2.2.2. L'âge

Tant pour le PCR que pour DAN, la variable "âge" a, en revanche, une influence significative (F(5,54) = 12,084 ; p < 0,0001 pour le PCR et F(5,54) = 17,052 ; p < 0,0001 pour DAN²⁴). L'observation des différences significatives entre une tranche d'âge et celle lui succédant immédiatement permet de dégager deux stades acquisitionnels, et ce, pour chacune des deux histoires-supports : les 6 ans, d'une part, et les 7, les 8, les 9, les 10 ans et les adultes, d'autre part. Dans les deux cas, l'opposition des 6 ans au groupe constitué des cinq autres tranches d'âge se détermine par une valeur de p hautement significative (p < 0,0001). Les pourcentages de reprise indiquent clairement ce saut quantitatif : dans le PCR, si les 6 ans restituent 60 % des CN, les 7 ans rappellent déjà ce même contenu à 91,6 % en moyenne et, dans DAN, si, dès l'âge de 7 ans, les CN sont restituées à 86 %, à l'âge de 6 ans, cette moyenne de pourcentage est encore très faible puisque qu'elle correspond à 36 % seulement. Autrement dit, d'après nos données, il faudrait attendre l'âge de 7 ans pour que le schéma narratif soit disponible.

Pourtant, nous avons vu (cf. chapitre 1) qu'un nombre important d'études (Bamberg, 1987 ; Berman, 1988 ; Marchman, 1989 ; De Weck, 1991 ; Kail et Hickmann, 1992 ; Verhoeven, 1993 ; Berman et Slobin, 1994 ; Kern, 1997 ; Akinci, 1999) a montré que le schéma narratif est acquis très précocement (i.e. de autour de l'âge de 5 ans) et dire qu'il l'est, d'après nos données, à l'âge de 7 ans seulement paraît donc contradictoire. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que les auteurs cités ont travaillé sur la production de narrations à l'oral et non à l'écrit. Aussi, si les études menées sur la production de narrations à l'oral conduisent à des résultats différents de ceux axés sur le rappel de récits à l'écrit, il semble évident que les différences soient à imputer à des caractéristiques propres à l'écrit. Nous pensons donc que cette difficulté de réécriture des 6 ans, à l'oeuvre même dans le PCR, peut s'expliquer, non pas par une non-intégration du schéma narratif, mais par la lenteur de l'activité grapho-motrice très importante à cet âge. En effet, cette tranche d'âge correspond à la phase d'entrée dans l'écrit et même si nous avons sollicité les enfants en fin d'année scolaire avec des consignes les contraignant à la reproduction d'une trame narrative pré-élaborée, l'ensemble des activités graphiques est loin d'être automatisé. D'ailleurs, lorsque les 6 ans remettaient leur feuille en expliquant à l'expérimentateur qu'ils avaient terminé leur travail et que celui-ci s'étonnait — volontairement pour les stimuler — de se voir rendre si peu de lignes, ceux-ci disaient explicitement "On allait quand même pas tout répéter" ou "Ça aurait fait trop long à écrire" ou encore "Je m'en rappelle mais je préfère te le dire". Nous allons également citer quelques-unes des réponses de ces plus jeunes sujets à la question "Comment as-tu fait pour écrire le plus important ?", requête posée lors de chacun des deux entretiens métalinguistiques :

[III.4.1] WIL 6G7M1

"‘chaperon rouge c'est [S] et [a] ça fait [Sa] [p] et [Ø] ça fait [pØ] [r] et [o$] ça fait [ro$] puis et puis [ru] ça fait [SapØro$ru] et puis [J] et [Ø] ça fait [JØ]’"

[III.4.2] ROX 6F3M1

"‘parce que je m'est souvenu dans ma tête j'ai j'ai fait comment ça s'écrivait et après j'ai dit les lettres après j'ai écrit et après j'ai fait attention’"

[III.4.3] JEA 6G5M2

"‘ben c'est quand on est au CP on commence à savoir écrire et puis on lit avant de savoir écrire faut d'abord savoir lire pour + par exemple [l] et [Ø] pour savoir que ça fait [lØ] il faut d'abord voir avant d'écrire ce que cela fait avec les syllabes’"

[III.4.4] PAU 6F0M2

"‘ben j'ai écrit les mots ceux que je savais j'ai ben avec le son j'ai écrit + j'ai pris une lettre après l'autre et j'ai dit ce que ça faisait et après j'ai écrit après j'ai mis l'autre lettre avec l'autre et après j'ai écrit’"

[III.4.5] CLE 6F8M2

"‘ben j'ai réfléchi dans ma tête après j'ai mis j'ai j'ai écrit les syllabes qui étaient dans les mots’"

Ces réponses, témoins du traitement "graphème par graphème" effectué par les 6 ans, exposent parfaitement la charge cognitive que représente le travail d'écriture pour ces plus jeunes sujets. Toujours dans ce sens, nous pouvons également citer le cas d'un autre sujet de cet âge ayant spontanément répliqué un commentaire garantissant cette attention portée à l'activité graphique :

[III.4.6] ALI 6F2M1

"‘ben avec mon crayon’"

Dès l'âge de 7 ans, les commentaires obtenus à la même question montrent que ces activités d'assemblage et de tracé ne les obnubilent plus. Pour exemple, nous avons choisi une réplique représentative de chaque tranche d'âge :

[III.4.7] PIE 7G3M1

"‘ben j'ai vu les images dans ma tête comme si j'avais un livre devant les yeux ++ j'avais écouté l'histoire au début et puis quand tu nous a donné la feuille j'ai fait comme si il y avait le livre devant mes yeux avec les images’"

[III.4.8] MAX 8G0M1

"‘ben j'ai écouté l'histoire en écoutant j'ai enregistré et ensuite j'ai regardé dans ma tête et j'écris j'écris ce que j'ai enregistré’"

[III.4.9] MAR 9F4M2

"‘euh ben je me suis rappelée de l'histoire ++ j'ai essayé de faire comme si l'histoire marchait encore et de l'écrire’"

[III.4.10] THO 10G3M1

"‘ben j'ai essayé de me souvenir de tout et j'ai marqué ce dont je me souvenais en fait en écoutant j'ai pris des points de repère pour mémoriser le texte et ensuite j'ai recréé points de repère’"

Autrement dit, ces réponses et les commentaires qui les précèdent mènent à la conclusion suivante : le schéma narratif serait acquis avant l'âge de 7 ans mais le maniement du code graphique non encore automatisé représente une telle mobilisation cognitive que les sujets de 6 ans ne peuvent rendre compte de cette acquisition lorsqu'ils se trouvent en situation de rappel écrit.