CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE

Dans cette troisième et dernière partie consacrée à la construction médiatique de ’l’opinion publique’ ou encore à la ’publicisation’ des opinions, nous avons examiné tour à tour, quatre éléments qui nous semblent fondamentaux: ’l’opinion publique’ telle qu’elle était représentée avant la généralisation des sondages d’opinion; les sondages d’opinion que nous avons qualifiés comme une ’transsubstantiation’ de l’opinion; la construction médiatique des représentations sociales; enfin, les relations complexes et contradictoires entre médias et politique.

Nous avons ainsi, dans un premier temps, essayé de reconstituer une espèce de ’genèse’ de l’opinion publique’. Cette notion, qui apparaît à la fin du XVIème siècle, est considérée jusqu’au milieu du XVIIIème siècle – et même ultérieurement dans un certain nombre de textes littéraires – comme relativement péjorative, puisqu’elle désigne une croyance commune à propos d’affaires privées, un organe de contrôle social déterminé par les préjugés, la tradition, etc. Et ce n’est que pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle, par une espèce de coup de force politique, que ’l’opinion publique’ est devenue le produit de la discussion rationnelle des affaires de l’Etat pour légitimer le rôle de la bourgeoisie et pour affaiblir l’absolutisme royal. Nous avons ensuite montré que, à partir de la Révolution française et jusqu’à l’introduction des sondages, l’opinion publique, parallèlement au développement progressif de la démocratie de masse, devient une notion de plus en plus floue, de plus en plus difficile à distinguer de l’opinion commune, ’politiquement instable’, ’socialement fondée’ et ’scientifiquement insaisissable’.

Abandonnant alors provisoirement le terrain conceptuel, nous avons alors évoqué l’opinion publique comme réalité politique, à partir d’un regard sur certaines pratiques gouvernementales qui se sont développées à partir de 1745, pour connaître l’état d’esprit de la population française. Et nous avons montré qu’à partir de la afin du XIXème siècle, notamment avec l’affaire Dreyfus, ’l’opinion publique’, tout en restant une notion floue dont la définition même était l’objet de luttes, est devenue un acteur politique majeur, dont chacun se présente comme le porte-parole autorisé. Puis, nous avons tenté de mettre en évidence l’apport de Gabriel Tarde à la réflexion sur l’opinion des masses. Nous avons enfin essayé de montrer en quoi ’l’opinion publique’, pendant la première moitié du XXème siècle était bien ’floue dans son contenu et incertaine dans sa mesure’ 785.

Dans un second temps, nous sous sommes attachés à étudier plus précisément les sondages d’opinion et à analyser le processus par lequel cette technique de mesure a rapidement légitimé une définition ’pseudo savante’ de l’opinion publique. Pour ce faire, nous avons d’abord abordé la genèse et les fondements scientifiques des sondages, avant de détailler les critiques techniques que l’on peut leur apporter et de développer une critique radicale qui ne nous empêche pas de conclure que ’l’opinion publique’ s’impose désormais ’de l’extérieur’ comme ’un fait de nature’ 786 . Enfin, nous avons tenté une approche empirique de la question en proposant une analyse de deux sondages exemplaires.

Dans un troisième temps, nous avons essayé de mettre en évidence le rôle majeur joué par les médias dans la construction de ’l’opinion publique’, en montrant notamment, à partir d’une critique de la notion ’d’événement’, comment les médias constituent en ’malaises sociaux’ un certain nombre de situations partiellement réelles mais auxquelles ils donnent une dimension dramatique et spectaculaire tout à fait démesurée. C’est le cas notamment pour le ’problème’ des banlieues ou des quartiers ’difficiles’ que nous étudierons à partir d’une expérience vécue à Vaulx-en-Velin.

Enfin, nous avons entrepris d’analyser les relations complexes qui se développent dans ce couple en difficulté que constituent les médias et la politique. Pour mener à bien cette entreprise difficile, nous avons d’abord tenté d’éclairer la nature des rapports conflictuels entre médiation politique et médiation médiatique avant de revenir sur ’l’emprise’ que le journalisme exerce sur la champ politique et de montrer en quoi la politique se trouve ’sous l’influence des médias’. Et en dernier lieu, nous avons essayé de comprendre comment la télévision est passée de la mise en scène du débat politique à une espèce ’d’agora cathodique’ marginalisant le politique.

Au terme de cette réflexion, nous pensons avoir validé l’hypothèse selon laquelle l’espace public – ou ce qui en reste – est très largement déterminé, pour ne pas dire surdéterminé par ’l’opinion publique’ telle qu’elle est construite dans le cadre d’un dispositif associant les médias de masse et ’l’opinion publique’ et utilisant en particulier les sondages d’opinion. Mais ’l’opinion publique’ moderne a perdu toute référence à la discussion publique rationnelle des opinions privées et se présente aujourd’hui comme un simple enregistrement du point de vue exprimé par une majorité, cette ’opinion publique’ pouvant être scientifiquement mesurée par les sondages, mais aussi par une série de ’technologies sociales’ donnant l’illusion que les médias constituent une espèce d’agora et que, même lorsqu’ils ne donnent pas directement la parole au peuple, ils en sont l’expression légitime. Cette définition de l’opinion publique comme résultat majoritaire d’opinion privées est d’ailleurs attestée par les dictionnaires et encyclopédies générales et aussi naturellement par la plupart des journalistes et politologues, ainsi que par le champ politique.

Nous pensons avoir également mis en évidence le fait que, tout en travaillant à la pérennisation et à la naturalisation de la notion ’d’opinion publique’, tout en construisant des représentations aux effets puissants, les médias tendent à modeler et à marginaliser le champ politique et à se substituer à lui sur le terrain de la médiation sociale. En somme, si l’on poussait les choses à l’extrême, l’espace public tel qu’il a été conceptualisé par Habermas deviendrait inutile et se trouverait en voie de ’dépérissement’ dans la mesure où ses fonctions essentielles seraient privées de toute pertinence. La fonction fondamentale de l’espace public, en effet, est bien de permettre la formation de l’opinion publique, ’unique fondement reconnu qui permette de légitimer la domination politique’ 787 de l’Etat. Or, si l’opinion publique est une réalité positive que l’on peut mesurer scientifiquement grâce aux sondages et qui peut être rendue publique par les médias, l’espace public devient tout simplement sans objet.

Il faut néanmoins fortement relativiser cette conclusion. En effet, si nous sommes convaincus qu’il s’agit d’une tendance lourde, il faut évidemment considérer que les médias ne sont pas tout puissants et que les individus, même s’ils sont soumis à une pression importante, conservent une capacité de libre-arbitre. De même, nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer qu’en matière de réception des médias, le milieu social change tout, et que leur influence est probablement inversement proportionnelle au capital économique, culturel et social de leurs usagers. Il faudrait enfin opérer un distinguo entre les différents médias, la presse écrite (ou une partie de la presse écrite) étant probablement plus propice à la réflexion critique et à l’expression des idées politiques que la télévision et les différentes chaînes de télévision elles-mêmes étant inégalement affectées par la tendance que nous venons d’évoquer.

Il reste, à nos yeux, que l’espace public, même s’il ne se réduit pas au politique, est en grand péril, notamment en raison du fait que la médiation médiatique est en passe de supplanter toutes les autres médiations sociales, notamment la médiation politique, ce qui est un danger pour la démocratie dans la mesure où le dispositif que nous avons décrit substitue précisément à la représentation au sens politique du terme, la représentation au sens théâtral du terme.

Notes
785.

Patrick CHAMPAGNE: Faire l’opinion, opus cité, p. 84.

786.

Loïc BLONDIAUX: La fabrique de l’opinion, opus cité, p. 58.

787.

L’espace public, opus cité, p. 248.