2. LA RELATION CAUSALE

Ces relations diffèrent en fonction des genres textuels et pour les récits, comme nous l'avons vu dans la synthèse de la littérature sur le sujet (cf. chapitre 1), les auteurs mettent l'accent sur la relation sémantique de cause/conséquence. Rappelons, en effet, que chaque événement "conduit à" ou "permet de" ou "amorce" ou "est la raison de" un événement ultérieur du récit (Schank et Abelson, 1977). Black et Bower (1980) parlent de "transition hiérarchique entre états", Mackie (1974) considère le "terrain causal"... En dépit d'appellations différentes, les auteurs renvoient tous au fait que, dans un récit, un chemin critique permet le passage d'un initial à un état final. Pour Fayol (2000 : 185), "‘la construction d'une chaîne causale reliant les différentes actions aux buts poursuivis par le ou les personnages fournit vraisemblablement une bonne approximation de ce qui constitue un modèle mental pertinent’" et l'auteur illustre son propos avec l'exemple suivant :

[IV.I.1]
1. Il était une fois deux enfants, Pierre et Anne
2. Ils étaient amis et vivaient de part et d’autre de la rue
3. Un matin, Pierre parlait à Anne
4. Pierre lui demanda de venir jouer avec lui
5. Anne ne voulut pas venir
6. Elle voulait lui acheter son cadeau d’anniversaire
7. Anne dit à Pierre qu’elle était malade
8. Elle dit qu’elle ne pouvait pas venir jouer
9. Ensuite, Anne alla au magasin
10. Elle acheta une paire de patins à roulettes
11. Anne était très heureuse d’acheter ces patins
12. Pierre fut très surpris quand Anne les lui donna

[IV.I.1']

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Figure 20 : Événements et états du récit [IV.I.1] reliés par les relations causales
[Note: (Trabasso et Sperry, 1985 cité par Fayol, 2000 : 186).]

Le texte [IV.I.1] est une suite d’événements. Chacun de ces événements est numéroté de 1 à 12 et les douze événements correspondent aux unités d’informations du récit, aux noeuds de la trame narrative : aucun d’entre eux ne peut être supprimé sans que le bon déroulement du récit ne s’en trouve affecté. Dans le schéma [IV.I.1'], ces noeuds sont reliés par des flèches déterminées par des tests spécifiques reposant sur une causalité "naïve". Fayol donne un exemple de questions que peuvent poser de tels tests : "‘cet événement aurait-il pu se dérouler si cet état antérieur ou si cette action n’avait pas réalisé les conditions préalable  ?"’ (Fayol, 2000 : 187).

Après avoir réduit les deux supports auditifs à 16 SCN , ou, autrement dit ici, à 16 noeuds, nous sommes, tant dans le cas du PCR que dans celui de DAN, en présence de telles chaînes causales et nous pouvons satisfaire, pour chacun des événements sélectionnés, la question-test précédemment énoncée. En raison de ces similitudes, nous avons essayé d’adapter le schéma de Trabasso et Sperry (1985) aux deux récits étudiés ici, mais en raison de la profusion de relations conduisant à des figures bien trop confuses, nous avons préféré élaborer les tableaux 17 et 18 qui présentent alors clairement le faisceau de relations sous-tendant chacune des deux histoires. Les points inscrits dans certaines des cases des tableaux notent les relations causales existant entre les différentes SCN des textes à restituer. Par exemple, dans le PCR, il est évident que la SCN X, qui correspond à "Le PCR arrive à la maison de sa grand-mère est en relation avec la SCN I, qui correspond à "Le PCR doit aller rendre visite à sa grand-mère", d'où la présence du point à l'intersection de ces deux SCN.

Tableau 17 : Événements du PCR reliés par des relations causales.
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
Tableau 18 : Événements de DAN reliés par des relations causales.
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI

Pour les deux histoires, on peut noter que les relations causales prolifèrent du moment qu'a lieu la ruse de l'élément déclencheur (i.e. le mensonge du loup au sujet de la taille des chemins dans le PCR (SCN V) et le déplacement de la trappe par le renard dans DAN (SCN X)).

On constate également la présence d'une ligne de points à gauche de la diagonale grisée des tableaux — diagonale notant qu'un élément ne peut évidemment être en relation avec lui-même. Cette suite de points montre que, dans un récit, chaque élément est la conséquence directe du précédent et devient la cause de l'élément suivant.

Enfin, la présence de lignes de points notent que les histoires s'organisent autour de quelques SCN plus centrales : dans le cas du PCR, il s'agit de la ruse du loup (SCN V) et du fait que celui-ci dévore et la grand-mère (SCN VIII) et le PCR (SCN XIII) et, pour DAN, la ruse du renard (SCN X) et la chute de DAN dans le piège déplacé (SCN XIV) semblent décisives pour le récit. Le nombre de SCN avec lesquelles ces quelques SCN entretiennent des relations est tellement important qu'il serait absolument impensable de les supprimer : elles apparaissent comme le pivot du texte et leur probabilité de rappel serait, de ce fait, plus élevé (Trabasso et al., 1983).

En effet, il suffit de prendre l’exemple de la SCN VIII du PCR pour montrer que celle-ci entretient effectivement des liens étroits non seulement avec des SCN la précédant, mais également avec des SCN la succédant : le loup mange la grand-mère (SCN VIII) parce qu’il a rencontré le PCR (SCN III), que celui-ci lui a dit qu’il se rendait chez sa grand-mère (SCN IV), que le loup a alors mis en place un stratagème (SCN V) qui lui a permis d’arriver chez la grand-mère avant le PCR (SCN VI), et que, devant la porte de la maison de celle-ci, il a imité la voix du PCR (SCN VII). De même, le fait de manger la grand-mère (SCN VIII) est décisif pour la suite de l’histoire car cela permet au loup de se déguiser en grand-mère (SCN IX), de l’imiter (SCN XI) pour que le PCR ne le reconnaisse pas (SCN XII) et enfin de manger le PCR (SCN XIII).

La distribution des points dans les cases des tableaux n'a pas été manoeuvre aisée du fait de la difficulté d'interprétation des relations causales d'un récit, difficulté due, entre autres, aux processus d'inférence. En effet, nous venons de montrer que le loup peut manger la grand-mère et la mange (SCN VIII) en raison de toute une série de propositions antérieures et postérieures. Seulement, parmi les éléments précédant l'événement, nous avons longuement hésité à marquer un lien entre les SCN II (i.e. "Le PCR doit passer par la forêt pour aller voir sa grand-mère") et la SCN VIII (i.e. "Le loup mange la grand-mère"), par exemple. Nous ne l'avons finalement pas inscrit, les inférences nécessaires à la liaison des deux propositions étant trop nombreuses (i.e. si le PCR n'était pas passer par la forêt, elle n'aurait jamais rencontrer le loup qui n'aurait jamais su où habitait la vieille dame, etc.) mais nous sommes consciente de l'arbitrarité de notre décision. En outre, il existe aussi toute sorte de raisons extérieures au co-texte comme le fait que le loup a mangé la grand-mère tout simplement parce qu'il est loup...

En raison de cette abondance de relations causales (désormais RCC pour "Relation de Cause/Conséquence"), nous nous en tiendrons à leur étude et laisserons de côté, pour cette recherche au moins, les autres relations sémantiques pouvant unir les différentes propositions d'un texte narratif.

En outre, Fayol (2000), à la suite de Sperry et Sperry (1996), montre que si l'acquisition de la mise en oeuvre des RCC est précoce (i.e. avant l'âge de 5 ans), la mobilisation des structures capables d'en rendre compte à l'écrit relève d'opérations cognitives coûteuses dont la gestion s'élabore progressivement de 6 à 10 ans. Ces tranches d'âge correspondant à celles expérimentées dans le cadre de cette recherche, les analyses à venir s'annoncent intéressantes.

Cependant, il faut préciser que, sur la base du terrain causal où chaque élément est la conséquence d'un précédent et la cause d'un suivant, seulement certaines RCC sont exprimées explicitement et cette explicitation peut avoir lieu entre événements spatialement proches uniquement. On peut même aller plus loin et spécifier qu'un texte narratif se construit toujours sur une "toile de fond" causale mais peut très bien ne présenter aucune marque causale explicites, c'est-à-dire que ce ne sont pas les seuls marqueurs causaux explicites qui prennent en charge la dimension causale du récit. Cependant, ils y contribuent.