3.4.3.4. Le triomphe de l’agora médiatique ou la politique marginalisée

Les analyses d’Erik Neveu dont nous venons de faire état portent – rappelons-le – sur la période 1982-1993. elles se concluent, selon lui, par ’le constat d’un échec final’ 780 aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif et par une certaine forme de ’retour à la case départ’ 781 ou de ’restauration’ 782. Nous allons tenter de montrer en quoi l’observation de la situation actuelle – qui n’est pas exactement identique à celle de 1993 – nous conduit à ne pas tout à fait partager ce point de vue.

Certes, les émissions politiques que nous venons d’évoquer, après avoir connu des audiences importantes (30% pour ’L’heure de vérité’), ont subi une forte érosion, notamment en raison de la concurrence des autres chaînes. Et à partir de là, la dictature de l’audimat a entraîné soit leur disparition, soit leur programmation dans des créneaux horaires beaucoup moins ’porteurs’, ce qui, mécaniquement, a encore contribué à diminuer leur audience. Il est vrai que, malgré leur ’spectacularisation’ à outrance, les émissions politiques n’ont pu rivaliser avec les films ou avec les variétés. Mais peut-on vraiment s’en étonner? La logique du spectacle porte en elle une surenchère permanente, et la plus spectaculaire des émissions politiques, une fois passé l’effet de surprise, sera toujours moins spectaculaire qu’un film ou qu’une émission de variétés. Au surplus, ce type de popularisation, de vulgarisation du politique risque fort, en termes d’audience, de perdre sur les deux tableaux: en décourageant ceux qui s’intéressent à la politique, sans forcément conquérir ceux qui ne s’y intéressent pas. On peut même se demander si cet échec final sur le plan de l’audience n’a pas été, sinon véritablement souhaité, en tout cas acté sans état d’âme, et utilisé comme argument pour marginaliser la politique à la télévision autant que faire se peut.

Sur la plan qualitatif, il est évidemment très difficile, comme le souligne Erik Neveu, de formuler des jugements tranchés, d’une part parce qu’on ne dispose pas d’études précises sur la façon dont ces émissions ont pu – ou non – améliorer l’intelligibilité de la politique pour le public le moins politisé, et d’autre part parce qu’une des émissions au moins (’L’heure de vérité’) a pu, à notre sens, jouer un rôle positif. Nous partageons évidemment l’idée selon laquelle la focalisation sur la dimension privée des acteurs politiques, sur leur psychologie, leur culture, leur capacité à maîtriser le registre émotionnel n’est pas très éclairante pour la compréhension réelle des grands enjeux politiques et sociaux. De même, le recours récurrent à ’l’interactivité’ et au verdict de ’l’opinion publique’ n’est pas de nature, contrairement aux apparences, à favoriser l’accès à la politique de ceux qui en sont naturellement éloignés. On peut néanmoins se demander, si, malgré tout, ces émissions ( à l’exception sans doute de ’Les absents ont toujours tort’) n’avaient pas le mérite, dans une certaine mesure, de permettre au débat politique d’exister et de donner une place symbolique importante à la politique. Autrement dit, la programmation d’émissions politiques à des heures de grande écoute – fussent-elles axées sur la recherche du spectaculaire – ne constituait-elle pas aussi une forme de reconnaissance de la place privilégiée du politique dans la vie sociale ? ’L’heure de vérité’, par exemple, dont nous fûmes un spectateur assidu, doit être considérée de façon nuancée: elle était certes fortement marquée par la mise en scène que nous avons évoquée précédemment, le discours des acteurs politiques était sans doute beaucoup déterminé par le cadre de l’émission, mais en même temps, elle constituait un lieu où les hommes politiques pouvaient exprimer leurs idées et leurs analyses. Dans une moindre mesure ’Questions à domicile’ et même ’Sept sur Sept’ constituaient également des lieux de débat public qui aujourd’hui n’existent quasiment plus.

Car la situation des émissions politiques à la télévision ressemble fort, aujourd’hui, à un champ de ruines. Sur TF1, après la disparition de ’Sept sur Sept’ et les deux avatars qui lui ont succédé (’Public’ présenté par Michel Field et ’19 heures dimanche’ présenté par Ruth Elkrief), c’est le vide absolu. Sur France 2 subsiste, d’une façon épisodique, le lundi en seconde partie de soirée, une émission, ’Mots croisés’, présentée par Arlette Chabot et Alain Duhamel, qui examinent l’actualité sous divers angles, politique, économique et social. Des invités, pas uniquement politiques, confrontent des points de vue opposés, et des ’spécialistes’ sont sollicités pour commenter l’actualité. Mais s’agit-il vraiment d’une émission politique au sens de la définition donnée par Erik Neveu ? On peut se poser la question, car la place du débat politique ne semble pas véritablement centrale et en tout cas, comme c’était le cas dans ’Sept sur Sept’, elle est diluée dans l’actualité. En dehors des périodes électorales ou de moments exceptionnels (comme cela a pu être le cas en 1992, au moment du référendum sur le Traité de Maastricht, avec le grand show au cours duquel a eu lieu un débat entre François Mitterrand et Philippe Séguin), c’est à peu près tout, sauf à considérer ’Les guignols de l’info’ sur ’Canal plus’ comme une émission politique, ce qu’elle n’est évidemment pas, ce qui ne l’empêche pas – quel que soit le talent de ses concepteurs – de contribuer fortement à la dévalorisation et à la délégitimation des acteurs politiques. Il nous apparaît donc que l’échec de la spectacularisation des émissions politiques à la télévision, s’il a pu donner l’impression, dans la première moitié des années 1990, d’une espèce de ’retour à la case départ’ (c’est-à-dire à la fin des années 1970), d’une réhabilitation d’un ’débat parfois ésotérique sur les dossiers’ 783, s’est traduit en réalité – on le voit aujourd’hui – par une disparition quasi totale des émissions politiques, celle qui reste ayant effectivement ‘’renoncé à ses paillettes, mais aussi au grand public par ses créneaux de programmation’ 784.

Nous nous trouvons bien, nous semble-t-il, dans une nouvelle phase qui serait évidemment à analyser de manière plus fine que ce que nous allons présenter. Cela constituera d’ailleurs pour nous un programme de recherches ultérieures. Nous sommes néanmoins en mesure de proposer une piste de travail. Nous considérons en effet que cette nouvelle phase est caractérisée, en même temps par l’effacement des émissions politiques et par l’émergence (et l’installation) d’un certain nombre d’émissions rentrant peu ou prou dans le cadre de la ’télévision de l’intimité’ tel que nous l’avons décrit dans le chapitre 2.4. de la présente thèse ou dans le cadre d’une agora cathodique se présentant comme telle. Dans les deux cas, il y a, sous une forme ou sous une autre, substitution de la médiation télévisuelle à la médiation politique. Autrement dit, en même temps que la parole politique est marginalisée en termes d’émissions politiques (et ’formatée’ comme on l’a vu dans les journaux télévisés), semblent se développer des émissions un peu nouvelles conçues comme des artefacts d’espaces publics et qui portent soit sur des ’questions de société’ soit sur des problèmes quasiment politiques. Ces émissions, fondées sur le témoignage et la parole profane, tentent de reconstituer l’agora, avec toute la symbolique et toute la mythologie qui l’accompagnent en termes de démocratie directe, de libre expression des citoyens, de droit à la parole pour tous. Et ce faisant, elles court-circuitent la médiation politique, précisément fondée sur la représentation, au profit de la médiation télévisuelle censée faire l’économie de la représentation.

On peut évoquer, à titre d’exemple, trois émissions qui nous semblent très significatives de la tendance que nous venons d’évoquer: ’ça se discute’ diffusée sur France 2, ’Ce qui fait débat’ diffusée sur France 3, et ’Place publique’ également diffusée sur France 3. Nous avons déjà abordé, dans le chapitre 2.3., ’ça se discute’ présentée par Jean-Luc Delarue le mercredi, tantôt en ’prime time’, tantôt en seconde partie de soirée. A vrai dire, cette émission relève davantage de la néo ’télévision de l’intimité’ que du débat d’intérêt général, dans la mesure où elle est presque totalement fondée sur des témoignages d’acteurs directs de tel ou tel comportement, de tel ou tel problème (chirurgie esthétique, naissances multiples, dysfonctionnements sexuels, infidélité conjugale, familles recomposées, etc.). Mais ’ça se discute’ tend de plus en plus, tout en conservant le même dispositif, à aborder des thèmes plus proches des véritables ’questions de société’. ’Ce qui fait débat’, présentée par Michel Field sur France 3, est diffusée en première partie de soirée. Comme son nom l’indique, cette émission, un peu dans la lignée de ’La marche du siècle’, traite de différents problèmes de société à partir des réactions d’un plateau composé de personnalités médiatiques concernées à un titre ou à un autre par le problème considéré. Enfin, ’Place publique’ présentée par le même Michel Field sur France 3 en seconde partie de soirée est plus originale, puisque chaque numéro se déroule dans une ville différente, en public et en plein air, et que c’est précisément le public qui est appelé à s’exprimer sur des questions sociales ou politiques comme la situation dans les prisons. C’est ’Place publique’ qui pousse le plus loin la logique de l’agora, sa grande habileté étant de donner l’apparence d’une absence totale de construction: pas de décor, pas de personnalités, l’utilisation d’une vraie place publique, une discussion qui tourne souvent à la ’foire d’empoigne’. Tous les ingrédients sont réunis pour donner l’illusion du réel, le spectaculaire et l’émotionnel étant en l’espèce provoqués par l’idée que l’on observe la démocratie, alors que l’on assiste à une mise en scène de la démocratie par la télévision.

Certes l’existence des débats télévisés à propos de questions de société n’est pas une nouveauté, puisqu’elle remonte au début des années 1960 et des émissions comme ’Les dossiers de l’écran’, ’Droit de réponse’, etc. ont marqué l’histoire de la télévision française. Mais la situation actuelle nous semble bien différente pour au moins deux raisons. D’une part, jusqu’à la fin des années 1970 (et même, pour certains, ultérieurement) ces débats avaient une dimension pédagogique affirmée et n’avaient pas pour ambition de se substituer au débat politique, à une époque où la politique était a priori moins dévalorisée qu’aujourd’hui. D’autre part, en règle générale, ces débats faisaient largement appel aux spécialistes, aux professionnels de tel ou tel domaine, éventuellement aux militants de telle ou telle cause, mais ils ne sacralisaient pas le témoignage ou ’l’opinion publique’. Aujourd’hui, en revanche, les différentes formes de l’agora médiatique s’inscrivent dans une espèce de silence politique ponctué par le vacarme inintelligible des campagnes électorales et ’l’opinion publique’ tend à rendre inutile la médiation politique. Ainsi le couple ’opinion publique’/médias tend à supplanter le couple discussion publique/politique, ce qui constitue une menace sérieuse pour le fonctionnement de l’espace public, même si celui-ci ne se réduit pas au politique.

Notes
780.

Ibid. p. 157.

781.

Ibid. p. 157.

782.

Ibid. p. 158.

783.

Ibid. p. 158.

784.

Ibid. p. 158.