INTRODUCTION GÉNÉRALE

Cette thèse s'intéresse à l'acquisition de l'écrit par différentes tranches d'âge en observant l'état de la narration en situation de rappel immédiat de textes plus ou moins connus. Cette recherche et les variables prises en compte pour la mener à bien vont être, dès à présent, motivées de manière à poser le cadre dans lequel s'inscrit ce travail.

De nombreux auteurs (Fayol, 1983, 1985, 1991 ; Espéret, 1984 ; Bonin et Fayol, 1996 ; Levy et Randsdell, 1998) soulignent la primauté des travaux sur le développement du langage oral par rapport aux recherches effectuées sur l'acquisition de la langue écrite. En effet, plusieurs études se préoccupent de l'oral ou de la comparaison entre oral et écrit — parallèle très en vogue aujourd'hui — mais l'écrit en temps que tel n'est pas au centre des recherches en acquisition. Cette thèse représente une tentative pour combler ce manque.

Les sujets de cette étude sont âgés de 6/7 ans (i.e. CP) à 10/11 ans (i.e. CM2) et à ce groupe d'enfants s'en ajoute un constitué d'adultes (i.e. fin de première année universitaire). La sélection des tranches d'âge d'enfants s'explique par le souci de couvrir l'ensemble du cycle primaire depuis l'entrée dans l'écrit. Le groupe d'adultes sert de référence puisque les acquisitions se poursuivent bien après l'âge de 11 ans (Tardy, 1966 ; Nickold Wolf, 1988 ; Berman et Slobin, 1994 ; Gayraud, 2000).

En ce qui concerne le type textuel, deux raisons essentielles nous ont guidée vers la narration. Premièrement, un nombre incommensurable d'études ont pris le récit pour objet d'analyse, si bien que le cadre dans lequel s'inscrit ce travail est aujourd'hui clairement défini et ce balisage permet des comparaisons fructueuses entre nos résultats et ceux qui sont déjà exposés dans la littérature. Deuxièmement, de nombreux auteurs (Mandler et Johnson, 1977 ; Stein et Glenn, 1979 ; Bamberg, 1987 ; Berman, 1988 ; Marchman, 1989 ; Kail et Hickmann, 1992 ; Verhoeven, 1993 ; Berman et Slobin, 1994 ; Kern, 1997 ; Akinci, 1999) ont souligné que le type textuel le plus précocement acquis correspondait à la narration, précocité à mettre sur le compte de l'isomorphisme entre la structure du récit et la séquentialité des événements à rapporter (Fayol, 1997). Aussi, pour ces quelques raisons, le récit se présentait-il comme un support parfaitement approprié aux objectifs que nous nous fixions.

Pour ce qui est de la restitution, elle correspond à une activité fréquemment réalisée dans le cadre scolaire (i.e. validité écologique de la tâche) et le support qu'elle implique constitue un stimulus non négligeable pour les plus jeunes sujets qui viennent tout juste de pénétrer le monde de l'écrit. Ce choix méthodologique nous permet également de considérer les processus cognitifs dégagés par les différents modèles de compréhension que nous présentons dans la partie théorique de ce travail.

Quant au degré de familiarité des textes à rappeler, beaucoup d'études (Nelson, 77 ; Kintsch et Van Dijk, 1978 ; Nelson, 1978 ; Freebody et Anderson, 1983 ; Hudson et Nelson, 1983 ; Denhière, 1984 ; Fayol, 2000) ont déjà souligné que le degré de familiarité influence considérablement la qualité des rappels : plus la situation référée est connue, meilleure est la capacité de compréhension/mémorisation/restitution. Cependant, lors des protocoles expérimentaux élaborés par ces divers auteurs, c'est le thème de l'histoire qui est plus ou moins connu des sujets (i.e. "goûter d'anniversaire" vs "retirer de l'argent à la banque") alors que nous avons cherché à voir ce qu'il en était si le contenu du récit était ou non déjà inscrit en mémoire à long terme.

Pour cela, l'étude oppose deux types de supports : le premier est préalablement connu des sujets tandis que le second est découvert le jour de l'expérimentation. Ces stimuli correspondent, d'une part, à la fameuse histoire du Petit Chaperon Rouge et, d'autre part, à celle d'un trappeur canadien en quête d'une peau de renard pour une amie indienne (i.e. Dan, le petit trappeur canadien). Il est clair qu'ici le thème des histoires comparées peut être considéré comme équivalent : un personnage doit atteindre un but, rencontre une série d'obstacles qui entrave son accomplissement et réalise enfin l'objectif fixé. Cependant, dans l'histoire du Petit Chaperon Rouge, le personnage, le but qu'il doit accomplir et les facteurs qui l'en empêchent sont, depuis longtemps, familiers au sujet, ce qui n'est pas le cas de Dan, le petit chasseur canadien.

De nombreux courants, tant sémiotiques que linguistiques, psycholinguistiques et psychologiques, ont étudié le type textuel narratif sans jamais contrôler cet effet du degré de familiarité. Or, les différents parties et chapitres de cette thèse montreront qu'il s'agit là d'une variable non négligeable qu'il est nécessaire de prendre en compte.

Le principal objectif de cette recherche est donc de montrer que le degré de familiarité d'un texte peut influencer les acquisitions, c'est-à-dire les faciliter plus ou moins.

Nous pouvons préciser que cette problématique est également motivée par nos recherches antérieures : en maîtrise et en D.E.A., nous avions travaillé sur la mise en place de l'anaphore et des temps verbaux en situation de réécriture du Petit Chaperon Rouge. Les résultats obtenus qualifiaient ces outils de cohésion d'"acquisition précoce" (i.e. autour de 7/8 ans), ce qui ne correspond pas aux conclusions exposées dans la littérature qui les considère comme acquis plus tardivement. En raison de cette contradiction, nous ne savions à quels paramètres attribuer ce résultat : l'âge ou les caractéristiques du texte à réécrire ? Cette interrogation motive donc aussi l'étude comparative conduite dans le cadre de cette thèse.

Les principales questions auxquelles nous souhaitions répondre étaient donc les suivantes :

Les éléments de réponses que nous amenons à ces interrogations s'organisent en cinq parties. La première pose le cadre théorique dans lequel s'inscrit le travail, la seconde définit la méthodologie adoptée pour traiter le sujet qui nous intéresse et les trois dernières sont consacrées à l'analyse effective du corpus.

Pour ces analyses, les restitutions ont été envisagées d'un point de vue général d'abord, puis particulier ensuite. En effet, la troisième partie correspond à un examen du niveau macrostructurel, la quatrième se préoccupe du niveau microstructurel et, enfin, la cinquième et dernière partie observe le niveau du mot. Autrement dit, les premières analyses ont pour objet d'étude la structure narrative, les secondes se concentrent sur un aspect syntaxique et les troisièmes prennent en considération le lexique.

La première partie se donne pour objectif d'élaborer une synthèse de la littérature.

Le chapitre 1 récapitule, en effet, les études effectuées sur la narration depuis les travaux de Bartlett (1932) en psychologie, c'est-à-dire qu'il s'intéresse aux courants sémiotiques, linguistiques, psycholinguistiques et psychologiques. Il est à préciser que le but de cette partie est de poser le cadre général dans lequel s'inscrit la recherche et ne prétend en rien à l'exhaustivité : seuls les aspects qui nous paraissaient pertinents pour la suite du travail ont été retenus. Pour ce qui est des détails théoriques nécessaires à la compréhension de chacun des chapitres d'analyse, ils figurent dans les introductions des parties les comprenant.

La seconde partie présente le protocole expérimental et les codages effectués sur les données recueillies.

Le chapitre 2 définit très précisément la méthodologie adoptée pour ce travail, c'est-à-dire qu'y sont présentés les sujets, les supports, les consignes de production ainsi qu'une évaluation critique des choix effectués.

Le chapitre 3 présente les conventions de transcription suivies pour faciliter le traitement des données : critères de découpage en clause, notation des ratures et des mots ajoutés pour ce qui est des productions écrites et codification adoptée pour les entretiens métalinguistiques.

La troisième partie a pour but d'examiner l'émergence de la structure textuelle narrative. Les chapitres 4 et 5, qui la composent, analysent donc la manière dont les enfants et les adultes restituent les contenus qui leur ont été proposés en phase de préparation au travail d'écriture (i.e. phase d'écoute).

Le chapitre 4 observe d'abord les restitutions d'un point de vue extrêmement global puisqu'il s'intéresse au schéma narratif en 3 composantes narratives (i.e. orientation/complication/résolution) et le chapitre 5 affine cette première analyse puisqu'il examine le rappel de non plus 3 composantes narratives mais de 16 sous-composantes narratives qui se situent à un niveau nettement moins général que les premières, mais qui sont tout aussi essentielles au bon déroulement des trames narratives. D'après les travaux effectués sur l'acquisition de la structure narrative (Mandler et Johnson, 1977 ; Stein et Glenn, 1979 ; Bamberg, 1987 ; Berman, 1988 ; Marchman, 1989 ; Kail et Hickmann, 1992 ; Verhoeven, 1993 ; Berman et Slobin, 1994 ; Kern, 1997 ; Akinci, 1999), on peut faire l'hypothèse que l'ensemble des sujets devraient, indépendamment du degré de familiarité du texte, correctement restituer le niveau des composantes narratives. En revanche, une seconde hypothèse prédit des écarts au niveau des sous-composantes narratives, différences qui nous permettront alors d'identifier les diverses stratégies de sélection mises en oeuvre par les sujets (Mandler et Johnson, 1977 ; Shank et Abelson, 1977 ; Kintsch et Van Dijk, 1978 ; Stein et Glenn, 1979 ; Black et Bower, 1980 ; Adam, 1984).

La quatrième partie met l'accent sur la relation sémantique de cause/conséquence, relation nécessaire à l'enchaînement des propositions narratives.

Le chapitre 6 mesure la restitution des relations de cause/conséquence présentes dans les supports initiaux tout en observant les formes utilisées par les sujets. Cependant, aux côtés des relations existant au départ, les sujets en ont ajouté certaines autres que le chapitre 7 se propose d'analyser. Toujours en lien avec les travaux antérieurs (Jisa, 1984/1985, 1987 ; Berman, 1988, 1990 ; Berman et Slobin, 1994 ; Koch, 1995 ; Jisa et Kern, 1998 ; Fayol, 2000 ; Gayraud, et al., à paraître), nous émettons l'hypothèse que le nombre et la forme des marqueurs de causalité seront fonction de l'âge des sujets, c'est-à-dire que les adultes auront plus recours à cette relation sémantique que les enfants de 6 ans, et les formes utilisées devraient être plus de plus en plus intégrées (i.e. coordination vs subordination). Nous postulons également que le degré de familiarité devrait influencer l'insertion de marques de causalité : l'espace cognitif libéré des opérations dites de haut niveau (i.e. activation et organisation des contenus, par exemple) lors de la restitution du texte préalablement connu (i.e. Petit Chaperon Rouge) pourrait être réinvesti à un niveau plus local, interpropositionnel dans le cas qui nous intéresse ici.

La cinquième et dernière partie traite le corpus dans une perspective lexicale.

Le chapitre 8 mesure la densité lexicale des textes initiaux et des restitutions des sujets. Ce calcul correspond à la proportion d'items lexicaux par rapport aux items grammaticaux et renseigne sur la teneur informative du texte (Ellis et Ure, 1977 ; Halliday, 1989). Quelques travaux (Gayraud, 2000) ont montré que cet indice augmente avec l'âge, conclusion que nous nous proposons d'interroger sur la base de notre corpus. En dépit d'une densité lexicale équivalente dans les deux textes-supports, nous émettons également l'hypothèse que les rappels de l'histoire déjà connue seront plus denses car plus précis, les sujets étant, depuis longtemps, familiarisés avec le récit en question.

Le chapitre 9 traite de la diversité lexicale des textes initiaux et des rappels produits par les sujets. Ce nouvel indice lexical informe du degré de répétitivité du vocabulaire d'un texte, c'est-à-dire que son calcul mesure le nombre de mots différents qui composent le texte. Cette diversité devrait s'accroître avec l'âge (Clark, 1993) et la restitution d'une histoire déjà inscrite en mémoire à long terme devrait permettre aux sujets de contrôler l'insertion trop abusive de répétitions. En effet, la recherche de moyens de diversification constitue une opération de bas niveau qui sera d'autant plus facilitée que le sujet est débarrassé de certaines des activités essentielles à la mise en texte.

Les trois derniers chapitres mesurent plus spécifiquement le rôle de la mémoire. En effet, Muller (1992) pose que lorsque l'on compare le vocabulaire d'un texte à celui de son rappel, certains termes ont été restitués et apparaissent donc dans les deux écrits alors que d'autres n'ont pas été repris par le sujet rappelant, et d'autres encore ont été ajoutés par ce même sujet. Muller (1992) appelle cette mesure la connexion lexicale et explique qu'elle est d'autant plus forte que les deux textes partagent de mots.

Le chapitre 10 présente une analyse des termes restitués avec comme hypothèse que ce lexique commun sera fonction de l'âge et du degré de familiarité : les adultes et les restitutions du texte déjà connu connaîtront une connexion lexicale plus importante que les autres tranches d'âge et que les rappels du récit découvert le jour de l'expérimentation. Si l'hypothèse développementale est facilement justifiable, la variable "texte" (i.e. deux textes de degré de familiarité différents) est à expliquer : lors de la tâche de restitution du matériel déjà connu, le niveau du mot aura pu être observé, le niveau plus global ne requérant pas de ressources cognitives particulières.

Le chapitre 11 considère les quelques items jamais restitués. Cette analyse et nous permet, d'une part, de valider les travaux menés sur la corrélation entre rapidité de sélection lexicale et fréquence des items (Maclay et Osgood, 1959 ; Wingfield, 1968 ; Morton, 1969, 1979 ; Levelt, 1989) et, d'autre part, de définir les stratégies de substitution que les sujets mettent en oeuvre pour conserver le signifié proposé par le support auditif tout en n'employant pas le signifiant sélectionné par l'auteur.

Le chapitre 12 se consacre à l'analyse des mots ajoutés par les sujets, c'est-à-dire qu'il s'intéresse aux termes que l'on trouve seulement dans les restitutions des sujets, les termes non suggérés par les textes initiaux. Nous prédisons que cet ultime point d'analyse évoluera également avec l'âge : seuls une prise de recul et un stock lexical personnel important pourront permettre aux sujets de retranscrire le sémantisme initial tout en utilisant des termes exempts des supports. En ce qui concerne le degré de familiarité, c'est le récit découvert le jour de l'expérimentation (i.e. Dan, le petit chasseur canadien) qui devrait manifester le plus de mots ajoutés en ce sens que l'aspect global est prioritaire sur les termes sélectionnés pour la mise en mots.

Ainsi construite, cette recherche sur le savoir-raconter-par-écrit pourrait prétendre à des implications tant sur les recherches ultérieures que sur l'enseignement élémentaire. En effet, les programmes scolaires mettent l'accent sur ce type d'activité d'écriture car "le rappel immédiat ou différé d'un texte préalablement lu par l'adulte est l'occasion d'affiner la compréhension, d'inciter au réemploi du lexique ou des tournures de langue, de mettre en oeuvre la réflexion de chacun sur les contenus proposés mais aussi sur les formulations énoncées" (Ministère de l'Éducation Nationale et de la Culture, 1992 : 37). Aussi cette étude pourrait-elle constituer un outil de réflexion pour les maîtres d'école soucieux de mesurer précisément la pertinence des supports utilisés lors des tâches de restitution.