3.4.3.3. Les ’grand-messes’ politiques des années 1980

Les quatre paradoxes analysés par Erik Neveu que nous venons d’évoquer se sont traduits, à partir du début des années 1980, par une série de nouvelles émissions politiques, à des heures de grande écoute, dont l’objectif était de mettre en scène le débat politique de façon à ce qu’il puisse capter le ’grand public’. Ces nouvelles émissions que Noël Nel qualifie de ’grand-messes politiques’ 773 sont caractérisées par une recherche systématique du spectaculaire. Nous examinerons successivement ’L’heure de vérité’, ’Questions à domicile’, ’7 sur 7’, et ’Les absents ont toujours tort’, parce qu’elles sont particulièrement significatives, mais il faut tout de même signaler l’existence, souvent éphémère, de plusieurs autres productions, comme ’Politiques’ (du 28 Février au 22 Mai 1984 sur TF1), ’Face à la 3’(du 19 Mai 1985 au 15 Juin 1986 sur France 3), etc.

’L’heure de vérité’, née le 20 Mai 1982 sur Antenne 2 est sans nul doute l’émission politique dont la longévité aura été la plus grande, puisqu’elle aura duré plus de dix ans, à un rythme variant entre quatre et dix numéros par an. Initialement diffusée en première partie de soirée, elle sera d’abord repoussée en seconde partie de soirée, puis programmée le dimanche à midi. L’audience qui avait parfois dépassé les 30% en ’prime time’ était tombée en dessous de 5% le dimanche à midi. Réalisée dans un décor relativement austère, cette émission était conçue comme une mise sur la ’sellette’ d’un invité politique, soumis à trois interrogatoires successifs par trois journalistes différents (Alain Duhamel, un journaliste de la presse écrite ou audiovisuelle différent à chaque émission, et Albert Du Roy, rédacteur en chef d’Antenne 2). Le début de l’émission était particulièrement spectaculaire, puisque l’invité et les journalistes entraient, à la suite les uns des autres, au son d’une musique endiablée, comme lors d’un combat de boxe ou de catch. A partir de 1985, sera mis en place un système de sondages instantanés permettant à un panel de téléspectateurs représentatifs d’intervenir en direct et, à la fin de l’émission, de juger la prestation de l’invité. Cette ’interactivité’, ce recours récurrent à ’l’opinion publique’, permettait d’une part, de simuler une forme de démocratie directe permise par la télévision et d’autre part de légitimer les journalistes dans leur rôle de médiateurs incontournables entre les acteurs politiques et le peuple tout en mettant en cause la légitimité des acteurs politiques. L’interactivité donne aussi une dimension ludique à l’émission, d’une part en cassant le rythme des échanges entre journalistes et acteurs politiques, et d’autre part en soumettant ces derniers au jugement populaire, par le vote final, bien sûr, mais aussi par l’intermédiaire des questions des téléspectateurs, généralement sélectionnés en raison de leur dimension impertinente, cocasse ou provocatrice.’L’heure de vérité’ était donc caractérisée, comme le montre très bien Patrick Champagne, par la ‘’mise en oeuvre, poussée à l’extrême, du ’concept’ (comme diraient les publicitaires), de ’représentation’, aux sens à la fois politique et théâtral du terme’’ 774. Constitution d’un ’panel’ représentatif de la population, usage du minitel, sondages, invités ’représentatifs’, journalistes censés poser les questions que se pose ’l’opinion publique’, tout était fait pour ‘donner l’illusion d’une relation de proximité entre l’homme politique et son public qui, l’espace d’un instant, se sent investi d’un droit de sanction large allant du jugement de la personnalité à son pouvoir de conviction (...) L’interactivité électronique est ainsi promue au rang de grand évaluateur’ 775 . Mais bien évidemment, il ne faut pas être dupe: cette interactivité et cette ’représentativité’ étaient tout à fait contrôlées et filtrées, afin de mettre à la disposition des journalistes une ’opinion publique domestiquée’ 776 .

La seconde émission politique significative de la décennie 1980-1990 est ’Questions à domicile’. Lancée en Mars 1985 sur TF1 par Anne Sinclair et Pierre-Luc Séguillon pour réintroduire TF1 dans le créneau des émissions politiques jusque là dominé par Antenne 2, ’Questions à domicile’ est incontestablement originale, en ce sens que, pour la première fois, le cadre n’est pas un studio de télévision, mais le domicile des acteurs politiques. On assiste donc, d’un point de vue scénographique, à une complète inversion des rôles puisque les hommes politiques deviennent les ’inviteurs’ et les journalistes, les invités. Pour atteindre le même objectif que ’L’heure de vérité’ – contraindre les hommes politiques à ’parler vrai’ – ’Questions à domicile’ emploie une méthode toute différente. A l’interrogatoire ’musclé’ se substitue la conversation ’amicale’, même si l’entretien politique qui constitue le coeur de l’émission, reste assez classique. Mais la première partie de l’émission est davantage axée sur des questions relatives à la vie privée, à la psychologie, aux goûts, aux valeurs culturelles et morales, etc. et une visite du domicile est présentée aux téléspectateurs, visite pendant laquelle la caméra s’attarde sur un certain nombre d’objets symboliques censés révéler la véritable nature des acteurs politiques (bibelots, oeuvres d’art, livres, objets personnels, meubles, etc.). De même, la dernière partie de l’émission est généralement consacrée à un dialogue assez personnel. Il y a donc bien dans ’Questions à domicile’ une volonté d’interpréter le politique à partir d’indices culturels et de notations psychologiques, ce qui conduit les journalistes à pratiquer une espèce de sémiotique sociale sauvage plus ou moins heureuse, d’autant plus qu’il est plus que probable que les acteurs politiques ’arrangeaient’ leur domicile avant d’y faire pénétrer les caméras. Et, comme le souligne Erik Neveu, ‘’la psychologisation du politique rencontre le pacte narratif de la néo-télévision plus fait de proximité et de convivialité que de desseins ’populiculteurs’. Elle donne aux spectateurs les moins politisés la possibilité de juger l’homme politique sur un ameublement, un style de vie, comme cela peut se faire pour un voisin de palier. Une autre force de ce nouveau registre vient de son pouvoir de ’coagulation’ des audiences. Il s’agit à la fois d’une émission politique ’sérieuse’ à travers le dialogue central et d’une incursion dans l’espace privé qui peut s’apprécier comme se feuillette un ’Paris Match’ ou un ’Jours de France’, faisant pénétrer le lecteur dans l’intimité des grands de ce monde’ 777 . Ce mélange entre le politique et le ’people’, cette interpénétration entre espace public et espace privé qui ont fait un temps le succès de cette émission, renvoient évidemment aux analyses que nous avons formulées dans la seconde partie de la présente thèse et particulièrement dans les chapitres 2.3. et 2.4.

’Sept sur Sept’ fut également’ une émission assez originale dans sa conception. Créée en 1989 après la suppression de ’Questions à domicile’ et présentée par Anne Sinclair qui officiait déjà, aux côtés de Pierre-Luc Séguillon, dans cette dernière, ’Sept sur Sept’ en reprend d’une certaine façon la ’philosophie’, non pas en situant le débat politique dans un cadre intimiste, mais en le ’diluant’, comme le dit très justement Erik Neveu, d’une part dans l’actualité de la semaine, et d’autre part dans un ensemble d’entretiens avec des personnalités non politiques. Diffusée tous les dimanches à 19 heures, ’Sept sur sept’ était en fait organisée autour des ’événements’ marquants de la semaine écoulée, l’invité étant appelé à réagir face à ces événements présentés sous forme de séquences vidéo. Cette ’dilution’ du politique opérée par ’Sept sur Sept’ se manifestait à trois niveaux. D’une part, les invités d’Anne Sinclair n’étaient pas toujours des acteurs politiques, loin s’en faut, puisque deux fois sur trois en moyenne, il s’agissait d’artistes, d’intellectuels, de vedettes du ’show business’, de sportifs, de scientifiques, de grands ’capitaines d’industrie’, etc. D’autre part, l’ordre du jour était très strictement déterminé par les différents montages vidéo présentant l’actualité de la semaine, celle-ci étant toujours fortement marquée par l’émotionnel et le spectaculaire. Anne Sinclair faisait également référence aux thèmes choisis par les hebdomadaires d’informations générales, les invités politiques ou non, étant limités dans leurs propos , en principe, à commenter l’actualité. C’est à nos yeux une dimension particulièrement importante, puisqu’au fond elle consacre une situation dans laquelle les médias, non contents de ’construire l’événement’, tentent de réduire la politique à un rôle secondaire, puisque commandé par ’l’événement’ et donc par les médias. Enfin, compte tenu du cadre que nous venons d’indiquer, les acteurs politiques se trouvent renvoyés dans un registre beaucoup moins institutionnels, beaucoup plus familier. Face à une infinité de sujets sur lesquels ils ne savent pas grand chose de plus que le commun des mortels et à propos desquels ils sont pourtant sommés de s’exprimer avec intelligence et compassion, les acteurs politiques sont souvent moins talentueux que certains intellectuels, artistes ou journalistes avec lesquels ils sont pourtant comparés. En mettant les acteurs politiques en concurrence avec d’autres ’leaders’ sociaux, sur un terrain qui tend à favoriser ces derniers, ’Sept sur Sept’ contribue elle aussi à délégitimer le politique et à le priver de son statut spécifique. En tout cas, ‘’sans disparaître, le débat politique se rapproche d’une conversation amicale, d’un style qui allie le magazine et une convivialité plus attachée à des émotions partagées, à une forme de proximité sociale au morale qu’à l’expression de clivages idéologiques’ 778.’

Il nous reste enfin à évoquer une émission politique extrêmement originale diffusée sur la ’5’ pendant les quelques mois ayant précédé la disparition de cette chaîne, fin 1991. Présentée par Guillaume Durand, ’les absents ont toujours tort’ utilisait un décor n’ayant rien à envier à une émission de variétés. Les participants – plus d’une centaine à chaque fois – n’étaient des hommes politiques que pour un tiers environ, les deux autres tiers étant composés d’artistes, de personnalités médiatiques, et de simples citoyens. Chaque numéro était centré autour d’un thème (généralement une ’question de société’). Enfin, chose assez inhabituelle, il n’y avait pas d’écran de contrôle et une caméra mobile était utilisée, de sorte que personne en pouvait savoir qui était effectivement à l’écran, et qu’il était impossible de prévoir les prises de vues. Il faut noter – parce que c’est un événement unique – que ’Les absents ont toujours tort’ a provoqué des réactions assez violentes dans le champ politique, puisque un mois après sa première diffusion, elle suscitera un débat parlementaire le 16 Octobre 1991. et il est vrai que cette émission, si elle ne constituait pas un concept vraiment novateur, avait tout de même pour caractéristique de pousser jusqu’à son terme la logique du spectacle, et de mélanger complètement les genres, avec pour effet d’une part de ne pas éclairer le débat politique pour le plus grand nombre, et, d’autre part, de délégitimer la politique de façon plus prononcée encore que les autres émissions politiques que nous venons d’évoquer. Comme le précise Erik Neveu: ‘l’émission de la ’5’ fait définitivement primer une logique d’expression des émotions, d’engagements des affects dans le débat sur les problèmes de société. Elle inverse le poids respectif de al télévision relationnelle (où s’expriment les émotions, se crée une relation chaude et forte) et de la télévision messagère – porteuse de contenus, investie d’une mission culturelle ou civique -. Mais elle n’a pas inventé ce mélange, déjà en marche dans les traductions précédentes. Si la brève expérience menée sur la ’5’ avent la faillite a pu scandaliser, c’est aussi parce que les traits accusés d’une caricature peuvent constituer un miroir aussi déplaisant que déforment pour les versions euphémisées de cette politique retraduite à l’usage des audiences de masse’ 779.

Notes
773.

Noël NEL: A fleurets mouchetés, opus cité, p. 69.

774.

Patrick CHAMPAGNE: L’heure de vérité: une émission politique très représentative in Faire l’opinion, opus cité, p. 285.

775.

Jean MOUCHON: La politique sous l’influence des médias, opus cité, p. 86.

776.

Erik NEVEU: Les émissions politiques à la télévision, opus cité, p. 153.

777.

Ibid. p. 154.

778.

Ibid. p. 156.

779.

Ibid. p. 157.