évolution (sans commune mesure avec ce qui se produira après 1981) vers une télévision de plus en plus axée sur l’audience et sur le spectaculaire.

Notes
756.

Noël NEL: A fleurets mouchetés, I.N.A. La Documentation Française, Paris, 1988, p. 21. cet ouvrage, très documenté, a servi de base pour la rédaction de la section 3.4.3.1

757.

Ibid. p. 24.

758.

Ibid. p. 38.

759.

Ibid. p. 41.

760.

Le cas de Georges Marchais nous paraît mériter une mention particulière. Le secrétaire général du P.C.F. a longtemps été le ’chouchou’ des médias audiovisuels, non pas que ceux-ci fussent convertis au ’communisme à la française’, mais bien en raison de sa gouaille, de son apparent franc-parler, de ses talents de ’débatteur’ et de son discours volontiers populiste. Georges Marchais est à nos yeux un exemple typique d’homme politique qui a tellement bien joué le jeu des médias – tout en les fustigeant vertement – qu’il a fini par devenir sa propre caricature. Et son attitude, ses ’petites phrases’, ses écarts de langage, son aplomb, s’ils ont d’abord séduit, ont ensuite fait rire, avant de lasser et de devenir carrément insupportables. En toute hypothèse, son discours et celui du P.C.F., se sont trouvés largement surdéterminés par le personnage médiatique, même si, bien évidemment, cela n’a été qu’un élément dans le déclin du P.C.F.

761.

A fleurets mouchetés, opus cité p. 75.

762.

Ibid. p. 75.

763.

Ibid. p. 75.