CONCLUSION

Bien que les différentes approches décrites au cours de ce chapitre, qu'elles soient sémiotique, linguistique ou psychologique, aient des conceptions différentes de la narration, il est néanmoins possible de dégager un certain nombre de points communs qui vont nous servir à pointer les principales caractéristiques d'un texte de genre narratif.

Le premier concerne la notion de "hiérarchisation" des différents éléments de la narration, c'est-à-dire que tout récit comporte une organisation interne où les constituants sont rangés à différents niveaux et ordonnés. Cette notion de hiérarchisation opère à deux niveaux d'analyse : à la fois au niveau macrostructurel et au niveau microstructurel.

Au niveau macrostructurel, trois composants ressortent comme strictement essentiels à la constitution d'un récit : un problème à résoudre c'est-à-dire un but à atteindre, une tentative de résolution c'est-à-dire une série d'actions et la résolution du problème initial de façon à "boucler la boucle". C'est ce "squelette" qui renvoie à la notion de schéma narratif, notion-clé de cette synthèse théorique : les connaissances stockées en mémoire ne constituent pas des ensembles plus ou moins disparates de données mais sont au contraire organisées. Cela signifie que "‘tout récit lu ou entendu se voit traité, encodé, stocké et rappelé à l'aide d'une organisation sous-jacente qui sélectionne et modifie les informations jusqu'à parvenir à un ensemble cohérent confirmant les attentes et en accord avec les connaissances déjà disponibles"’ (Fayol, 1985 : 97). Nous avons, lors de ce chapitre, passé en revue un grand nombre d'expériences visant à mesurer la validité psychologique de cette notion de schéma et toutes parviennent à la même conclusion quant à l'existence certaine d'un schéma et quant à l'âge d'acquisition de celui-ci qu'elles situent autour de 5 ans c'est-à-dire que cette organisation canonique et les patrons de rappel qui lui correspondent sont en place dès l'âge de 6 ans mais s'amorcent à 4 ans déjà.

Le niveau microstrucurel consiste à se préoccuper du niveau interpropositionnel, ce qui renvoie aux relations sémantiques et syntaxiques que les différents constituants du texte entretiennent entre eux. Il semblerait que, à l'exception de la relation de séquentialité qui est évidemment inhérente à toute narration étant donné qu'il y a isomorphisme entre la structure du récit et la séquence des événement dans la situation référentielle, la relation de cause/conséquence domine largement et est justement là pour expliquer la séquentialité (Bransford et Johnson, 1972 ; Mackie, 1974 ; Rumelhart, 1975 ; Kozminsky, 1977 ; Schank et Abelson, 1977 ; Black et Bower, 1980 ; Kieras, 1980 ; Sperry et Sperry, 1996 ; Fayol, 2000) : "‘chaque énoncé nouveau comporte certaines relations avec ceux qui le précèdent et ceux qui le suivent, permettant son intégration dans une progression continue’" (Caron, 1989 : 207). À travers cette relation sémantique particulière, on retrouve l'idée d'un produit orienté, dirigé vers une fin, vers un but.

Il est à préciser ici que les points développés au niveau microstructurel (i.e relation de cause/conséquence, cohésion, suivi d'un but, etc.) contribuent très certainement à la théorie du schéma. En effet, quelques auteurs s'étonnent de la forme des courbes de rappel, cette forme correspondant, rappelons-le, à un U. Nous avons vu que les effets sériels pouvaient être à l'origine de ce meilleur rappel du début et de la fin de l'histoire mais Fayol (1985) émet une seconde hypothèse selon laquelle l'activité de restitution pourrait être envisagée en termes de but et de plans plus ou moins complexes pour l'atteindre, ce qui expliquerait que les sujets posent le but qui prend place au début de l'histoire et la résolution de celui-ci qui correspond finalement à l'achèvement du récit. Nezworski et al. (1982) valident cette hypothèse en faisant varier l'emplacement du but tout en conservant une trame narrative et un contenu identique. Les auteurs constatent que l'information relative au but est toujours parfaitement reprise quelle que soit la place attribuée à ce dernier (i.e. début vs milieu vs fin du récit).

Les résultats de cette recherche iraient donc à l'encontre de la théorie du schéma, le but dominant la dimension structurale.

De même, d'autres auteurs (Gauld et Stephenson, 1967 ; Rubin, 1977 ; Kintsch et Bates, 1977 ; Baker, 1978), s'accordant sur le fait qu'un certain schéma sous-jacent soit à même d'expliquer les rappels incomplets, montrent que cette structure canonique comporte de sérieuses lacunes en ce sens qu'elle ne peut rendre compte des reprises littérales par exemple. En effet, ces auteurs, en se servant de consignes accentuant la nécessité de parvenir à une restitution littérale (i.e. introduction du terme "exactement" par exemple), constatent que les sujets, quel que soit leur âge, mémorisent et disposent ensuite de bien plus d'informations que ne le laissait supposer la théorie du schéma.

Fayol (1985 : 103) parle d'"accessibilité plus ou moins grande des entités" c'est-à-dire que si les sujets savent qu'ils auront à restituer le récit proposé dans ses moindres détails, ils prêteront alors une attention toute particulière au niveau du détail. Autrement dit, tout dépendrait de la formulation de la consigne, consigne que nous avons, à la suite de ces lectures, pris soin de contrôler, le plus important pour nous étant que les deux passations soient la réponse à une demande strictement identique afin que la formulation de la consigne ne constitue pas une variable supplémentaire. Notre plus vif intérêt étant de ne pas influencer les rappels mais d'observer "ce qui reste", nous n'avons évidemment pas demandé aux sujet de rappeler exactement ou dans ses moindres détails l'histoire qu'ils venaient d'entendre.

Quoi qu'il en soit de la formulation de notre consigne, il semblerait donc que les sujets invités à une tâche de rappel font coexister différentes stratégies et non pas une seule qui serait guidée par un schéma narratif préalablement inscrit en mémoire à long terme. Nous essayons donc, tout au long de cette thèse, d'observer si les sujets restituent le fameux schéma narratif sur lequel est centré ce premier chapitre (à travers l'examen de composantes et de sous-composantes narratives / cf. chapitres 4 et 5), mais nous observons également ce qu'il en est des notions de but à accomplir (à travers l'analyse de la chaîne causale / cf. chapitres 6 et 7) et de reprises littérales (à travers l'étude du lexique / cf. chapitres 8, 9, 10, 11 et 12).