3.4.3.2. Les années 1980: l’apogée du spectaculaire

Il est clair que la tendance que nous venons d’évoquer ne deviendra véritablement une orientation forte qu’après 1981, et plus précisément après la loi du 29 Juillet 1982 qui libéralise totalement l’audiovisuel. Pour tenter de comprendre un peu mieux ’l’emballement des émissions politiques dans la logique du spectacle’ 764, il convient tout d’abord de se demander, comme le fait Erik Neveu, ’comment la logique du spectacle s’impose-t-elle aux journalistes de télévision’ 765 . Pour répondre à cette question, Erik Neveu soulève quatre paradoxes que nous reprenons tout à fait à note compte. Il apparaît en premier lieu que les journalistes politiques sont profondément marqués par deux déterminations relativement contradictoires. Par leur formation, sans doute aussi par leurs dispositions psychologiques individuelles, par leurs pratiques professionnelles, ils se décrivent eux-mêmes, si l’on en croit les études et les témoignages, comme des pédagogues, des ’instituteurs du citoyen’ dotés d’une ’mission civique’ 766 qui consisterait à rendre l’information accessible au ’public’, celui-ci étant réputé ignorant et peu intelligent. Mais en même temps, les journalistes politiques sont des experts qui ont bénéficié d’une formation de haut niveau, comme les Instituts d’Etudes Politiques (notamment celui de Paris), qui entretiennent des rapports quotidiens avec les acteurs politiques et qui, par intérêt personnel et professionnel, sont amenés à suivre dans les moindres détails l’actualité politique, la vie interne des partis, les déclarations des uns et des autres, etc. Et bien que journalistes et acteurs politiques se trouvent, comme on l’a déjà indiqué, en situation de rivalité, de concurrence pour le monopole de la parole légitime, ils entretiennent en même temps des relations marquées par une certaine forme de connivence, liée à la connaissance réciproque, à une formation assez voisine (et donc à une culture assez proche), et à l’appartenance à un champ social constitutif de l’élite de la Nation. Il y adonc bien une contradiction, un ’double bind’, très aisé à repérer dans toutes les émissions politiques entre la tentation manifeste des journalistes d’entretenir avec les acteurs politiques un débat allant jusqu’au fond des choses (notamment du point de vue des enjeux internes au champ politique) mais qui risque vite de devenir ésotérique pour les non-initiés, et d’un autre côté, le souci d’être compris et de maximiser l’audience. On pourrait citer d’innombrables exemples mais nous avions été particulièrement frappé par un échange entre Anne Sinclair et Philippe Séguin, au cours de l’émission aujourd’hui disparue, ’7 sur 7’, au moment où celui-ci avait démissionné en même temps de la présidence du R.P.R.. et de la tête de liste R.P.R., U.D.F., D.L. pour les élections européennes de Juin 1999. On avait alors pu assister, pendant près de dix minutes à un échange passionnant, mais inaccessible au plus grand nombre, sur les rapports de force internes au R.P.R., sur le rôle de Jacques Chirac par rapport au parti dont il fut le président, sur le positionnement personnel de Philippe Séguin à l’intérieur de ce courant de la droite qu’est le R.P.R., etc., jusqu’à ce qu’Anne Sinclair prenne conscience du caractère beaucoup trop ’pointu’ de la conversation et revienne sur un terrain plus ’grand public’, en renvoyant d’ailleurs sur Philippe Séguin la responsabilité de cet ésotérisme, alors que c’était elle qui l’avait poussé sur ce terrain. Elle avait en effet rompu cet échange en déclarant à peu près: ‘’Je ne suis pas sûre que vos explications soient très claires pour nos téléspectateurs. Aussi, je vais vous poser une question simple, à laquelle je vous demande une réponse simple: avez-vous quitté la présidence du R.P.R. à cause de Jacques Chirac ?’ , question qui, d’ailleurs, n’était pas du tout simple... Les conditions sociales dans lesquelles s’exerce le journalisme politique sont donc manifestement à l’origine de deux dérives potentielles: soit verser dans un élitisme peu compatible avec la ’dictature de l’audimat’, soit au contraire tomber dans une vulgate sans aucune ambition et sans aucun contenu. Comme le souligne Erik Neveu, ‘’cette logique du ’double bind’ éclaire aussi ce qui peut passer pour les contradictions ou les habiletés du discours des journalistes. Ceux-ci font parfois un usage instrumental des catégories comme le service public, ou la mission démocratique. Mais (...) l’alternance des discours publics sur les fonctions de pédagogues de la démocratie et de remarques ’mezzo voce’ sur l’ignorance du grand public ou l’importance du jugement des pairs ne fait que refléter les tensions du rôle, l’incessant ajustement entre un habitus professionnel et la coexistence de marchés peu compatibles’ 767. ’

Il faut considérer, en second lieu, que la situation que nous venons d’évoquer est également liée au fait que – en dehors des périodes d’élections, de crises politiques, de forts mouvements sociaux, etc. – l’information politique ne peut se prévaloir d’une forte demande sociale. En effet, les sondages, comme les mesures d’audience, tendent à montrer que le ’public’ n’est pas passionné par les émissions politiques. Ainsi un sondage réalisé en Mars 1994 par Ipsos pour ’Le Monde radio-télévision’ atteste que 69% des personnes interrogées déclarent s’intéresser ’peu’ ou ’pas du tout’ aux émissions politiques. De même, ’L’heure de vérité’ sur Antenne 2 n’a jamais dépassé 16% d’audience et ’7 sur 7’ sur TF1 plafonnait à 20%. Quelles que soient nos réserves sur les sondages d’opinion et les mesures d’audience, il y a là une indication que l’on ne peut négliger. Et même si la fin des années 1980 et les années 1990 sont sans doute caractérisées par un déclin de l’intérêt pour la politique, ce phénomène ne date pas d’hier, puisque déjà en 1973, les enquêtes menées par le Ministère de la Culture sur ’les pratiques culturelles des Français’ montraient que les émissions politiques ne se situaient qu’au huitième rang des émissions les plus regardées. Les enquêtes du ministère de la culture montrent également dès cette époque que l’intérêt pour les émissions politiques est proportionnel au niveau occupé dans l’échelle sociale en termes de catégories socio-professionnelles ou de diplôme. Ainsi, les cadres et professions libérales, de même que les titulaires du baccalauréat ou de diplômes universitaires manifestent un intérêt pour les émissions politiques très supérieur à celui des autres couches sociales. De plus, un certain nombre d’études et d’enquêtes montrent qu’une grande partie du ’public’ ne comprend pas un certain nombre de notions couramment utilisées dans le discours politique et dans le discours journalistique. Ainsi, selon une enquête réalisée par ’Le Monde’ en 1988, plus de 50% des personnes interrogées ne connaissaient pas le sens du mot ’bipolarisation’ , 42% ignoraient la définition de la formule ’Etat-providence’, et 30% seulement avaient une idée précise de la ’cohabitation’. Erik Neveu souligne très justement que face à cette méconnaissance et à ce manque d’intérêt très répandus bien que socialement différenciés, la presse écrite et la télévision se trouvent dans des situations bien différentes. En effet, le lectorat des grands quotidiens nationaux se compose manifestement d’individus dotés d’un capital économique et culturel assez élevé et qui sont donc intéressés par la politique. Quant à la presse quotidienne régionale où la situation est inverse, le lecteur non intéressé par la politique peut sans difficulté consulter d’autres rubriques. La télévision généraliste, en revanche, se trouve confrontée brutalement à la ’dictature de l’audimat’, dans la mesure où, face à une émission politique diffusée en ’prime time’, le téléspectateur non intéressé n’aura d’autre solution que de regarder une autre chaîne. Du strict point de vue de l’audience, l’idéal, pour la télévision, serait de supprimer purement et simplement les émissions politiques en dehors des périodes électorales. On verra dans la section 3.4.3.3. que c’est aujourd’hui pratiquement chose faite, les contraintes liées à l’audience l’ayant finalement emporté sur la ’distinction’ apportée par la politique et la suprématie de la médiation médiatique sur la médiation politique s’étant largement imposée. Mais jusqu’à la première moitié des années 1990, la télévision, à l’exception de M6 et de Canal Plus (qui ont toujours exclu la politique de leurs programmes) a conservé une certaine place pour les émissions politiques en raison essentiellement du rôle fondateur reconnu au politique dans l’appartenance sociale jusqu’à une période récente et de la forme de ’distinction’ induite par la programmation d’émissions politiques. Tout cela fait, comme l’indique Erik Neveu, que ‘’l’aspect ’mission impossible’ d’une partie des formes du journalisme politique télévisuel ressort crûment. Dès lors, les hardiesses, les initiatives à risques, les tentatives forcenées d’invention d’un mixte de politique et de spectacle se trouvent explicables par les contraintes structurelles du média’ 768.

Le troisième paradoxe souligné par Erik Neveu est lié à la concurrence à l’intérieur du champ journalistique entre les journalistes politiques de l’audiovisuel et ceux de la presse écrite. Pendant une longue période, les journalistes politiques de la presse écrite ont été considérés – et se sont eux-mêmes considérés – comme en quelque sorte les ’aristocrates’ de la presse, comme les seuls ’vrais’ journalistes, ceux de l’audiovisuel étant assimilés d’une part à de simples présentateurs et d’autre part à des ’porte-parole’ du pouvoir en place (c’est le syndrome de ’la voix de la France’). Mais petit à petit, la télévision a conquis son indépendance par rapport au pouvoir, et compte tenu de son audience très forte, elle est devenue un lieu central de la communication politique dans le, cadre de stratégies d’occupation de l’espace public conçues en fonction des effets réels ou supposés de la médiatisation télévisuelle 769. Du coup, la presse écrite n’a plus eu d’autre choix, à partir d’un certain moment, que de traiter assez largement les prestations télévisuelles des acteurs politiques. Cela ne veut pas dire que la presse écrite ait perdu tout prestige et toute légitimité, mais simplement qu’est intervenu un rééquilibrage. D’ailleurs de nombreuses ’plumes’ de la presse écrite ont été sollicitées pour participer aux grandes émissions politiques. Il reste que, dans leur concurrence avec la presse écrite, les journalistes politiques de la télévision ont transformé leur supériorité quantitative en argument qualitatif. Ils ont pour ce faire tenu un discours fondé sur l’idée que si la télévision était nécessairement plus superficielle que la presse écrite, elle exerçait aussi sa mission citoyenne de façon beaucoup plus efficace dans la mesure où elle mettait le politique à la portée du ’grand public’, comme en témoignent de nombreuses déclarations de journalistes politiques de télévision, d’Anne Sinclair à François-Henri de Virieu en passant par Michèle Cotta, Gérard Carreyrou et tant d’autres. A partir de là, ‘’amenés à penser leur ressource stratégique comme étant l’exercice d’une fonction d’agora électronique, contraints à une logique d’innovation par les impératifs de captation d’audience lorsqu’ils interviennent en début de soirée, les journalistes de télévision sont à nouveau en position paradoxale. Bien que n’étant pas toujours les plus reconnus par les hiérarchies internes au milieu, ils sont poussés aux initiatives les plus audacieuses tant dans les formes de mise en scène de l’activité politique que par l’ambition démocratique dont ils se revendiquent’’ 770 .

Erik Neveu souligne enfin un quatrième paradoxe, qu’il ne fait qu’évoquer, mais qui nous apparaît comme tout à fait essentiel. C’est que les journalistes politiques de l’audiovisuel, en revendiquant haut et fort une compétence professionnelle censée les mettre au-dessus de toute attache partisane, ont en fait institué une relation ambiguë avec la politique. En effet, à partir du moment où ils échappent à la logique du militantisme ou de la servilité, et qu’ils se mettent à jouer ‘un rôle d’entrepreneurs de démocratie cathodique’ 771 , les journalistes, quoi qu’ils en disent s’inscrivent directement dans le jeu politique: ‘’ils interviennent désormais non pour suggérer le bon choix ou le juste parti, mais sur les manières modernes, convenables, responsables d’exercer le métier politique. De ce fait, ils ’font’ de la politique’ 772 . Cette analyse, d’un intérêt majeur, mériterait d’être développée, précisée et enrichie, car elle nous semble répondre pour une part, bien au-delà des seules émissions politiques, à la question de savoir comment les médias pèsent sur le jeu politique considéré stricto sensu. Et en effet, il est loin le temps où les journalistes politiques de l’audiovisuel chantaient les louanges du pouvoir (de droite) en place et appelaient, de façon presque officielle, à soutenir telle ou telle majorité. Depuis une vingtaine d’années, la façon dont la télévision influence – ou tente d’influencer – les comportements ou les choix politiques est beaucoup plus subtile car, en apparence du moins, non partisane. Nous considérons à cet égard que, d’une façon générale les différentes chaînes de télévision – y compris TF1 que l’on pourrait a priori suspecter, compte tenu de la composition de son capital, d’avoir partie liée avec la droite – ne manifeste pas véritablement d’engagement politique clair. Le problème ne se pose pas – ou plus – ainsi. Par contre, il nous semble certain que les chaînes de télévision, si elles n’indiquent pas ’le bon choix pour la France’, ne manquent pas de signaler les mauvais. Autrement dit, pour être encore plus précis, il nous apparaît que l’offre politique actuelle étant ce qu’elle est, et les enjeux idéologiques portés par les partis de gouvernement étant réduits à peu de choses, la télévision est relativement indifférente à l’issue des affrontements électoraux. A partir du moment où le libéralisme économique est considéré par la plupart des acteurs politiques comme une loi naturelle incontournable, la question de savoir s’il vaut mieux une gestion de gauche ou une gestion de droite devient, pour la télévision, relativement secondaire. Sans doute y a t-il des journalistes de droite et des journalistes de gauche, mais nous ne pensons pas qu’il existe une ’ligne éditoriale’ précise d’un point de vue politique. Par contre, les journalistes politiques, toutes tendances confondues, convergent pour tracer le cadre du ’politiquement correct’ hors duquel il n’est point de salut, ce cadre étant caractérisé, sur un plan idéologique, par l’acceptation de la loi du marché et de ses annexes, et, sur un plan politique, par un comportement ouvert au dialogue, non dogmatique, à l’écoute des gens, humain, responsable, etc. Du coup, tous ceux qui ne rentrent pas dans ce cadre se trouvent marginalisés, décrédibilisés, délégitimés, considérés comme extrémistes et dangereux.

Notes
764.

Erik NEVEU: Les émissions politiques à la télévision, opus cité, p. 157.

765.

Ibid. p. 146.

766.

Ibid. p. 146.

767.

Ibid. p. 148.

768.

Ibid. p. 150.

769.

Cf. notamment à ce sujet Patrick CHAMPAGNE: Faire l’opinion, opus cité.

770.

Erik NEVEU: Les émissions politiques à la télévision, opus cité, p. 152.

771.

Ibid. p. 152.

772.

Ibid. p. 152.